Recensé : Bill Bishop, Robert G. Cushing, The Big Sort. Why the Clustering of Like-Minded America Is Tearing Us Apart, Boston, Houghton Mifflin, 2008.
Le livre de Bill Bishop et Robert Cushing est une analyse sur la répartition géographique des électeurs républicains et démocrates aux États-Unis [1]. Il aborde par un angle relativement peu utilisé un débat ancien dans la science politique américaine autour de la polarisation idéologique et de ses causes. Son point de départ est la tendance – récente selon lui – des Américains à se regrouper en communautés d’orientation similaire. Il part du constat selon lequel un plus grand nombre d’Américains vivent maintenant dans des comtés où les élections présidentielles ont vu la victoire de l’un des candidats avec plus de 20 points d’avance sur son rival – ce que les auteurs dénomment les « landslide counties ». Ce phénomène, rare en 1976 (l’année d’élection de Carter est l’année de référence choisie dans le livre), est maintenant commun : cela correspondait à un quart des Américains en 1976 et à presque la moitié aujourd’hui (p. 6) [2]. Le constat est indéniable et les arguments mobilisés pour le justifier sont un heureux mélange entre l’anecdotique (la troisième partie par exemple) et le registre universitaire (psychologie, démographie, science politique). Le livre est en effet le fruit d’une collaboration entre un journaliste, Bill Bishop, et un sociologue de l’université du Texas, Robert Cushing, qui, tous deux, ont réussi à concilier références académiques et aisance de l’écriture. Il constitue une synthèse tout à fait intéressante sur un sujet qui occupe les politistes depuis plusieurs décennies, celui de l’antagonisme partisan croissant qui caractérise la vie politique américaine ; une notion qui recouvre à la fois la division en pôles séparés et antagonistes, mais aussi une certaine homogénéité au sein de ces pôles. Pour les auteurs, les Américains tendent à se regrouper en fonction d’affinités de mode de vie, ce qui, en dernier ressort, expliquerait la montée de la polarisation politique dans le pays.
Homogénéité sociale, polarisation électorale
Si le grand public a visualisé la polarisation avec l’adoption par les médias des cartes électorales en rouge (républicain) et bleu (démocrate) lors de la campagne de 2004, le phénomène est beaucoup plus ancien. On peut aisément le faire remonter aux années 1960 avec la redéfinition idéologique du Parti républicain. L’engagement conservateur du GOP (Grand Old Party) et la mise en œuvre de la stratégie sudiste, sous l’impulsion de Barry Goldwater et de Richard Nixon, firent du parti un véhicule de plus en plus homogène des valeurs de la droite. L’élection de 2004 a constitué un sommet de cette évolution, comme en témoignèrent l’intensité des débats et la mobilisation électorale. Mais on se souvient aussi de la répartition géographique entre États républicains et démocrates : ces derniers l’emportèrent sur les côtes Est et Ouest ainsi que dans les grands centres urbains du Midwest ; le reste du pays, en revanche, soutenait les Républicains. Ce clivage géographique, saisissant, est l’objet du livre de Bishop et Cushing. Mais ces derniers s’intéressent aux développements locaux et non pas nationaux, ce qui renforce l’intérêt de l’ouvrage car il montre la complexité des évolutions électorales américaines, trop souvent ramenées à des simplifications au niveau national. Or les logiques qui sous-tendent la vie politique sont éminemment locales et nécessitent de se pencher sur la répartition territoriale des citoyens, qui a toute son importance au sein d’un système fédéral – la première partie s’intitule d’ailleurs « The Power of Place ».
L’argument de Bishop et Cushing consiste à dire que les États-Unis sont entrés dans un processus de self-sorting, qui repose sur le libre choix individuel de définir son lieu de résidence en fonction de ses valeurs personnelles et d’un certain mode de vie. Le mouvement est d’autant plus saisissant que 5 % des Américains déménagent vers un autre comté tous les ans, soit 100 millions de personnes entre 2000 et 2008 (p. 5) [3]. Ainsi, depuis le milieu des années 1970, les Américains choisissent de vivre avec des gens qui partagent leurs valeurs, leur vision du monde, leurs modes de vie, et, en dernière instance, leurs options politiques. Même si ce processus n’a pas pour cause première l’engagement politique, ses conséquences, elles, sont clairement de cette nature. Ce mouvement s’inscrit dans le prolongement de ce que les sociologues dénomment le « White Flight », lorsque les populations blanches quittent certains quartiers des villes pour former des communautés homogènes, le plus souvent dans des banlieues [4] – on parle alors ni plus ni moins que d’une nouvelle forme de ségrégation, volontaire et individuelle cette fois. Ce processus crée des poches d’électeurs qui ont un profil politique similaire. Cette homogénéité a des conséquences politiques directes : elle favorise la polarisation en facilitant la surenchère idéologique des candidats, notamment pour les élections à la Chambre des Représentants. En effet, face à un électorat relativement homogène, la contrainte électorale change de nature. Le titulaire n’a pas à craindre l’adversaire de l’autre parti, mais bien celui qui vient le défier au sein de son propre parti lors des primaires. Et ce challenger va lui-même jouer la carte de la surenchère en se présentant comme plus proche des valeurs des électeurs et dénonçant les compromis effectués par le titulaire. La tactique est d’autant plus prometteuse que les électeurs participant aux primaires sont par définition beaucoup plus motivés par les valeurs que les électeurs médians.
