Un groupe d’économistes a cartographié les variations des déterminants du vote afin de mieux comprendre les processus politiques à l’origine de l’augmentation des inégalités de revenus.
Un groupe d’économistes a cartographié les variations des déterminants du vote afin de mieux comprendre les processus politiques à l’origine de l’augmentation des inégalités de revenus.
Grâce aux travaux d’économistes tels qu’Anthony Atkinson, Thomas Piketty et bien d’autres, nous disposons d’une image relativement précise des niveaux et des tendances en matière d’inégalité des revenus et des richesses dans le monde. Depuis la Grande Récession, le consensus croissant est que l’hyperconcentration des revenus et des richesses n’est pas un effet secondaire et regrettable d’une économie en croissance, mais la preuve que les processus d’égalisation, s’ils ont pu exister dans l’immédiate après-guerre, sont révolus depuis longtemps. Faute d’interventions politiques extraordinaires, il faut s’attendre à des niveaux insondables d’inégalité économique. À la lumière de ce diagnostic, les chercheurs ont porté leur attention sur les processus politiques et institutionnels qui intensifient (McCarty, Poole et Rosenthal 2008), atténuent (Thelen 2014) ou qui perturbent (Scheidel 2018) la distribution inégale des revenus et des richesses dans les sociétés capitalistes contemporaines.
Dans ce domaine, le rôle de la politique électorale dans la production et la reproduction des inégalités a fait l’objet d’une attention théorique et empirique considérable (par exemple, Roemer 1998, Bermeo 2008 ; pour une exception récente, voir Hacker et al. 2021). Un nouveau volume édité par un groupe d’économistes – parmi lesquels Thomas Piketty – s’ajoute à cette recherche en fournissant un compte rendu systématique de la relation entre les différences de statut socio-économique (SSE) et les différences dans les comportements électoraux de 50 pays différents. Pour chaque pays, les auteurs utilisent toutes les enquêtes électorales disponibles afin d’examiner si les citoyens dont le SSE est élevé votent différemment des citoyens dont le SSE est faible. Pour déterminer si le statut socio-économique est élevé ou faible, ils utilisent le niveau d’éducation, le revenu et, si possible, la richesse (variables de « classe » pour faire court). Pour tenir compte de l’inégalité des trajectoires de vie entre les groupes minoritaires et majoritaires, ils étendent également cette analyse à des catégories ethniques et raciales (catégories ‘d’identité’ pour faire court). Le produit final est un livre comprenant 20 chapitres spécifiques à chaque région et une longue liste de co-auteurs.
Chaque section spécifique à un pays commence par un aperçu du système de partis et de son évolution dans le temps. Le reste de l’analyse est une succession de graphiques longitudinaux qui ventilent les données de vote agrégées à la fois par blocs de vote de gauche et de droite et par variables de classe (revenu, éducation et richesse) ou catégories d’identité. Une attention particulière est accordée à la comparabilité de ces blocs et catégories dans le temps et entre les pays.
Qu’est-ce que les rédacteurs espèrent tirer au juste de cet exercice ? La réponse à cette question n’est pas si simple. D’une part, les auteurs s’efforcent de minimiser l’ambition de cet ouvrage, qu’ils présentent principalement comme un exercice descriptif basé sur des données imparfaites. De ce point de vue, la principale contribution du livre est de rassembler les informations existantes sur les variations longitudinales et transnationales des déterminants de classe et d’identité du vote. D’autre part, les auteurs soutiennent que ces variations nous apprennent quelque chose d’important sur la relation entre la politique et l’inégalité économique. Sous cet angle, ce livre est plus qu’un aperçu descriptif des variations des déterminants du vote : il utilise ces variations pour éclairer notre compréhension du rôle de la politique électorale dans la production et la reproduction de l’inégalité. J’aborde chaque angle à tour de rôle.
