Ce texte reprend une version plus courte déjà publiée par les mêmes auteurs sous le titre « Une évaluation transparente et collégiale », dans Le Monde, 6 Février 2009. Adresser toute correspondance à Grégoire Mallard.
Nous, professeurs formés en France, vivons par choix, en Amérique du nord, dans ce monde universitaire qui sert, dans le discours des décideurs, de modèle à la réforme. Nos universités sont « autonomes ». Nous sommes évalués par des comités strictement internes à notre université, où siègent nos pairs et qui décident de notre titularisation (tenure) après une période de 6 à 9 ans, la promotion la plus importante pour notre carrière. Pour prendre cette décision, nos pairs évaluent la qualité de notre recherche en fonction de critères qualitatifs, notamment en lisant nos travaux et en collectant les jugements écrits envoyés par des universitaires du même champ de recherche que nous mais travaillant dans d’autres institutions. Nous sommes donc évalués à la fois par nos collègues les plus proches, mais aussi par ceux qui sont les spécialistes de notre domaine de recherche. Ces deux modalités d’évaluation garantissent une procédure juste à plusieurs niveaux : notre engagement au sein du collectif que constitue notre département est évalué par ceux et celles qui ont pu directement l’observer (ils et elles disposent également des évaluations que nos étudiants donnent chaque année de notre enseignement), et la qualité scientifique de notre travail (et non seulement sa quantité) est évaluée par ceux et celles qui sont les plus susceptibles de la connaître de façon détaillée et de pouvoir mesurer son apport à la recherche existante [1].
Nous ne craignons pas non plus, de ce côté-ci de l’Atlantique, de savoir que c’est le président de notre université qui décide en dernière instance de notre embauche et de notre progression de carrière, car ses décisions ne font le plus souvent qu’avaliser celles prises par les instances collégiales. Cette préséance, informelle, donnée au choix des assemblées départementales sur la hiérarchie purement administrative, malgré le pouvoir exécutif concentré dans les mains des présidents d’université, s’explique par la relation de confiance qui existe entre les différents acteurs du processus et en particulier en ce qui concerne le jugement scientifique émanant des pairs réunis au sein d’un même département généralement organisé sur la base d’une même discipline (mais pas toujours). Le jugement par les pairs constitue en effet la pierre angulaire du système universitaire nord-américain et la traduction concrète du principe de liberté scientifique.
Pourquoi, alors que la réforme actuelle se propose d’aligner la France sur ce modèle nord-américain, nos collègues français craignent-ils le pire ? C’est qu’entre le modèle et son application, il peut y avoir un gouffre selon les universités. Gouffre d’autant plus grand par rapport aux attentes qu’il n’est pas précisé si les universités françaises s’inspireront du modèle managérial qui se diffuse de la Grande-Bretagne à l’Europe, ou du modèle collégial nord-américain.
Les travers du recrutement à la française vus depuis l’Amérique du Nord
En France, le système précédent avait ses défauts. Certains de nos collègues travaillent dans des universités dont les procédures de décision collective sont opaques. Dans ces universités-là tout particulièrement, nos collègues français redoutent de ne pas avoir leur mot à dire sur la définition des critères d’évaluation qui seront retenus aussi bien pour l’évaluation de leur « performance » que pour celle des futur-es candidat-es au recrutement dans leurs départements. Comment s’assurer que c’est la collégialité, la responsabilité collective, et le travail en commun qui vont l’emporter sur les anciennes pratiques d’opacité et de népotisme, là où elles avaient cours ?
L’opacité est évitée en Amérique du Nord au niveau du recrutement car nous sommes embauchés après un vote collégial, le plus souvent à l’unanimité, mais parfois à la majorité, de l’ensemble des enseignants chercheurs de notre discipline réunis au sein du département que nous intégrerons. Notre embauche engage donc la responsabilité de chacun et de tous. De ce fait, la progression professionnelle de chacun et chacune (l’obtention de la titularisation par exemple), constitue un enjeu non seulement pour la personne concernée mais aussi pour l’ensemble du département. Cette spécificité a été ignorée par le gouvernement lorsqu’il a réformé les commissions de spécialistes chargées de s’occuper des recrutements, et cela n’est pas fait pour rassurer nos collègues français.
