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Recension Histoire

Pirates du Pacifique

À propos de : Fabio López Lázaro, Les Infortunes d’Alonso Ramírez. Les pirates et l’empire espagnol à la fin du XVIIe siècle, & Thomas Calvo, Espacios, climas y aventuras. El Galeón de Filipinas y la fragata de las Marianas en el Pacífico occidental (1680-1700).


par Guillaume Gaudin , le 17 octobre 2018


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À l’époque moderne, le Pacifique relie tous les continents et connecte les nouveaux empires planétaires entre eux. Partant des Philippines, deux ouvrages nous embarquent sur cet Océan à la rencontre des acteurs d’une première mondialisation.

L’actualité récente a fait parler de l’océan Pacifique : un continent de plastique – le Great pacific garbage patch - d’une surface dépassant trois fois la France dérive entre Hawaï et la Californie ; la Corée du Nord menace de réduire en cendre l’île de Guam, dans l’archipel des Mariannes ; au Japon on attend fébrilement le possible réveil d’El Niño pour 2019.

On sait toutefois peu de chose de cet immense, incommensurable espace maritime. Au début de l’Époque moderne, c’est le chaînon manquant qui doit relier tous les continents entre eux, le rêve de Colomb longtemps entretenu par les Espagnols de rejoindre l’Asie par l’ouest. Après de multiples tentatives, la liaison est assurée à partir de 1565, dès lors qu’Andrés de Urdaneta (1508-1568, navigateur, cosmographe et frère augustin), comprenant le régime des vents et des courants du Pacifique, trouve le chemin de retour des Philippines vers la Californie et les côtes occidentales de la Nouvelle Espagne (actuel Mexique). À partir de 1571, un voyage annuel est entrepris d’Acapulco à Cavite (le port de Manille), et dans l’autre sens de Cavite à Acapulco : c’est le Galion de Manille ou Nao de China dont les allers-retours cessent au début du XIXe siècle avec l’Indépendance du Mexique. D’Amérique, le Galion transporte de l’argent (les fameuses pièces de huit ou real de a ocho) qui doit être échangé contre des marchandises, principalement des biens manufacturés chinois (mais pas seulement) destinés aux marchés américains et européens.

Dès lors, le Pacifique et les Philippines forment un formidable terrain de recherche pour qui veut saisir les connexions qui se créent à l’ombre des nouveaux empires planétaires. Si Serge Gruzinski – dans ses Quatre partie du monde – a surtout insisté sur l’émergence d’une élite (ibérique) globale, le Pacifique et l’Asie du Sud-Est charrient leur lot d’aventuriers et de gens ordinaires. Ceux-ci sont aussi les acteurs d’une première mondialisation déjà – et plus encore qu’aujourd’hui – soumis aux rugosités du climat et de la géographie.

la route retour du Galion de Manille porté par le courant Kuroshio

Deux ouvrages parus récemment éclairent une période méconnue de cette histoire du Pacifique, des Philippines et des connexions planétaires. Fabio López Lázaro, chercheur à l’université d’Hawaï, suit les traces d’Alonso Ramírez, longtemps présenté comme héros de fiction sorti de l’imagination de Carlos de Sigüenza y Góngora (1654-1700, avec Sor Juana Inés de la Cruz, c’est le plus grand écrivain mexicain du XVIIe siècle), pour reconstituer son itinéraire des Philippines aux côtes du Yucatan en 1684. Thomas Calvo, professeur émérite de l’université Paris Nanterre et chercheur au Colegio de Michoacán (Mexique), mêle histoires maritime, environnementale et sociale du Galion de Manille et la frégate des Mariannes durant 20 ans particulièrement fournis en naufrages et escales forcées.

Tous deux partent des Philippines, la colonie espagnole du Sud-Est asiatique, et embarquent le lecteur dans des aventures maritimes au long cours. Tous deux livrent de vertigineuses enquêtes historiques en naviguant au près de l’historiographie traditionnelle et en s’attachant aux détails, en recoupant les informations tirées d’archives variées ou de documents souvent négligés : la lecture vaut autant pour la rigueur de la méthode que pour le goût du récit d’aventures. Ils nous plongent dans la fin du XVIIe siècle, sous le règne du dernier des Habsbourg d’Espagne Charles II (1665-1700), dans un Empire espagnol planétaire qui peine à faire face aux nombreux défis imposés par ses ennemis et les éléments (géographique et climatique). Tous deux donnent à lire des sources historiques en publiant, pour l’un, une traduction inédite en français des Infortunes d’Alonso Ramírez (Mexico, 1690, texte espagnol traduit par Jean-Marie Barberà ) de Carlos Sigüenza y Góngora, cosmographe du vice-roi et, pour l’autre, la transcription et l’analyse de routiers, journaux de bord, interrogatoires de marins du Galion de Manille.