Le volet descriptif de l’ouvrage nous apprend que, dans la plupart des démocraties occidentales (avec quelques exceptions intéressantes comme le Portugal et l’Irlande), les citoyens éduqués, qui votaient auparavant pour les partis de droite, votent désormais pour les partis de gauche, tandis que les personnes à haut revenu/richesse votent toujours pour les partis de droite (voir la figure 1 ci-dessous pour la France). Nous apprenons également que l’écart entre les sexes s’est inversé dans les démocraties occidentales, les femmes passant d’un vote plus élevé pour la droite à un vote plus élevé pour la gauche. Ces tendances semblent essentiellement limitées aux « vieilles » démocraties : dans les chapitres consacrés aux démocraties non occidentales, on nous parle de l’absence d’un bloc de vote de gauche en Europe de l’Est, des variations du chevauchement entre l’ethnicité et la classe dans les « nouvelles » démocraties ethniquement divisées, et de l’existence de pays dont les tendances électorales ne présentent aucune structure discernable.
Figure 1. France : Un renversement du gradient d’éducation dans un contexte de stabilité des gradients de revenu et de richesse
L’exercice de cartographie des variations des déterminants du vote est assez courant en science politique. Si ce livre est principalement un exercice descriptif, je ne vois pas très bien ce qu’il ajoute à l’ensemble des études existantes, si ce n’est une synthèse bienvenue des preuves, accessible à un public français, et le partage généreux des données.
Les chercheurs familiers de cette recherche pourraient donc préférer négliger ce volume et se tourner vers leurs propres étagères ou dossiers d’ordinateur pour se rafraîchir la mémoire sur les raisons des changements dans le vote de classe en Europe et aux États-Unis (Ford et Jennings 2020 ; Kitschelt et Rehm 2019 ; Oesch 2013), la relation entre l’État providence et l’écart croissant entre les sexes dans les démocraties occidentales (Iversen et Rosenbluth 2010), l’importance du séquençage pour comprendre les particularités des systèmes de partis d’Europe de l’Est (Pop-Eleches 2008), le facteur structurel qui façonne la relation entre l’ethnicité et le vote (Huber et Suryanarayan 2016) ou l’impact sur le comportement électoral de l’échec de l’institutionnalisation des systèmes de partis en Amérique latine (Lupu 2016) [1].
Cependant, cet ouvrage ne se contente pas de mettre en évidence des modèles qui ont été examinés de manière plus approfondie par d’autres. Comme nous l’avons mentionné précédemment, il cherche également à relier ces tendances à un programme de recherche plus large sur la politique électorale et l’inégalité. Cela n’avait pas été fait avec autant de force jusqu’à présent : la plupart des études identifient les facteurs à l’origine de l’évolution des tendances électorales et, au mieux, discutent brièvement des implications pour l’inégalité des revenus dans la conclusion. Ce volume, en revanche, a les yeux rivés sur le prix, c’est-à-dire sur la théorie globale. Dès lors, comment la mise en correspondance des tendances électorales avec les variables de classe et les catégories d’identité améliore-t-elle au juste notre compréhension du rôle de la politique électorale dans la production et la reproduction de l’inégalité ?
L’expérience des démocraties occidentales dans la période de l’après-guerre semble fournir un point de référence. En effet, une partie du déclin de l’inégalité des revenus entre 1945 et le début des années 1980 a été attribuée à des coalitions politiquement influentes (coalitions de partis et de groupes d’intérêt) soutenues par des électeurs à faible revenu et peu qualifiés (Przeworski et Sprague 1988, Korpi 2006). En retraçant les changements dans le gradient de classe électorale, les éditeurs visent à saisir comment ces coalitions ont évolué dans le temps, et si elles existent ou ont existé dans les nouvelles démocraties.
L’un des principaux postulats est que les politiques électorales structurées en fonction des revenus et des classes sociales sont plus susceptibles de favoriser des réponses politiques égalitaires à l’augmentation des inégalités. D’où vient ce postulat ? Les auteurs s’appuient explicitement sur un concept clé de la science politique, le concept de clivage politique.