La loi sur la responsabilité des universités (LRU) prévoit en effet des comités de recrutement à géométrie variable (entre 8 et 24 personnes), rendant ainsi possible des recrutements effectués par un peu plus d’une poignée de personnes, choisies ou avalisées par le président d’université. La réforme laisse donc les universités choisir si elles s’orienteront vers un modèle collégial (à supposer qu’un département compte moins de 24 personnes), ou pas. Or, étant donné les pratiques existantes, on peut gager que ce n’est pas le modèle collégial qu’elles imposeront. Ainsi, la réforme laisse ouverte la possibilité que les futures recrues intégreront leur département sans que la majorité des enseignants-chercheurs qui y travaillent déjà aient eu la chance de participer à la décision –autrement que de façon informelle et par le biais de politiques de couloirs et d’influence. Ils n’auront pas la possibilité d’entendre les différents candidats exposer leurs recherches et leurs résultats scientifiques, ni de débattre entre eux des critères d’évaluation des dossiers dans le contexte précis de cette embauche, de sa conformité avec l’identité du département ou ses besoins.
Au contraire, dans un département nord-américain, chaque recrutement est l’occasion pour la vingtaine, voire la trentaine de collègues, suivant la taille du département, de débattre de l’avenir collectif de leur département et de ses règles de fonctionnement, ce qui permet à chacun de se sentir solidaire des décisions prises par la suite. Ce processus contribue à faire du département une unité de décision souveraine, qui ne pourra être remise en cause par l’administration centrale qu’en cas de violation de procédure (par exemple, dans le cas quasi inimaginable ici d’un recrutement « local », c’est-à-dire d’un doctorant formé dans le département qui le recrute immédiatement, ou peu de temps, après sa thèse). Et c’est cette souveraineté dans la décision collective qui crée la collégialité et le sentiment d’une responsabilité et d’un avenir commun. À chaque recrutement ce sont les objectifs du département, ses missions, ses priorités qui sont discutées, contribuant ainsi à forger une identité collective et le sentiment, pour chacun, d’avoir une prise sur son contexte de travail et sur l’institution dont il fait partie.
On ne peut pas ignorer d’autres travers que la LRU ignore. En Amérique du Nord, les trois ou quatre candidats qui ont été sélectionnés pour passer l’oral de recrutement sont évalués chacun pendant un ou deux jours pleins (l’université qui recrute prend bien sûr à sa charge tous les frais de transport et d’hébergement du candidat). En effet, aux États-Unis, le candidat, outre la présentation critique qu’il fait de ses résultats pendant une heure et demie devant l’ensemble de ces futurs collègues potentiels, rencontre une large majorité d’entre eux sur une base de rendez-vous individuels officiels, parfois de huit heures du matin à dix heures le soir et ce pendant deux jours. Au Canada, en plus de la présentation « scientifique », les candidats doivent aussi souvent préparer un cours magistral qu’ils délivrent devant un parterre d’étudiants dont les représentants communiqueront lors de la délibération du département une évaluation orale, utile à la décision finale. Puis, le département se regroupe, croise et nuance son évaluation du candidat. Ce genre d’épreuve permet d’obtenir une évaluation assez complète d’un candidat que la plupart des membres du département n’avaient pas rencontré avant cet oral.
Et en France, que fait-on ? La réponse, tout le monde la connaît. C’est le « speed dating » intellectuel qui y est monnaie courante, avec un oral de quinze minutes sur un « projet » présenté par le candidat devant un comité, et rien d’autre. Pas de présentation scientifique, puisqu’on ne parle que de ce qu’on va faire, et pas de ce qu’on a fait. Pas de rencontre collective ou individuelle avec ses futurs collègues – si ce n’est sur le mode de réseaux informels et de liens amicaux qui ne sont pas forcément garants de la plus grande transparence dans la procédure. Pas de possibilité pour les enseignants-chercheurs déjà en poste de confronter leurs points de vue et de discuter des règles de l’évaluation. L’absence de collégialité est totale.