L’objet d’étude est pourtant bien différent : d’un côté, on suit, mille marin après mille marin, l’extraordinaire itinéraire d’un personnage normal, Alonso Ramírez, un Hispano-Américain échoué aux Philippines. Capturé par le navire pirate du célèbre William Dampier au sortir de Cavite, Ramírez est bien réel et devient vite capitaine pirate jusqu’à ce qu’il échoue sur les côtes du Yucatan avec un trésor siamois dans les cales. Le vice-roi de la Nouvelle Espagne, Gaspar de la Certa Sandoval y Mendoza, comte de Galve, qui lutte alors contre les pirates s’intéresse de près au récit raconté par Ramírez (puis mis en forme et publié par Sigüenza y Góngora) qui se présente en victime des Anglais. La cargaison de Ramírez suscite également sa convoitise.

De l’autre, c’est une lourde mécanique, le Galion de Manille (sa route, ses navires et ses hommes), prise dans l’étau d’éléments extrêmement puissants : en 1687, le Galion Santo Niño y Nuestra Señora de Guía qui se dirige vers Acapulco n’arrive pas à s’extraire des côtes orientales des Philippines et vit un enfer de près de 2 mois. Partie en juin, le 22 septembre, l’embarcation est prise dans un ouragan, elle se désarticule et prend l’eau. L’équipage décide de rebrousser chemin vers Cavite. Si la mer était particulièrement déchaînée, c’est une erreur humaine qui est la cause du désastre : le gouverneur des Philippines avait décidé en 1686 d’armer le Santo Niño y Nuestra Señora de Guía en pratiquant des ouvertures pour y placer des batteries de canons et ainsi partir à la chasse de deux frégates ennemies. Ces trous avaient irrémédiablement fragilisé la structure du navire…

Infortunes qu’Alonso Ramírez originaire de la Ville de San Juan de Puerto Rico endura tant au pouvoir de pirates anglais qui le capturèrent dans les Îles Philippines qu’en navigant tout seul et au hasard jusqu’à échouer sur la côte du Yucatán, réalisant ainsi le tour du monde. Décrites par Don Carlos de Sigüenza & Góngora. Cosmographe et Professeur de Mathémariques du Roi, Notre-Seigneur, à l’Académie Mexicaine. Page de titre des Infortunes (López Lázaro, p. 191).

Fortunes de mer et histoire impériale

L’enquête de F. López Lázaro repose sur deux questions : d’une part, comprendre pourquoi le vice-roi de la Nouvelle Espagne a passé commande à son cosmographe du récit pathétique d’Alonso Ramírez pour le diffuser à Mexico et à Madrid ; d’autre part, croiser le texte des Infortunes avec une multitude de sources pour démêler le vrai du faux. Le tout est une histoire mobile et maritime – ici très fluide ou circulatoire – à l’échelle planétaire : elle s’attache à saisir in fine les « processus qui permirent de maintenir l’unité de l’empire à la fin du XVIIe siècle » (p. 25). En effet, l’équipage de Ramírez qui échoue sur les côtes du Yucatán est composé d’Africains, de Philippins, de Chinois (termes génériques au XVIIe siècle pour désigner les Asiatiques) et d’Hispano-Américains. Au lieu d’être pendus, ces pirates – qui se présentent comme victimes du capitaine anglais Bel – sont utilisés à des fins de propagande pour dénoncer la perfidie des Anglais. Ces événements se déroulent alors qu’Espagne et Angleterre se sont alliées contre Louis XIV dans la Ligue d’Augsbourg (1688-1697). Le vice-roi n’avait pas confiance en cette alliance et voulait démontrer le danger qu’elle représentait à Madrid.

Portrait de William Dampier par Thomas Murray, 1697-1698

L’autre apport du livre, qui apparaît dans la reconstitution de l’itinéraire de Ramírez, est de restituer toute l’agentivité (agency) de figures mineures ou secondaires des circulations planétaires à l’époque moderne. Par exemple, un témoin crucial pour dévoiler les mensonges des Infortunes est Asam, musulman originaire de Jolo, seul témoin oculaire non espagnol de la capture de Ramírez, plus tard interrogé par les autorités espagnoles de Manille. Ramírez lui-même est le fils d’un charpentier de Porto Rico, et fait preuve d’une capacité d’adaptation qui n’est peut-être pas si extraordinaire : il entre prend le voyage aux Philippines pour tenter sa chance, puis l’opportunisme le fait passer de captif à pirate (il s’entend avec William Dampier, le capitaine Bel des Infortunes). Ramírez ramène les prises de navires siamois Nouvelle Espagne où il dispose de bons contacts pour écouler sa marchandise. Devant l’alter ego du roi à Mexico, issu des grandes familles aristocratiques espagnoles, il ne vacille pas et monte un récit tragico-maritime à son avantage.

L’auteur cherche ainsi à articuler des phénomènes politiques, sociaux et stratégiques d’une monarchie forte de près de 200 ans d’expérience polycentrique (c’est-à-dire que chaque royaume européen ou américain conserve une autonomie de droit et de fait) : la latitude et la souplesse laissées par le pouvoir central aux Créoles (terme qui désigne les Espagnols nés en Amérique), les réalités d’une identité hispanique partagée interethnique et interclasse, l’organisation maritime ou « amphibie » de l’Empire espagnol, toujours efficace à la fin du XVIIe siècle.