Dans les années 1960, Lipset et Rokkan, cherchant à expliquer les similitudes et les différences entre les systèmes de partis, ont proposé le concept de clivage politique, c’est-à-dire une situation dans laquelle les divisions politiques, sous la forme de partis concurrents, reflètent et articulent les divisions sociales existantes. Ils ont identifié plusieurs types de clivages politiques. L’un d’entre eux trouve son origine dans la construction de l’État et oppose l’État central aux communautés périphériques, se transformant souvent en un conflit politique entre l’État central et une église supranationale. Un autre, né de la révolution industrielle, a donné lieu à un clivage urbain/rural, qui s’est ensuite transformé en un clivage travailleurs/employeurs. Les conflits entre les travailleurs et les employeurs, ou entre les laïcs et les défenseurs de l’Église étaient ancrés dans les identités collectives et les organisations de base liées aux principaux partis.
Une hypothèse clé de ce livre est que, en examinant les déterminants du vote, on peut identifier les formes de gouvernement (polities) dans lesquelles les divisions politiques – telles que cristallisées par le système des partis – reflètent et articulent les divisions sociales économiques et matérielles. L’absence ou le déclin du gradient de classe est interprété comme la preuve (préliminaire) d’une polarité dans laquelle les inégalités économiques ne sont plus au cœur des programmes et des stratégies électorales des partis, et donc d’un contexte politique défavorable à la traduction des coûts économiques de l’inégalité croissante des revenus en politiques plus égalitaires. Développons cette dernière affirmation.
Comme le soutenait Schumpeter il y a plus d’un demi-siècle, les électeurs sont des preneurs de décision et non des décideurs : ils ne comptent qu’en tant qu’agents capables de choisir entre les options qui leur sont proposées par les élites en compétition pour l’élection (Schumpeter 1950). Comme le disent Sniderman et Bullock (2004) (voir également McCarty, Poole et Rosenthal 2008), plus ces options sont distinctes et contrastées en termes, par exemple, d’imposition progressive et de redistribution des revenus, plus il est facile pour les électeurs de « trier » en fonction de leur intérêt matériel, augmentant ainsi le pouvoir prédictif des variables de classe pour le vote. En d’autres termes, l’absence de corrélation entre le vote d’une part, et le revenu ou la richesse d’autre part, peut être interprétée comme une preuve que les partis politiques existants ne sont pas en concurrence pour offrir des interprétations et des solutions politiques contrastées aux griefs économiques existants. En l’absence de ces derniers, les griefs économiques ne trouvent pas d’expression politique et de traduction politique. En outre, en l’absence de politisation, ces griefs sont susceptibles de rester latents (Lukes 2004). Dans ce contexte, il est plus probable que l’augmentation de l’inégalité des revenus reste incontrôlée.
Pour autant que je sache, les rédacteurs s’inscrivent grosso modo dans le cadre décrit dans les paragraphes précédents, mais en mettant nettement l’accent sur l’amélioration massive de l’éducation, un point que j’aborderai plus loin dans cette revue. Comme vous pouvez le constater, ce cadre théorique (essentiellement implicite) est assez élaboré et repose sur de nombreuses hypothèses. Cela signifie également qu’il peut être remis en question de nombreuses façons. Par exemple, si je suis favorable à l’objectif d’identifier quand et où les clivages politiques reflètent et articulent les inégalités économiques, je suis moins convaincue que la stratégie de mesure utilisée dans ce livre soit aussi informative que ses auteurs le prétendent. Des tentatives similaires en science politique ont tendance à préférer des stratégies de mesure qui sondent directement les processus décrits ci-dessus au lieu de faire l’hypothèse forte qu’ils façonnent les variations des déterminants du vote. Par exemple, les chercheurs peuvent utiliser l’analyse de texte des journaux et des programmes des partis pour saisir les changements dans ce que les politologues appellent la « saillance des questions » (c’est-à-dire la fréquence à laquelle on parle d’inégalité et de redistribution par rapport à d’autres questions et de quelle manière) (par exemple, Kriesi et al. 2012a, b ; O’Grady 2021). Une autre pratique courante consiste à suivre l’évolution de ce que l’on appelle le « vote par enjeu », afin de saisir la mesure dans laquelle des questions orthogonales divisent les groupes de classe entre les blocs de vote (Haüsermann et Kriesi 2011 ; Tiberj 2013). Ce dernier type d’analyse nécessite des données d’enquête approfondies sur les préférences politiques.