Devant l’organisation actuelle du « marché » universitaire, il n’est dès lors pas étonnant, comme le montre Olivier Godechot, que le recrutement soit « local » pour environ un tiers des recrutements d’enseignants-chercheurs en France, c’est-à-dire que soient recrutés des étudiants des professeurs d’un département dans le département où ils ont effectué leur thèse [2]. Car le recrutement « local » est en fait la conséquence de cette absence de procédures collégiales et transparentes, comme le disent Olivier Bouba-Olga, Michel Grossetti, Anne Lavigne [3], et aussi de la culture mandarinale française, qui cultive les « liens forts » et hiérarchiques par rapport aux liens faibles du réseau et du marché (un étudiant est ainsi recruté par son directeur de thèse, et peut rester dans ce rapport d’autorité de longues années). Dans un système où l’évaluation par le marché est collégiale, comme aux États-Unis, on s’aperçoit que le recrutement « local » est quasi inexistant et formellement prohibé.
Dire que le recrutement « local » est la conséquence de la désorganisation du marché universitaire français ne revient pas à le cautionner. Au contraire. Car même si le recrutement « local » peut permettre de recruter de « bons » étudiants (dans la mesure où ils ont été évalués en interne pendant leurs années de thèse par le département qui les recrute), ce type de procédure choque le sens de la justice de quiconque sait faire la différence entre « justice des résultats » et « justice procédurale » [4]. Peu importent les résultats de l’évaluation (quand bien même un bon étudiant serait recruté), si la procédure est viciée, où si elle est tout simplement inexistante, on est en droit de dénoncer l’injustice des procédures de recrutement. Ainsi s’explique que les opposants au nouveau décret dénoncent les possibilités de « népotisme » et de favoritisme qu’il ouvre en donnant la possibilité d’obtenir de meilleures conditions de travail à certains (qui pourraient mettre en concurrence plusieurs institutions souhaitant les embaucher), alors qu’aucun contrôle de la justice procédurale de l’évaluation produite par le marché n’est actuellement en place.
Évaluation par le marché ou évaluation par l’institution : deux modèles opposés
Dans la mesure où la LRU et le décret sur le statut des enseignants-chercheurs mis en place actuellement par le gouvernement permettent aux enseignants-chercheurs de négocier auprès de leur université un meilleur statut (salaire, charges de cours etc.), ces réformes vont créer de facto un marché des enseignants-chercheurs [5]. Ceux-ci iront chercher ailleurs les conditions de travail qu’ils désirent, si leur université ne les leur fournit pas. Le marché devient alors un mécanisme d’évaluation central du système. Il faut donc qu’il assure une forme de justice dans la distribution des biens, ici des postes et des conditions de travail. En Amérique du Nord, la possibilité d’obtenir une offre d’une université concurrente est un facteur de progression de carrière aussi important que l’obtention de la titularisation. Pour garder un chercheur qui obtient une offre alléchante, une université devra lui accorder les conditions qu’il exige. Mais ici, contrairement à la France, les évaluations lors des recrutements sont collégiales, ce qui donne à la communauté universitaire le sens que les procédures sont justes, et que les décisions ne lui échappent pas. En d’autres termes, la collégialité du recrutement est la pierre de touche, ou le contrepoids nécessaire, d’un système dans lequel les offres de recrutement et donc le marché est, de facto, un mécanisme central d’évaluation des universitaires.
Devant cet enjeu, qu’a fait le gouvernement ? Il a choisi d’ignorer le problème posé par les carences des procédures de recrutement. Certains conseillers ont pu penser qu’en situation de pénurie de postes, la sursélection garantissait la qualité des recrutements. Mais c’est là faire une erreur grossière que réduire le sens de la justice à celle des résultats, et d’oublier l’importance de la justice procédurale. Le gouvernement est doublement fautif puisqu’il a même accentué les défauts de l’ancien système : les nouvelles commissions de spécialistes risquent d’accroître la distance entre ceux qui décident au sein des commissions et les futurs collègues de ceux qui seront recrutés au sein des laboratoires et départements.
