Recensé : Olivier Rey, Une question de taille, Stock, 2014, 288 p., 20 €.
L’essor de la technique et ses dangers a inspiré de nombreux diagnostics au fur et à mesure que les changements dus à la domination de la science et de la technique sont devenus plus tangibles, jusqu’à former des lieux communs sur les méfaits du progrès. Dans Une question de taille, Olivier Rey fait lui aussi des « constats désenchantés » (p. 21) sur les progrès associés à la modernité, la postmodernité, voire l’hypermodernité. Toutefois, si ses prédécesseurs, tels Günther Anders dans L’Obsolescence de l’homme (1956), ont bien éclairé les « déperditions » (p. 31) qui caractérisent les époques moderne et contemporaine, ils n’ont pas, selon lui, suffisamment accentué le fait qu’elles soulèvent des « questions de taille ».
Par cette expression, l’auteur désigne ce qui constitue à ses yeux le problème le plus aigu de notre époque, à savoir la démesure et la perte des limites qui orientent toute l’activité humaine actuelle, en particulier, le développement technique, qui est « facteur d’illimitation » (p. 215). La perte du sens de la proportion engendrée par la science et le libéralisme posent problème, car, passé un certain seuil, les organisations et les systèmes « s’autonomisent », échappent à toute maîtrise, et nous plongent dans le général (p. 207). Face à des questions trop générales, touchant à un trop grand nombre de nos semblables, à un trop vaste territoire, notre capacité d’agir dans un monde qui serait à notre portée risque d’être anéantie, en particulier, dans le domaine de la morale.
La visée principale de l’auteur est donc de montrer en quoi la décroissance, est la « seule voie sensée » à prendre (p. 205), la « question de taille » essentielle, qui nécessite un retour à la juste mesure, au proportionné, prônés notamment par Platon et Aristote. Il ne s’agit donc pas seulement de critiquer le gigantisme, car il pourrait y avoir des situations où il serait souhaitable de préconiser la croissance. Notre époque ne laisse cependant aucun doute sur l’urgence d’opter pour la décroissance.
Or, faire accepter la décroissance et la pratiquer ne vont pas de soi. Encore faut-il d’abord avoir pris conscience de l’influence décisive de l’échelle dans la conduite des affaires humaines. C’est ce que l’auteur vise à permettre au lecteur de faire, en traitant de la taille sous deux aspects. D’une part, dans des domaines concrets, tels les politiques d’urbanisme, le développement technique en général, l’organisation politique ; d’autre part, en se tournant vers les philosophes et les scientifiques, tel que Galilée, qui a permis de montrer qu’il n’y pas d’ « invariant par changement d’échelle » puisque « la quantité détermine dans une large mesure les qualités possibles » (p. 168), que l’essence d’une chose comprend l’ordre de grandeur dans lequel cette chose s’inscrit (p. 167).
Prendre en compte les questions d’échelle est d’autant plus nécessaire que celles-ci ont été sous-estimées proportionnellement à l’importance qu’elles ont acquise à l’époque moderne et contemporaine dans la conduite des affaires humaines. Leur place dans la réflexion philosophique à la même époque n’a guère été meilleure. Elles forment « une tache aveugle », alors que « de même que chaque forme vivante se développe à une certaine échelle et ne demeure viable qu’entre certaines bornes, de même la plupart des concepts se sont élaborés à l’intérieur d’un certain horizon quantitatif, explicite ou implicite, au-delà duquel ils perdent leur sens » (p. 170). L’auteur parle même d’un « dégoût de la philosophie moderne pour la seule évocation du nombre » qui aurait eu pour effet de nous empêcher de veiller à ce qu’il ne s’immisce pas là où il n’a pas sa place (p. 190-191).