Pour l’instant, laissons de côté les questions de mesure et d’interprétation et supposons 1) que le type de données électorales utilisé dans cet ouvrage est révélateur de l’évolution des clivages politiques et 2) qu’un clivage politique reflétant les divisions socio-économiques est plus favorable aux solutions égalitaires à l’inégalité croissante. En supposant que les points 1) et 2) se vérifient, quelle est la contribution (très provisoire) de cet ouvrage à notre compréhension de la relation entre la politique électorale et l’inégalité ? C’est la partie de l’ouvrage qui m’enthousiasme le plus : il s’agit d’une perspective nouvelle et ambitieuse sur un programme de recherche très important.
Une contribution importante de ce volume est d’attirer l’attention sur la trajectoire particulière des « vieilles » démocraties. Rappelons que le principal résultat est une inversion de la relation entre le vote et le niveau d’éducation, parallèlement à un gradient de revenu et de richesse relativement stable. Ce schéma est limité à ce groupe spécifique de pays.
Si l’inversion de l’éducation est bien connue, le gradient de revenu relativement stable n’est pas communément reconnu. Cette dernière constatation est le résultat de l’optique résolument matérialiste de l’ouvrage, ce qui est très apprécié, même si l’on peut s’y attendre de la part d’un groupe d’économistes français. En science politique, l’inversion de l’éducation est surtout discutée comme un symptôme de la montée en puissance d’une deuxième dimension non économique du conflit politique opposant les ‘libertaires cosmopolites’ (“cosmopolitan libertarians”, qui se trouvent être éduqués) aux « autoritaires paroissiaux » (“parochial authoritarians”, qui se trouvent être moins éduqués). Ce débat a, au mieux, perdu la notion de revenu et de richesse, et au pire, pris une tournure anti-matérialiste peu utile (surtout dans la science politique américaine). Ce livre fournit donc des munitions supplémentaires aux chercheurs qui ne sont pas à l’aise avec le ‘tournant culturel’ dans le comportement politique comparé ou la tendance à opposer les facteurs culturels aux facteurs économiques.
L’accent mis sur un modèle de convergence limité aux démocraties occidentales constitue la deuxième contribution de ce volume. La convergence, malgré les différences transnationales, dans les diverses formes de capitalisme, les États-providence et les institutions politiques mérite plus d’attention qu’elle n’en a reçu jusqu’à présent. M’a paru également stimulante l’interprétation fournie par les éditeurs – et proposée pour la première fois par Piketty dans un document de travail.
Mes derniers commentaires porteront sur la discussion de cette interprétation. Pour cela, je m’appuierai également sur ce document de travail, qui se concentre sur la France, la Grande-Bretagne et les États-Unis et constitue la base des chapitres 1 et 2 du volume édité.
Thomas Piketty interprète l’inversion du gradient d’éducation et la stabilité du gradient de revenu/de richesse (voir figure 1) comme la preuve que « chacune des deux coalitions gouvernementales qui alternent au pouvoir tend à refléter les points de vue et les intérêts d’une élite différente (élite intellectuelle contre élite économique) » (« each of the two governing coalitions alternating in power tends to reflect the views and interests of a different elite (intellectual elite vs business elite »). Plus précisément, la gauche est devenue le parti de l’élite intellectuelle, tandis que la droite reste le parti de l’élite économique. Cela suppose – raisonnablement – que les dirigeants politiques sont plus sensibles aux électeurs des classes moyennes et moyennes supérieures. Si la droite représente les riches en actifs et la gauche les riches en éducation, alors on peut s’attendre à ce que les politiques qui bénéficient à la classe ouvrière soient d’une importance limitée.
Cette interprétation, au lieu de se concentrer sur ceux qui, en bas de l’échelle, « votent contre leur intérêt » [2], déplace utilement l’attention vers ceux qui sont en haut de l’échelle. Notez que la montée de l’élite intellectuelle est bien documentée par les chercheurs qui étudient comment l’expansion des soins de santé, de l’enseignement supérieur et de l’État régulateur en général, a affecté la structure de classe des pays postindustriels (par exemple, Oesch 2013, Beramendi et al. 2015). Cette ligne de travail documente l’émergence d’une classe d’électeurs éduqués qui s’identifient aux partis sociaux-démocrates en raison de leurs valeurs sociales et de leurs liens avec la masse salariale de l’État.