On comprend dès lors pourquoi le gouvernement cherche aujourd’hui à contourner ce problème en établissant des critères technocratiques qui permettront de créer des « évaluations par l’institution » (plutôt que par le marché universitaire) en demandant aux équipes de direction des universités d’élaborer des critères comptables pour juger leurs enseignants-chercheurs, afin de décider comment seront distribuées les grâces (dispenses de cours, congés sabbatiques, etc.). Selon une tradition bien française, le gouvernement refuse de laisser un marché organisé de façon collégiale opérer librement, et préfère remettre à quelques évaluateurs technocratiques le choix de distribuer les bons points et les mauvais points à l’interne, dans chaque institution isolée, et selon un modèle hiérarchique.
Le décret préparé par le gouvernement stipule en effet que nos collègues français seront évalués par leur université tous les quatre ans. C’est là le signe que l’évaluation sera organisée selon des critères plus bureaucratiques que collégiaux et académiques. On peut craindre que les universités décident, comme, ce fut le cas en Grande Bretagne durant les années Thatcher de s’inspirer des méthodes de management soi-disant rationnelles [6], alors que ces méthodes sont aveugles au tissu sociologique qui permet aux chercheurs de produire des savoirs nouveaux. Un exemple : comment les procédures d’évaluation vont-elles aborder l’épineux problème de l’égalité hommes-femmes ? On sait que la maternité pénalise les carrières des femmes, ou plutôt qu’elle bonifie celles des hommes, à l’université comme ailleurs. Si les critères sont ceux du nombre de publication, comment une jeune femme pourra-t-elle prétendre à un avancement similaire à ceux de ses collègues hommes si son rythme de publication a été ralenti par une maternité ? Avec quelles règles d’évaluation cette question va-t-elle être tranchée ? Suivant quels principes de justice et d’égalité ? La question a-t-elle seulement effleuré les rédacteurs de la loi alors même que la « disparition » des femmes au fur et à mesure que l’on augmente dans la hiérarchie universitaire constitue un des exemples de plafond de verre les plus problématiques de la fonction publique ? [7]
Autre enjeu crucial laissé sur le carreau de la réforme, celui des critères de l’évaluation scientifique. Il est important de rappeler que la mission d’évaluation des laboratoires, unités ou encore écoles doctorales confiée à l’AERES (Agence d’Evaluation de la Recherche et de l’Enseignement Supérieur) suscite un vif débat autour des critères d’évaluation retenus. Prenons l’exemple de la science politique pour illustrer l’impérieuse nécessité de parvenir à des outils de mesure qualitative et quantitative de la production scientifique. À défaut de mesures bibliométriques ou réputationnelles, un seul classement [8] prévaut aujourd’hui pour les revues françaises de science politique. Pis encore, aucune catégorisation des revues scientifiques étrangères de science politique n’existe, laissant un vide préjudiciable pour les chercheurs publiant leurs travaux dans de telles revues.
L’absence de telles règles clairement définies entretient de nouveau une forte incertitude autour des procédures d’évaluation. Envisager un bilan de compétence quadriennal des enseignants chercheurs sans même disposer dans certaines disciplines d’un outil de l’évaluation de la recherche confirme la précipitation dans laquelle l’université française se réforme. Le gouvernement s’est-il assuré qu’une concertation préalable sur les règles d’évaluation avait été menée au sein des universités avant de leur accorder leur autonomie ? Non, il semble plutôt s’être lavé les mains des conséquences concrètes de l’autonomisation pour les enseignants chercheurs. Pour que nos collègues français aient confiance dans la façon dont leurs universités vont évaluer leur travail, il eût fallu que le gouvernement mît en marche leur autonomisation après une concertation sur les procédures dans chacune d’entre elle.
En Amérique du Nord notre université ne nous évalue que deux fois au cours de notre carrière : après 6 ou 7 ans pour la titularisation, puis lorsque nous sommes prêts pour devenir « full professor ». Pourquoi ? Parce qu’une évaluation selon des critères académiques, qui ne se réduisent pas à la simple réputation mesurée en nombre de publication et de citations, mais aussi en terme d’originalité [9] demande une évaluation collégiale, qui demande à nos pairs de lire nos livres et nos articles afin de les évaluer à leur juste valeur. Un tel effort ne peut être répété tous les quatre ans, à moins de ne devenir qu’une formalité de plus. Sinon, l’évaluation des universitaires s’assimile à un « bilan de compétences », et la fréquence fixe de ce bilan non seulement rigidifie les possibilités de moduler les services, mais retire aussi aux enseignants chercheurs la maîtrise du temps de l’évaluation. De plus, ces évaluations internes et bureaucratiques seront rendues caduques et inutiles dès lors que le marché peut produire sa propre évaluation, et que les enseignants-chercheurs pourront mettre les universités en concurrence en obtenant des offres de recrutement plus alléchantes.