Aléas climatiques et erreurs humaines

Le point de départ de l’ouvrage de Th. Calvo est de mesurer le rôle du phénomène climatique El Niño durant une période intense du petit âge glaciaire à partir des traversées du Pacifique entre 1680 et 1700. L’auteur a en effet relevé pour cette période un pic de naufrages et de relâches forcées (en espagnol arribadas ; en français « relâcher » se dit d’un vaisseau qui « par un vent contraire, ou par quel qu’autre raison a été obligé de retourner au lieu d’où il était parti, o en quel qu’autre lieu de sûreté », d’après le Dictionnaire des termes propres de marine de 1687). La circonscription de l’enquête à une période courte permet de multiplier les sources et donc de proposer des explications extrêmement précises, certaines techniques, alors que les histoires du Galion disponibles sont plutôt générales ou focalisées sur le commerce [1].

Le galion est un trois-mâts qui jauge entre 800 et 450 tonneaux. Ils sont deux à faire la traversée tous les ans. Ils sont souvent en mauvais état, au bord de la décrépitude, ils sont pourtant bricolés pour faire un ultime voyage. L’auteur livre toute une série de considérations techniques, parfois inédites, sur la construction des navires des Philippines, notamment les matières premières et la main-d’œuvre employée. On se fournit par exemple en fibre locale comme l’abaca (famille du bananier) pour faire les cordages, que l’on graisse ensuite à l’huile de coco.

Une carte des Indes orientales tirée du « New Voyage Round the World »

Les causes des échecs sont multiples : la corruption lors de la construction, la contrebande avec des navires surchargés comme celui pris par Gemelli Careri dans son tour du monde, le San José, en 1696. L’enquête démontre progressivement que les causes sont plus humaines que climatiques car El Niño ne se manifeste pas à cette période plus que d’habitude. L’auteur présente ainsi le rôle des chefs du navire : le général, le pilote et le contremaître, leurs mésententes (récurrentes) peuvent entraîner des catastrophes au moment de faire des choix de navigation. Toute une série de cas et de portraits viennent nourrir la démonstration : le capitaine Lascano qui ne réussit pas à rallier les Mariannes, l’archipel tout juste colonisé par les Espagnols sous la régence de Marianne d’Autriche. Endaya, éminence grise du gouverneur des Philippines, qui se livre au trafic d’influence et à la contrebande dans le Galion. Sa cupidité conduit à des désastres lorsqu’il remplace la poudre nécessaire à la défense du galion, contre du poivre…

« Fluctuat nec mergitur »

À partir d’objets et de méthodes très différents, les deux historiens expliquent comment l’Empire espagnol – ce colosse pluricontinental – se maintient grâce à une plasticité et une résilience remarquables : le Galion de Manille soumis à d’énormes contraintes climatiques relie les deux continents et surmonte ses échecs en remettant sans cesse le travail sur l’ouvrage. Les acteurs de l’impérialisme espagnol sont autant des gouverneurs corrompus, des vice-rois soucieux de la réputation de la monarchie, que des aventuriers créoles, des ouvriers philippins des arsenaux de Cavite, ou des pilotes portugais. Du point de vue de la méthode, les deux ouvrages démontrent à leur façon qu’une « histoire au long cours » peut articuler trajectoires de vie et séries statistiques, d’une part, agency des gens ordinaires et ambition des élites, d’autre part.

 Fabio López Lázaro, Les Infortunes d’Alonso Ramírez. Les pirates et l’empire espagnol à la fin du XVIIe siècle, Toulouse, Anacharsis, 2017 ;
  Thomas Calvo, Espacios, climas y aventuras. El Galeón de Filipinas y la fragata de las Marianas en el Pacífico occidental (1680-1700), San Luis Potosí, El Colegio de San Luís, 2017.

par Guillaume Gaudin, le 17 octobre 2018

Aller plus loin

• William Dampier, Le Grand Voyage. Le tour du monde d’un flibustier, 1681-1691, Phébus, 1993.
• Dennis Flynn, Arturo Giráldez, « Born with a ‘Silver Spoon’ : The Origin of World Trade in 1571 », Journal of World History, vol. 6, n°2, 1995, p. 201-221.
• Gemelli Careri, Giovanni Francesco, Voyage du tour du monde, traduit de l’italien de Gemelli Careri. Tome cinquième. Des Isles Philippines, Paris, E. Ganeau, 1719
• Carlos de Sigüenza y Góngora, ‘Infortunios de Alonso Ramírez, Édition critique de José E. Buscaglia, Madrid, Polifemo, 2011.

Pour citer cet article :

Guillaume Gaudin, « Pirates du Pacifique », La Vie des idées , 17 octobre 2018. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Pirates-du-Pacifique

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Notes

[1William Lyte Schurz, The Manila Galleon, New York, E.P. Dutton & Co., 1939 ; Pierre Chaunu, Les Philippines et le Pacifique des Ibériques : XVIe, XVIIe, XVIIIe siècles, Paris, S.E.V.P.E.N., 1960.

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