La contribution de Piketty consiste à étoffer les implications politiques d’un tel pluralisme des élites. Plus précisément, son cadre complète utilement la littérature existante, qui interprète le renversement de l’éducation comme la preuve d’un nouveau clivage politique opposant les gagnants de la mondialisation aux perdants. Cette littérature néglige les différences entre les gagnants, selon qu’ils sont riches en éducation (gagnants de la nouvelle économie de la connaissance soutenue par l’investissement public) et/ou riches en actifs (gagnants de la mondialisation, de la hausse des prix de l’immobilier et de la financiarisation).
Quelles sont les différences entre les préférences politiques de l’élite intellectuelle et celles de l’élite économique ? En termes simples, chacune souhaite des politiques qui augmentent la valeur monétaire et sociale de son principal atout : un mélange de politiques économiques « néolibérales » au sens large pour l’élite économique et d’investissements dans l’économie de la connaissance (par exemple, davantage de dépenses dans l’éducation) pour l’élite intellectuelle [3].
Là encore, cet argument fait écho à une ligne de travail florissante en science politique, récemment résumée dans Beramendi et al. (2015) (voir également Garritzmann, Busemeyer et Neimanns (2018) et Haüsermann et al. (2019)). Ce groupe de chercheurs a fait un zoom sur les préférences politiques des électeurs instruits de la classe moyenne et supérieure (l’ « élite » intellectuelle de Piketty) et montre qu’ils sont favorables à l’investissement public dans le développement du capital humain, c’est-à-dire à des politiques qui élargissent les possibilités d’éducation à tous les niveaux – de la crèche publique et de l’éducation préscolaire de haute qualité au financement public généreux de l’enseignement supérieur et aux ressources abondantes pour la formation des adultes. Selon cette ligne de travail, ce groupe d’électeurs semble plus circonspect lorsqu’il s’agit de politiques de consommation sociale, qui désignent les traditionnelles politiques de transfert passif de revenus qui augmentent les revenus de la classe ouvrière.
Dans mes propres travaux, j’ai moi-même constaté que l’éducation augmente la confiance dans l’économie de marché et sa capacité à récompenser l’effort et le talent. Pour attirer et conserver ces électeurs, les partis sociaux-démocrates ont redéfini leur conception de la justice sociale. Dans sa formulation précédente (avant les années 1990), la justice sociale devait être réalisée en permettant à l’État d’intervenir pour compenser l’incapacité inhérente du capitalisme à assurer une répartition équitable des revenus et des richesses. Aujourd’hui, la justice sociale doit être effectuée par des investissements publics dans la formation du capital humain et l’innovation technique, des réductions d’impôts favorables à l’investissement et un marché du travail plus flexible assorti de généreux transferts de chômage. En d’autres termes, le rôle des partis sociaux-démocrates est de promouvoir l’équité et non l’égalité. Dans cette perspective, la capacité des institutions de marché à traduire les efforts en récompenses est supposée. Le rôle du gouvernement est de s’assurer que la réglementation gouvernementale n’interfère pas avec ce mécanisme et que chacun puisse acquérir les compétences les plus récompensées sur le marché du travail (Cavaillé 2021).
Alors que les travaux existants se concentrent sur l’impact de cet électorat sur la réforme de l’État-providence (ce qui est en train d’être fait), la contribution de Piketty consiste à faire un zoom arrière pour le lier à l’augmentation des inégalités (ce qui n’est pas fait). Il souligne comment, si la compétition politique est centrée sur les intérêts matériels (à la fois en termes de revenus et de statut social) de deux groupes d’élites, il n’y a aucune raison d’espérer des politiques perturbatrices. Le mieux que l’on puisse espérer est une amélioration de la mobilité sociale, par le biais d’une augmentation des dépenses d’éducation, et non une réduction des inégalités par la redistribution des revenus et des richesses.
En supposant que l’on soit d’accord (et je pense que c’est mon cas) pour dire que la montée d’un système à élites multiples contribue à écarter les politiques de redistribution de l’agenda politique, qu’est-ce qui explique alors l’émergence de ce type de système de partis et pourquoi cela se produit-il dans la plupart des démocraties occidentales ?