Ainsi, on retombe alors sur le problème précédemment évoqué : en refusant de s’attaquer à la réforme des procédures de recrutement avant de commencer les autres réformes, le gouvernement n’a pas réussi à instaurer les conditions qui rendraient acceptable une réforme du statut des enseignants-chercheurs. Il est on ne peut plus regrettable que le gouvernement se méfie des évaluations produites de façon collégiale par le marché universitaire. Au lieu d’aider le jeu régulé du marché à produire des évaluations justes, il impose des règles contestables au sein des institutions, et en asséchant le marché universitaire. Bel exemple du modèle « libéral » à la française, qui prétend s’inspirer des États-Unis, mais qui ne fait qu’accentuer des travers typiquement français ; et qui prétend avoir confiance dans le marché alors qu’il ne fait que renforcer la hiérarchie.
L’évaluation : un enjeu de société
Il est donc urgent d’organiser une concertation transparente dans chaque université pour éviter la mise en place de ces procédures de décision inadéquates qui pèseront sur les générations futures de chercheurs et chercheuses. Il est impératif que les évaluations par le marché soient encadrées par une charte de l’université, qui devrait être signée avant la mise en place du décret, et qui spécifie : 1) que les décisions de recrutement devront être soumises au vote de l’ensemble des enseignants-chercheurs du département recruteur (ou du laboratoire si c’est un laboratoire qui recrute) en utilisant les dispositions ouvertes par la loi qui permettent à 24 personnes de siéger ; 2) que les procédures de recrutement devront suivre un modèle scientifique avec présentation des résultats devant le collège des enseignants et discussion soutenue pendant plusieurs jours des candidats avec leurs futurs collègues ; 3) que les recrutements « locaux » devront être interdits, saufs exception motivée par un vote à l’unanimité des enseignants-chercheurs (chaque enseignant-chercheur disposant d’un droit de veto sur tout recrutement local) ; 4) que les conditions actuelles de l’enseignant-chercheur serviront de plancher à la réforme, et que le contrat d’enseignant-chercheur ne pourra pas être révisé à la baisse, par exemple par augmentation de la charge de cours.
Le dernier point s’explique par le fait que même l’application d’un véritable modèle nord-américain serait vouée à l’échec si l’État continuait à se désengager du financement des universités en prônant une politique à courte vue qui pénalise aujourd’hui les chercheurs et les doctorants, et demain les générations d’étudiants formés par l’université et de citoyens vivant dans un pays qui n’aura plus les moyens de ses ambitions. Les enseignants-chercheurs français doivent enseigner moins, pas seulement pour faire plus de recherche, mais même pour ceux qui n’en font pas, pour enseigner mieux. Il faut arrêter de tordre des chiffres en faisant croire que les enseignants-chercheurs travaillent très peu au vu du reste des « salariés », ou même de leurs collègues de classes préparatoires, qui ont plus d’heures de cours par semaine. Mais rappelons que ces derniers n’ont pas des amphithéâtres de quatre cents personnes devant eux ni des étudiants en tutorat, et qu’il serait peut-être bon qu’ils enseignent moins pour mieux s’occuper du tutorat. Rappelons aussi que les enseignants-chercheurs français « enseignent » beaucoup plus que nous, en Amérique du Nord. Car par « enseignement », il ne faut pas seulement compter les heures passées en amphithéâtre, mais aussi les heures de correction de copies par exemple. Ici, nous avons tous des assistants, qui corrigent les copies de nos étudiants au delà de vingt élèves, alors que nous entendons des histoires ici incroyables d’enseignants-chercheurs français ayant eu à corriger 400 copies d’étudiants d’un même cours – pour un quart d’heures par copies, comptez le nombre de semaines nécessaires pour corriger les copies d’un seul cours !