Le processus ainsi décrit a comme avantage de relativiser l’explication classique avancée pour expliquer la polarisation. L’argument ordinaire dénonce le « gerrymandering » partisan comme source essentielle de la confrontation partisane. Or Bishop et Cushing mettent en avant un argument social sans lien direct avec les modifications institutionnelles. Ils relativisent donc la thèse de la manipulation du redécoupage électoral (redistricting) – p. 28 à 31. Il est pourtant vrai que cette dernière est extrêmement visible car elle a les apparences du bon sens [5]. Depuis les décisions de la Cour Suprême dans les années 1960 (Wesberry v. Sanders, Reynolds v. Sims, et surtout Baker v. Carr en 1962), les États ont rééquilibré les circonscriptions qui, historiquement, favorisaient les campagnes sur les villes. Depuis lors, au fur et à mesure des évolutions politiques, de nombreuses circonscriptions sont ainsi devenues des concentrés de groupes minoritaires (on parle de « majority-minority districts ») généralement favorables aux Démocrates. À l’inverse, d’autres circonscriptions sont devenues plus homogènes d’une autre façon, en devenant républicaines. Ainsi, les élus à la Chambre des Représentants font face à des électorats homogènes politiquement (on parle alors de safe seats) : le taux de réélection à la Chambre dépasse allègrement les 90 %. Le problème avec cet argument, c’est qu’il ne correspond pas à la réalité de l’évolution partisane des circonscriptions. Bishop et Cushing utilisent à bon escient le travail d’Alan Abramovitz et de ses collègues qui, dans un article de PS : Political Science and Politics, ont étudié les effets partisans du redécoupage électoral en 1980, 1990, et 2000. Or, d’après ces politistes, le nombre de sièges « sûrs » (définis comme ayant des majorités de plus de 20 % en faveur d’un ou de l’autre parti pendant les présidentielles) a peu varié : il passe par exemple de 201 à 203 en 2000, mais il diminue après le redécoupage de 1980 [6]. Bishop et Cushing soulignent alors que la polarisation des circonscriptions s’est déroulée entre les redécoupages, et non pas juste après. Le phénomène est donc plus graduel et plus social. Il ne réside pas dans un changement institutionnel abrupt.
Un risque de fragmentation ?
Mais de quel phénomène social parle-t-on ? Tout l’intérêt du livre réside dans cette mise en parallèle entre des évolutions que l’on ne songe pas a priori à corréler : les choix de vie les plus personnels (à commencer par le choix de résidence) et le vote. Mais cette intuition est porteuse de ses propres fragilités. À commencer par l’échelle d’analyse choisie. Qu’il y ait un processus de concentration géographique et d’homogénéisation est certes une hypothèse intéressante, mais à quelle échelle se manifeste-t-elle ? L’État ? Le comté ? Le district ? La ville ? Le processus décrit dans le livre se produit en fait à différents niveaux, et selon des critères variables. Ainsi, on peut aisément dire que la Californie se divise entre une côte pacifique démocrate et un arrière-pays républicain [7], mais chaque comté a aussi ses propres divisions, de même que chaque ville, voire chaque quartier. Le livre passe alternativement de l’un à l’autre, transformant ainsi une intuition séduisante en approximation scientifique. Les auteurs prennent aussi le phénomène de la polarisation idéologique comme étant un fait incontestable, sans tenir compte du débat qui anime la science politique sur ce point. Les références au travail de Morris Fiorina, par exemple, sont beaucoup trop rapides (p. 25-28). Dans son ouvrage de 2004, Culture War. The Myth of a Polarized America (rédigé avec Samuel J. Abrams et Jeremy C. Pope), il montrait comment le phénomène de la polarisation est caractéristique des élites politiques, et non pas de la vaste majorité des Américains, pour qui un consensus sur des questions essentielles est facilement identifiable. Le Big Sort prend le contrepied de cet argument mais sans véritablement se confronter à la thèse de Morris Fiorina.
Cette observation conduit à une critique plus générale de l’ouvrage : peut-on parler d’un phénomène qui « déchire » (tear apart) les Américains ? L’exagération journalistique affleure dans le choix du sous-titre. Surtout si l’on prend un tant soit peu de recul historique. L’Amérique a toujours été une nation connaissant des divisions entre communautés – les plus évidentes étant raciales. Un ouvrage aussi connu que celui de Robert H. Wiebe, The Search for Order, 1877-1920 (1966), définissait d’ailleurs les États-Unis comme une série de « communautés insulaires » (island communities). À la fin du XVIIIe siècle, Benjamin Franklin se plaignait déjà dans ses lettres d’entendre plus parler allemand qu’anglais dans les rues de Philadelphie. La vague migratoire de la fin du XIXe et du début du XXe a bien entendu démultiplié ce phénomène. De ce point de vue, l’évolution actuelle décrite dans le Big Sort apparaît bien modeste et semble bien loin de fragmenter les États-Unis. Les publications de tous ordres sur le thème des Disunited States sont légions, mais il y a fort à parier que les forces centrifuges, créatrices de consensus, soient bien plus fortes que le risque de fragmentation décrit dans le Big Sort.
Pour citer cet article :
François Vergniolle de Chantal, « Pourquoi les Américains votent-ils comme leurs voisins ? »,
La Vie des idées
, 11 mars 2010.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Pourquoi-les-Americains-votent-ils
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