Ainsi, convaincu que plus on ignore le nombre, plus il domine, Rey consacre une large part des sept chapitres du livre à attirer notre attention sur les questions de taille, d’échelle et de nombre – qui sont synonymes dans l’ouvrage – en s’appuyant sur la pensée d’Ivan Illich, et sur un très vaste corpus sociologique, philosophique et théologique, au delà de la pensée d’Illich. Tous les changements d’échelle, cependant, ne semblent pas également déterminants. C’est dans le domaine moral, en particulier en ce qui concerne le degré de responsabilité de chaque individu envers les grands problèmes sociaux et l’échelle à laquelle il est possible d’agir, que cette perte semble poser les plus grandes difficultés, vers lesquelles les analyses de l’auteur nous orientent.
Un modèle : Ivan Illich
Une question de taille pourrait presque se lire comme une monographie sur Ivan Illich, philosophe et prêtre catholique ayant eu des démêlés avec le Vatican, né en 1926 et mort en 2002, dont l’auteur fournit une biobibliographie en appendice. Illich a connu la notoriété dans les années 1970 en Amérique et en Europe, avec des adeptes de sa pensée aux orientations politiques aussi contrastées que la droite pragmatique ou l’extrême gauche, avant d’être délaissé (p. 75). Rey s’intéresse en particulier à sa remise en question de l’impératif de la croissance dans ses analyses des transports, de l’école, de l’hôpital, du travail et du plaisir. Selon Illich, « il existe un seuil au-delà duquel le développement devient contre-productif et nuit à la situation qu’il était censé améliorer » (p. 34). L’accélération des moyens de transport illustre bien la notion d’ « échelle pertinente » que défend Illich et les penseurs qu’il a inspirés, tel que le philosophe Jean-Pierre Dupuy. Chez Illich et ses disciples, l’échelle pertinente est liée au « bien » en tant que « ce qui a la bonne taille », elle-même définie comme « une taille au-delà de laquelle ce qui servait la vie … se met à lui nuire et à la ruiner » (p. 97). Selon Illich, plus les moyens de transport se sont améliorés, plus le temps passé pour se rendre à son lieu de travail a augmenté, étant donné que l’augmentation de la vitesse de déplacement est allé de pair avec l’éloignement du lieu de travail. Par conséquent, le temps passé à se déplacer de plus en plus loin pour aller au travail est devenu supérieur au temps que les moyens de transport améliorés ont pu promettre d’économiser. Sans compter que pour calculer la vitesse de ces moyens, il faut inclure le temps de travail nécessaire à l’achat des moyens de transport en question (p. 38). Il y a, selon Illich, une vitesse adaptée à l’échelle humaine. Pour la voiture, Illich la fixe à 25 km/heure et celle-ci ne doit pas être dépassée, faute de quoi, comme lorsque nous utilisons des avions et des trains rapides, notre « rapport au monde » peut être « anéanti » (p. 42) !
Le dépassement des seuils dus à l’emprise de la technique dans les domaines de l’école et de la médecine, c’est-à-dire la contre-productivité, engendrent tout autant de paradoxes, selon Illich, car si la multiplication des soins préventifs, diagnostiques et thérapeutiques excède un certain degré, l’autonomie de chaque individu s’en trouve réduite, et ce dernier doit alors s’en remettre aux structures institutionnelles qui le prennent en charge. Olivier Rey actualise ces idées en affirmant que « l’homme diminué » que nous sommes devant « la gigantesque machinerie technico-économico-sociale », est rendu impotent sans son « fournisseur d’accès », et que c’est cette dépendance qui nous fait entretenir le fantasme d’un « homme augmenté » (p. 68). Il accentue ainsi la teneur quantitative sinon des progrès techniques, du moins de leur vocabulaire. Dans la veine d’Illich, Rey exclut la possibilité que l’homme puisse être réellement « augmenté » ou modifié par la technique car cela voudrait dire que la distinction entre nature et culture serait effacée. L’auteur rejette sans ambiguïté cet effacement de la distinction, qu’il associe au « post-modernisme », car il favorise toujours davantage la « technicisation et artificialisation de la vie » au profit des intérêts économiques (p. 206).