L’idée qu’il serait possible d’augmenter la charge de cours pour ceux qui ne font pas de recherche passe allégrement sur le fait que les étudiants des universités françaises ont eux aussi le droit d’avoir de bons enseignants-chercheurs, qui ne soient pas accaparés par de trop nombreuses charges de cours, surtout si l’on souhaite par l’exemple, créer les vocations scientifiques qui font de plus en plus cruellement défaut dans les sciences dures par exemple. Cette idée ne fait que conforter le mépris explicite de certains commentateurs à l’égard des enseignants-chercheurs, et le mépris implicite pour leurs étudiants. Ne nous y trompons pas, nous n’avons pas affaire ici à un anti-intellectualisme classique : la critique est énoncée par des intellectuels publics qui ne méprisent pourtant pas les choses de l’esprit. Ceux qui méprisent les enseignants-chercheurs, et leurs étudiants, voient les universités comme une éducation supérieure de masse au rabais, et cela ne leur pose pas de problème de rabaisser un peu plus la qualité des cours en augmentant les charges. Car les universités n’étant pas des grandes écoles, elles ne sont pas destinées à former l’élite du pays, dont le sort seul les concerne. Pour ce gouvernement, et les commentateurs qui vont dans le même sens, les enseignants-chercheurs doivent être soumis aux mêmes critères d’évaluation que ceux qu’ils forment, à savoir les étudiants, futurs salariés, qui vont intégrer le monde du travail au milieu et non en haut de l’échelle.
Pourquoi est-il si difficile aujourd’hui de défendre les valeurs qui sont au fondement de l’activité scientifique : indépendance du pouvoir, liberté d’expression, évaluation des résultats par les pairs ? Défendre ces valeurs pour les universitaires n’est pas seulement une réaction corporatiste. C’est défendre plus largement l’idée que toutes les sphères de la société ne peuvent et ne doivent pas être soumises au même type de rapports de pouvoir. Et c’est implicitement remettre en cause le système d’évaluation du travail qui s’est généralisé dans notre société et dont on commence aujourd’hui à percevoir et mesurer les effets secondaires, tels que l’augmentation du stress au travail ou l’absence de mécanismes de solidarités collectives [10]. L’exigence de liberté, autrefois perçue comme condition nécessaire au travail scientifique, apparaît ainsi comme un privilège indu réclamé par des personnes qui, ne formant plus les élites, ne le mériteraient plus.
Pour comprendre les enjeux de la réforme, il faut donc la re-contextualiser dans ce que propose le gouvernement pour l’ensemble du modèle d’enseignement supérieur français, divisé en parcours d’élite par les classes préparatoires et grandes écoles d’un côté, et parcours de masses, où l’on trouve les université. Si la globalisation, qui demande aux grandes écoles de produire aussi de la recherche et pas seulement des ingénieurs (et donc de s’associer avec des universités), engendre des pressions vers une unification de ces deux mondes, les résistances sont encore grandes, et les avancées limitées. L’asymétrie dans les réformes actuelles visant l’enseignement supérieur est d’ailleurs une manifestation de ces résistances. Entend-on le gouvernement parler de réformer les classes préparatoires ? Non, alors qu’on pourrait légitimement se poser la question de savoir si les parcours d’élite produisent les qualités requises chez ceux qui gouverneront le pays, le gouvernement laisse chaque classe préparatoire décider des moyens pour s’adapter à la concurrence créée par des écoles comme Sciences-Po. Au contraire, pour la réforme des universités, le gouvernement veut introduire les méthodes d’évaluation standardisées, comme pour mieux préparer les étudiants au monde du travail qui les attend. On comprend ainsi mieux pourquoi ce sont, entre autres, des professeurs de droit qui réagissent le plus vivement à l’insulte qu’ils considèrent leur être faite : en droit, où il n’y a pas de grandes écoles qui fassent concurrence à l’université, les professeurs ont le sentiment de former l’élite du pays et le mépris traduit par la réforme apparaît de façon d’autant plus flagrante.
