L’ouvrage de Giacomo Corneo, traduit de l’allemand, propose, comme l’indique son sous-titre, de passer en revue différents systèmes économiques et de les comparer au capitalisme. L’auteur utilise un procédé rhétorique pour introduire la problématique : un dialogue entre un père et sa fille. Cette dernière adresse au capitalisme (et indirectement à son père économiste) un ensemble de reproches bien connus (gaspillage de ressources, injustice sociale, aliénation). Le père va tenter de répondre en envisageant une série d’alternatives au capitalisme, avec l’idée qu’on ne peut remplacer ce dernier que par un « meilleur » système. Les différents chapitres du livre vont donc être consacrés à l’exploration de quelques aspects essentiels de l’organisation économique comme le rôle de l’État, la propriété ou la difficulté de la coopération, ainsi qu’à l’examen des mérites et défauts de la planification centralisée, l’autogestion, le socialisme de marché ou l’économie de marché augmentée de la protection sociale. L’épilogue voit un consensus familial émerger autour d’une sorte de capitalisme actionnarial à visage humain, mâtiné de socialisme de marchés financiers.
Au fil des théories économiques
La lecture de l’ouvrage est abordable et plaisante, alors même que l’auteur, professeur à la Freie Universität de Berlin, déploie une grande maîtrise des théories économiques contemporaines. L’ampleur du sujet traité, le capitalisme et le(s) socialisme(s), demande en effet d’aborder une impressionnante variété de thèmes allant de l’organisation interne des entreprises aux marchés financiers, en passant par la (re)distribution du revenu. De ce point de vue, l’ouvrage peut aussi se lire comme la présentation pédagogique d’une grande variété d’approches économiques. Peu d’économistes contemporains auraient été capables d’écrire un pareil ouvrage, qui demande à son auteur une grande culture et une connaissance de pointe des théories économiques.
Mais le point de référence principal de l’auteur reste la théorie économique « mainstream » et même la microéconomie. Or s’il est bien une caractéristique de l’économie mainstream, c’est celle d’oublier l’histoire, dans sa volonté de se poser comme une science dont les principes sont valables en tout temps et en tous lieux. Pour autant, le thème du livre appelle au minimum quelques considérations historiques, et le lien entre les arguments strictement théoriques et ces dernières est établi de façon assez souple par l’auteur qui parfois évoque l’histoire, ou plus modestement quelques faits empiriques, pour porter un jugement sur tel ou tel système économique alternatif au capitalisme comme, par exemple, la planification centralisée, et parfois fait appel à des résultats de théorie économique pour conclure à l’impossibilité ou l’inefficacité de tel ou tel arrangement.
Finalement, et de façon surprenante compte tenu du sujet traité, le grand absent de l’ouvrage est Karl Marx et le matérialisme historique. Le capitalisme tel que l’analyse Giacomo Corneo n’apparait pas très bien situé historiquement puisque l’ouvrage évoque le « capitalisme athénien » ou encore le « capitalisme de marché » censé caractériser la Grèce antique. Le capitalisme est alors assimilé à « l’économie de marché » dont Giacomo Corneo nous dit que Platon était adepte. Cette confusion entre économie de marché et capitalisme est en partie ce qui explique la quasi-disparition des rapports de classe de l’ouvrage, qui ne se manifestent timidement que sous la forme très affaiblie des « inégalités ».
Un capitalisme transformé
La démarche de Giacomo Corneo ne doit pas se confondre avec une défense du statu quo. Au contraire, on devine aisément ce qui devient de plus en plus explicite à mesure qu’on progresse dans la lecture de l’ouvrage : la préférence de l’auteur pour un capitalisme substantiellement réformé, mais pas au sens que ce terme prend dans le contexte de la transformation néolibérale des économies contemporaines. Giacomo Corneo pense qu’une économie de marché pluraliste avec un système de protection sociale efficace et généreux est le meilleur système économique immédiatement réalisable car, pour résumer, ce système combine l’efficacité des économies de marché avec l’ambition de justice sociale caractéristique du socialisme.
La proposition de Giacomo Corneo est de créer un fonds public d’investissement détenant le capital ou, pour reprendre les termes de l’auteur, un fonds d’investissement souverain socialement responsable ayant pour objectif de maximiser la « valeur pour l’actionnaire collectif ». Le lecteur non allemand ne sera probablement pas particulièrement rassuré à l’idée que le fonds souverain socialement responsable est envisagé à l’image de la Bundesbank, c’est-à-dire comme un organisme dont l’indépendance est garantie par la constitution afin de ne pas soumettre ses dirigeants aux « pressions politiques ». On se dit que l’indépendance pourrait tout aussi bien s’exercer à l’égard des exigences démocratiques les plus essentielles et que, dans ces conditions, il faudrait que ce fonds soit dirigé par des individus aux valeurs morales particulièrement élevées. Mais cela serait peut-être concevoir des gestionnaires financiers comme on voudrait qu’ils soient plutôt que de les regarder tels qu’ils sont vraiment.