Plus c’est gros, moins ça passe
Illich s’est lui-même réclamé du sociologue Leopold Kohr, qui fut son mentor pendant les années 1950, précise Rey. Dans The Breakdown of Nations (1957), Kohr avait remis en cause l’idée de croissance en avançant la thèse suivante d’apparence réductrice : « Il semble qu’il n’y ait qu’une seule cause derrière toutes les formes de misère sociale : la taille excessive [bigness]. […] La taille excessive apparaît comme le seul et unique problème imprégnant toute la création. Partout où quelque chose ne va pas, quelque chose est trop gros ». Cela est vrai, selon Kohr, par exemple en ce qui concerne la taille des sociétés humaines, dont les problèmes liés au nombre s’accroissent plus vite que leur capacité à les régler (p. 85-86). L’organisation en petits États rend possible, affirme Kohr de manière tautologique, une forme de liberté disparue, « la liberté à l’égard des grands problèmes » (p. 90). Cette thèse permet à Kohr d’affirmer, par exemple, que la délinquance augmenterait proportionnellement à la taille des sociétés, car les sentiments qui freinent la délinquance – « le sens de l’interdépendance, de l’appartenance et de l’intérêt commun » – se dissiperaient en proportion inverse de l’augmentation de la taille des sociétés. Kohr affirmait même que « le nombre, à lui seul, fait diminuer la moralité » (p. 92) tout comme les psychologues des foules de la fin du XIXe siècle (dont le représentatif Gustave Le Bon) pensaient que le nombre à lui seul fait diminuer l’intelligence (l’exemple type étant les jury d’assises), que les sociétés trop grandes « disposent au mal » (p. 187), une conséquence que Rey reprend à son compte dans sa discussion éthique du grand nombre. Kohr accorde un rôle si déterminant au changement d’échelle, que, selon lui, les problèmes sociaux de notre époque ne diffèrent de ceux des époques précédentes que sous le rapport de leur échelle.
Le domaine moral n’est donc pas qu’un domaine d’application parmi d’autres des thèses de Kohr et d’Illich sur l’échelle. La taille elle-même semble avoir une teneur morale. Selon Kohr « le seul et unique problème du monde n’est pas le mal mais la taille excessive ; et non pas la chose qui est trop grande, quelle qu’elle puisse être, mais sa grandeur elle-même » (p. 97). Rey semble soutenir à la fois l’idée que tout ce qui est « immense » fait des ravages, et que ce qui compte ce n’est pas de décrier telle ou telle grandeur, mais bien de rechercher ce qui, en toutes choses, correspond à « la taille la plus appropriée à l’épanouissement et à la fécondité des existences » (p. 102-103). Le propos oscille entre ces deux énoncés.
Cette dernière conception se rattache aux deux sens de la mesure chez Platon (Le Politique, 284e). Il y a, d’une part, l’activité qui vise à déterminer « un nombre, une longueur, une profondeur, une largeur, une vitesse » et dans l’autre « tous les arts qui ont en vue la juste mesure (to metrion), le convenable (to prepon), l’opportun (o kairos), l’obligatoire, et, d’une façon générale, tout ce qui est venu fixer sa résidence en ce qui tient le milieu entre les deux extrêmes » p. 97-98). On a perdu la juste mesure, car la mesure entendue dans le premier sens a dominé, une domination que Husserl a associée à l’essor des sciences objectives à qui les questions quantitatives ont été exclusivement confiées au détriment des autres manières d’envisager le monde. Retrouver la juste mesure est une manière de réinstituer des limites qui ont disparu suite au développement scientifique et technique excessif, dont le mot d’ordre est qu’il faut constamment « dépasser les frontières ». L’auteur met en opposition cette devise figurant sur le logo actuel du CNRS, non sans sarcasme, avec une stèle athénienne du musée de l’Acropole datant d’un peu avant le Ve siècle, qui devait servir de borne à un athlète (p. 111-114).