Dans son discours du 22 janvier dernier, le Président de la République déclare les « structures » universitaires « archaïques ». Par on ne sait quel paradoxe, les classes préparatoires, arc-boutées sur des conceptions pédagogiques bien plus ancestrales, échappent a sa critique. Les élites peuvent dormir tranquilles, leur parcours, dont elles maîtrisent les rouages, sont conservés intacts. Le gouvernement se garde bien de toucher à l’articulation bien française entre lycées d’élite, classes préparatoires et grandes écoles, articulation qui court-circuite pourtant les fonctions sélectives des universités. Il entend au contraire faire survivre le modèle essoufflé des classes préparatoires et des grandes écoles, où jamais l’endogamie sociale et l’exclusion n’ont été aussi fortes, en créant des classes préparatoires moins prestigieuses dans les universités. Car l’université de masse constitue toujours le terrain d’expérimentation privilégié des réformateurs de tout bord, qui jamais ne s’attaquent à la reforme des parcours d’élite, malgré tous les effets pervers que la présence de classes préparatoires hors des universités présente pour l’ensemble du système [11]. Le gouvernement aura-t-il le courage politique nécessaire pour engager la modernisation la plus pressante aujourd’hui, à savoir sortir les parcours d’élite français du dix-neuvième siècle, pour les faire entrer dans le vingt-et-unième siècle ?
Cette distinction entre deux types de parcours explique pourquoi le système collégial est encore protégé dans les grandes universités nord-américaines, et en Europe dans quelques universités comme Cambridge – qui se considère au même niveau que ses homologues américaines et non sur le même plan que les universités britanniques créées dans les années 1970 et mises sous la coupe d’évaluations comptables sous Thatcher. C’est principalement parce que nous y formons une élite, non pas dans le sens sociologique où les étudiants viendraient tous des couches supérieures de la société, mais dans le sens où nos institutions les destinent à prendre les rênes du pays. Nous devons développer leur sens de l’innovation afin qu’ils deviennent les entrepreneurs de demain, nous les aidons à développer leur esprit civique et leur sens de l’engagement politique afin qu’ils s’emparent de grandes causes. Nos étudiants, comme nous, ont la chance (ce n’est plus aujourd’hui un droit, mais un privilège), de n’être pas seulement jugés selon des procédures standardisées, mais aussi pour leur originalité propre. Dès lors que nous formons cette élite, nous ne subissons pas aussi durement la volonté de réforme de nos structures collégiales qui anime aussi certains réformateurs de ce côté-ci de l’Atlantique.
Ainsi, nous pouvons comprendre que nos collègues craignent que la LRU et les nouveaux décrets sur le statut des enseignants-chercheurs tirent l’université « vers le bas ». Car si le but n’est pas de décentraliser les procédures d’évaluation dans les départements de chaque université, mais plutôt un moyen de gérer la pénurie, en accroissant la volume de papiers inutiles que les enseignants-chercheurs devront remplir pour justifier de leur existence auprès de leur hiérarchie, et en augmentant les charges de cours de certains, alors on ne peut que voir dans cette réforme la manifestation de la paupérisation générale des formes de solidarité qui affectent nos sociétés. Mais cette réforme est peut-être l’occasion d’une prise de conscience de la part du monde universitaire. Prise de conscience que le monde a changé, et qu’il ne peut pas ne pas changer avec lui. Mais pour que cette prise de conscience crée de nouvelles solidarités, tissées d’abord entre « universités » de statuts différents (telles les universités de droit, de médecine d’un côté, ou de sciences humaines et sociales de l’autre), et même entre les universitaires et d’autres professions faisant face aux même défis, encore faut-il qu’un débat plus large soit ouvert.
Ainsi, même si certaines mesures telles qu’évoquées précédemment peuvent permettre d’éviter les pires effets pervers, en étant placées dans une charte des universités, et en étant assorties de mesures visant à renforcer la collégialité, il faut se rendre compte que ce n’est pas seulement la question de l’évaluation universitaire qui est ici en jeu. Réformer un système éducatif et de recherche devrait impliquer une réflexion globale sur la place de l’université dans la société, sur la liberté scientifique, sur la fonction éducative attribuée à l’enseignement supérieur et son rôle dans la production des élites, sur les rapports entre politiques et savants, bref un débat public sur les valeurs que ce système est chargé de défendre et de transmettre.