Le « socialisme de marché » aurait presque la faveur de Giacomo Corneo mais il lui manque une propriété pour être pleinement satisfaisant à ses yeux : la discipline des marchés financiers. C’est probablement ce qu’il y a de plus surprenant dans l’ouvrage : que, écrit après la crise de 2008, il respecte à ce point la capacité des marchés financiers à servir de guide à l’investissement et à la gestion des firmes. À aucun moment, l’auteur ne remet en cause les principes de la « corporate governance » ou, pour utiliser un autre langage, le capitalisme financiarisé. Les marchés financiers sont supposés indiquer où investir, là où la rentabilité est la plus forte, et en même temps fournir aux dirigeants de firmes les « bonnes incitations ».
Bien sûr, il y a quelques imperfections qui subsistent (bulles spéculatives et autres) mais rien de dirimant aux yeux de l’auteur du moment qu’on adopte les bonnes réglementations. Ces dernières ne sont guère explicitées et on ne peut s’empêcher de penser que l’ouvrage passe à côté d’un des problèmes les plus flagrants du capitalisme contemporain ou qu’il l’évacue de façon un peu expéditive. Nombre de contributions postérieures à 2008 ont souligné le fait que c’est le développement même des marchés financiers qui remet en cause le postulat de base de l’économie de marché selon lequel les prix fournissent les « bons signaux » aux investisseurs et décideurs publics. La spéculation, pour le dire vite, brouille à ce point les signaux de prix d’actifs qu’il est illusoire de vouloir se reposer uniquement ou même principalement sur des indicateurs financiers pour prendre des décisions économiques, et qu’il est au contraire urgent de tenir compte des indicateurs non financiers si on souhaite s’attaquer aux problèmes les plus cruciaux de la planète, à commencer par le réchauffement climatique.
Dans ces conditions, la solution de Giacomo Corneo, qui est de créer ce qu’il appelle un socialisme d’actionnaires, apparait très (trop) modeste pour changer quoi que ce soit de significatif. Notons au passage que cette proposition n’est pas très éloignée de celle formulée il y a quelques années par Michel Aglietta qui, lui, était moins optimisme quant aux vertus de la « valeur pour l’actionnaire » [1].
Réalité des systèmes économiques
De façon plus fondamentale, la démarche de l’ouvrage s’expose à deux critiques. La première, mentionnée précédemment, est qu’il existe une certaine ambiguïté dans les termes de la comparaison des systèmes économiques. Celle-ci oscille entre le « théorique » et le « réellement existant ». Le capitalisme est ainsi parfois appréhendé comme la façon dont fonctionne l’économie dans les manuels (avancés) de microéconomie, et parfois comme le mode de production qui a effectivement dominé l’économie mondiale au cours des derniers siècles. Il en est de même pour les systèmes alternatifs pour lesquels les références à des situations historiques sont, à la décharge de l’auteur, parfois plus difficiles à trouver en raison précisément de la domination du capitalisme. En définitive, la critique que Giacomo Corneo adresse à la planification centralisée diffère relativement peu de celle de Friedrich Hayek, qui soulignait déjà que le marché permettait un traitement plus efficace de l’information. Pourtant, on pourrait faire valoir que les progrès considérables des technologies de l’information au cours des dernières décennies sont de nature à renouveler les termes de la polémique entre Friedrich Hayek et Oskar Lange sur le socialisme et la valeur de l’information.
Deuxièmement, le manque de considération pour l’historicité des rapports sociaux se manifeste particulièrement dans le fait que la référence ultime pour juger de la pertinence ou la performance des systèmes ou arrangements institutionnels alternatifs au capitalisme est de vérifier leur compatibilité avec le comportement de l’agent de la microéconomie. Giacomo Corneo insiste sur le fait qu’il est nécessaire de prendre le comportement des êtres humains tels qu’il est aujourd’hui, ce qui peut s’interpréter comme un refus de fonder les alternatives au capitalisme sur une très hypothétique transformation des individus en êtres orientés vers la coopération. C’est certes une bonne méthode de prendre les êtres humains tels qu’ils sont et non tels qu’on voudrait qu’ils fussent. Mais cela peut aussi être vu comme une façon de nier que, pour rester dans une perspective marxiste, la transformation des rapports sociaux modifierait nécessairement la conscience humaine.
Giacomo Corneo reste à cet égard dans une perspective qu’on peut qualifier de « libérale » au sens large. Dans la discussion sur la possibilité ou non de la coopération (sous-jacente à l’idée de propriété commune), il reste proche des conclusions de Mancur Olson : elle n’est possible que dans de petites communautés. De même, l’auteur justifie qu’il ne prenne pas en compte les valeurs morales qui soutiendraient un comportement coopératif par le fait que ces valeurs, ou plus précisément les individus qui les porteraient, disparaitraient progressivement au profit d’individus porteurs de valeurs matérialistes. Le raisonnement évolutionniste suppose d’une part que la sélection des individus ou des valeurs se fait sur une base matérialiste, la réussite se jugeant à la richesse, et que d’autre part les individus peuvent changer de valeurs au cours du temps, ce qui contredit quelque peu le postulat de départ mentionné plus haut qui consiste à raisonner à partir d’un ethos constant. On ne comprend alors pas ce qui pourrait pousser des individus habités par de hautes valeurs morales à se transformer en matérialistes mus par l’appât du gain sous prétexte que c’est ainsi qu’on a le plus de chances de devenir riche.
Giacomo Corneo, Is Capitalism Obsolete ? A Journey through Alternative Economic Systems, traduit de l’allemand par D. Steuer. Harvard University Press, 2017, 307 p.