La juste mesure
Ainsi, s’il faut prendre en compte les questions quantitatives – il faut bien mesurer le monde pour en critiquer le gigantisme – c’est pour retrouver la juste mesure, en s’interrogeant, dans une tonalité théologique, sur les conséquences de sa perte. Parmi celles-ci, « l’oubli de l’échelle dans la réflexion éthique » ou dans les « questions morales » (p. 182) amène la question centrale du livre : à quelle échelle est-il possible d’agir politiquement, socialement de manière éthique ? Rey cite longuement un très riche passage du journal de Witold Gombrowicz pour mettre en scène cette question. L’écrivain polonais raconte comment, somnolent sur une plage argentine, il est amené à secourir un scarabée agonisant pour avoir été renversé sur le dos par le vent, et comment, petit à petit, il découvre une multitude de scarabées en détresse qu’il se prend à aider les uns après les autres, dans une agitation folle. Le récit culmine au moment où le narrateur s’aperçoit, qu’étant donné le nombre illimité de scarabées dispersés sur un horizon immense, il sera certainement contraint à « un arbitrage terrible et presque abject » (p. 184-185). Pour Rey, ce drame montre la dangerosité du nombre, car il oblige le narrateur à commettre une injustice, à devenir indifférent au sort des scarabées. Les grands nombres, selon Elias Canetti, « nous immunisent contre l’horreur » (p. 185), et nous font adopter des solutions inadaptées aux problèmes sociaux, car conçues pour des sociétés restreintes.
En abordant les effets du nombre dans le domaine moral, l’auteur prend le risque de se rapprocher, peut-être dangereusement, des idées sur la dangerosité des masses formulées à la fin du XIXe siècle par les psychologues des foules, qui se sont figées en lieux communs sur le nombre, et dont le vocabulaire menace de poindre dès lors que nous sommes confrontés à des crises telles que l’expansion démographique ou les migrations massives. Ce risque rend d’autant plus convaincant le travail de l’auteur face à la nécessité de réfléchir aux « questions de taille ». Toutefois, Rey ne fait qu’esquisser une analyse du nombre par rapport aux périodes les plus sombres de l’histoire, pour insister sur l’idée qu’il existe des « échelles propices à l’expression heureuse de l’humain », et que celles-ci ne sont pas « extensibles à l’infini » (p. 99).
L’échelle humaine
Olivier Rey livre un plaidoyer érudit et original pour la décroissance, en nous faisant faire un foisonnant détour par une réflexion notamment sur la perte du cosmos, la diffusion de la culture de l’écrit, l’opposition quantité/qualité, et sur la notion de mesure comme « juste mesure ». Il étend cette dernière notion hors du champ strictement politico-économique, afin de renouveler la base conceptuelle des débats actuels, même s’il le fait en s’appuyant sur l’œuvre déjà ancienne d’Illich et nous renvoie à des critiques formulées à l’égard du monde moderne … du début du XXe siècle, notamment par Georg Simmel sur la vie urbaine. (On pourrait se demander si ces critiques de la modernité sont toujours pertinentes, vu les changements d’échelle continus induits par les progrès techniques ? Tout changement d’échelle ne nécessite-t-il pas une approche singulière ?)
Pour illustrer la juste mesure, un rôle important est donné dans le livre à l’analyse de ce qui constitue la « bonne taille » chez l’insecte évaluée en relation à la physiologie (l’auteur offre en appendice la traduction inédite de l’article du biologiste J. B. S. Haldane, « Être de la bonne taille », paru en 1926, et dans lequel ce dernier explique la convergence de la taille et de la fonction, une convergence qui exclut tout changement d’échelle dans le domaine du vivant). De même, il est fait référence à la manière, par exemple, dont le corps humain a cessé de servir d’étalon alors qu’il existe des échelles propices à l’expression de l’humain (par contraste à la taille excessive, au nombre, qui prend le caractère d’une force inhumaine menaçante, comme si ce qui effrayait dans le nombre est la perte de contrôle par l’humain de son monde, qui devient autonome). Comment, cependant, déterminer une fois pour toutes les échelles propices à l’humain dès lors que la juste mesure à retrouver est du domaine de la morale, et donc de ce qui n’admet pas la mesure ?