Selon l’interprétation de Piketty, la qualification massive de la main-d’œuvre est le candidat le plus probable. En outre, elle a eu lieu dans la plupart des démocraties occidentales, ce qui explique potentiellement les modèles de convergence. Comment alors quelque chose d’aussi bon sur le papier peut-il devenir aussi mauvais dans la pratique ? Piketty propose une explication fataliste. L’éducation de masse, affirme-t-il, est un programme politique « naturellement inclusif et égalitaire » jusqu’à un certain point : « une fois que tout le monde a atteint l’école primaire et secondaire, les choses sont sensiblement différentes », car il est « difficile d’imaginer une situation où la totalité d’une génération devient diplômée de l’université. » Plus d’éducation, pour dire les choses simplement, génère de nouveaux types d’inégalités qui pourraient être plus permanentes car plus faciles à « justifier ».
Ce raisonnement semble fortement influencé par le contexte français, dans lequel de nombreux diplômés de l’université exercent des professions qui ne nécessitent pas de diplôme universitaire. Paradoxalement, le débat aux États-Unis est très différent : selon un point de vue commun, la hausse des inégalités est due à une offre insuffisante de diplômés universitaires (voir Goldin et Katz (2009), et David, Goldin et Katz (2020) pour une mise à jour). Malgré ces contradictions, l’accent mis sur l’amélioration massive des compétences est un ajout bienvenu à un débat qui se concentre généralement sur les griefs culturels, qu’ils soient liés à des facteurs économiques (Kriesi et al. 2012) ou à la diversité ethnique (Norris et Inglehart 2019).
Il convient de noter que l’interprétation de la convergence est une affaire délicate. Dans les démocraties représentatives, seuls quelques partis se forment et seules quelques divisions politiques peuvent être saillantes à une période donnée. Cela suggère un environnement enclin à l’équifinalité : des processus sociaux distincts produisent le même type de résultats observables, en partie parce que la liste des résultats observables possibles est relativement courte. Un examen rapide de la politique électorale en Grande-Bretagne et aux États-Unis va dans ce sens. Pour dire les choses simplement, ces deux pays ont connu des types très différents de dynamiques « du côté de l’offre » : les partis se sont polarisés aux États-Unis et dépolarisés en Grande-Bretagne, mais dans les deux pays, Piketty trouve le même modèle d’élite multipartite sous la forme d’un renversement de l’éducation et d’un gradient stable de revenu/richesse. Faut-il en conclure que les mêmes processus sont en jeu des deux côtés de l’Atlantique ?
En fin de compte, ce volume offre un point de vue rafraîchissant sur une question importante, en fournissant de nouvelles interprétations de modèles bien documentés et en mettant en lumière des modèles moins connus. La prochaine étape consiste à aller au-delà des enquêtes électorales. Piketty et son équipe semblent disposer des ressources, des réseaux et de l’appareil théorique nécessaires à cette fin.
par , le 17 février 2022
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Charlotte Cavaillé, « Pourquoi les partis sociaux-démocrates n’exproprient plus les riches », La Vie des idées , 17 février 2022. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Pourquoi-les-partis-sociaux-democrates-n-exproprient-plus-les-riches
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[1] Observons que, d’après les notes de bas de page du livre, il ne s’agit pas d’un cas où les économistes n’ont pas su lire les politologues. Cela implique quelques paragraphes maladroits (surtout dans les chapitres 1 et 2) dans lesquels les auteurs reconnaissent à la fois le travail considérable effectué sur le sujet et affirment que l’on en sait peu.
[2] Voir par exemple What is the Matter With Kansas de Thomas Frank.
[3] Toute personne familière de la politique française reconnaîtra certaines parties du programme politique d’Emmanuel Macron, qui a attiré le « type éduqué » et (avec l’aide de quelques scandales à droite et de partis insurgés à gauche) a entraîné une défaite électorale massive pour les principaux partis de centre-gauche et de centre-droit. Connaissant l’engagement politique de Piketty au sein du Parti socialiste français, ces chapitres se lisent comme un effort pour situer l’expérience française dans un contexte plus large.