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Recension Histoire

L’historien peut-il prévoir l’avenir ?

À propos de : Peter Turchin, End Times : Elites, Counter-Elites, and the Path of Political Disintegration, Penguin press


par Louis Sagnières , le 15 septembre 2023


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L’histoire doit-elle prendre modèle sur les sciences de la nature, et se fixer pour objectif de prévoir l’avenir avec une certitude mathématique ? Oui, répond le biologiste P. Turchin, mais n’est-ce pas négliger la nature même de cette discipline ?

Peut-on faire une science de l’histoire sur le modèle de la physique ou de la biologie ? Une telle science permettrait-elle d’éviter les erreurs du passé ? Permettrait-elle de faire des prévisions sur l’avenir des sociétés ? Ces questions sont au cœur du travail de P. Turchin depuis une vingtaine d’années. Dans son dernier livre, End Times, qui propose une synthèse grand public de ses travaux, il répond à ces questions par un oui clair.

Un plaidoyer pour une science de l’histoire

On distingue souvent les sciences sociales des sciences de la nature par leurs méthodes et objectifs respectifs. Ces dernières tentent d’expliquer le monde, les premières tentent de le comprendre. Les phénomènes physico-chimiques et biologiques peuvent être décrits au moyen de modèles mathématiques. Les objets des sciences humaines nécessairement plus complexes ne se laissent jamais saisir par des équations.

Derrière cette opposition, on retrouve un constat d’échec répété à l’envi par les historiens et les sociologues au cours du XXe siècle : malgré de nombreux efforts pour découvrir des lois de l’évolution des sociétés humaines, nul n’y est parvenu. Pour ces chercheurs, il n’est pas possible de décrire les réalités humaines au moyen de modèles mathématiques, peu importe leur degré de complexité. Il est alors nécessaire de développer d’autres méthodes si l’on veut faire de l’humain, les sociétés et l’histoire des objets de connaissance et de science. Il ne faut plus chercher à expliquer leurs fonctionnements causaux, mais plutôt, de manière plus satisfaisante, à comprendre, à rendre évidentes les raisons, les intentions, qui permettent de rendre compte de ce qu’ils sont. Un historien n’a pas comme objectif d’expliquer la causalité derrière les grands évènements, mais de reconstruire la tapisserie des motifs et des moments qui permet de se faire une idée de la réalité et du déroulement de ceux-ci.

Pour P. Turchin, cette distinction n’a pas lieu d’être. Biologiste spécialisé dans la dynamique des populations animales, un champ de recherches qui utilise depuis de nombreuses années des modèles mathématiques, il commence à appliquer ces outils à l’étude des populations humaines, et à l’histoire en particulier à partir de la fin des années 1990. Il s’inscrit en cela dans un programme de recherches vaste et interdisciplinaire, l’évolution culturelle. Cette discipline trouve son origine dans les travaux de Cavalli-Sforza et Feldman (1981)⁠, et ceux de Boyd et Richerson (1985)⁠. Elle tente depuis une quarantaine d’années de développer et d’appliquer des méthodes et des modèles issus de la biologie des populations à l’évolution de la culture et des sociétés humaines. Elle arrive aujourd’hui à maturité notamment grâce aux travaux de Henrich (2016, 2020)⁠, Morin (2016)⁠ ou encore Acerbi (2020)⁠.

End Times est l’illustration de l’idée que l’on peut attendre de l’histoire plus qu’une description complexe d’un objet historique. Il est possible de mettre à jour des régularités historiques, d’en offrir des explications, et de les tester rigoureusement. Toutefois, de manière plus ambitieuse encore, P. Turchin prétend pouvoir se servir de ces modèles afin de faire de l’histoire une science expérimentale. Un modèle physique permet de prévoir le mouvement d’un corps. Un modèle historique doit pouvoir « retrodire », il doit permettre de prédire des données historiques alors que ces données n’ont pas été utilisées pour construire le modèle initial. Il prétend même pouvoir aller encore plus loin et se servir de ces modèles comme on se sert des modèles qui décrivent le climat, afin de prévoir à court et moyen terme l’évolution des sociétés. Cette science de l’histoire qu’il appelle la cliodynamique n’a pas pour vocation de remplacer l’histoire telle qu’elle se fait majoritairement aujourd’hui. Elle doit la compléter, se faire parallèle à elle. Pour une science de l’histoire, il faut des historiens au sens classique du terme pour offrir des analyses qualitatives et des cliodynamiciens pour tester ces dernières.

Cela peut sembler ambitieux. Certains iront jusqu’à dire qu’il ne s’agit de rien d’autre que de charlatanerie. Pourtant en 2010, fort des analyses qu’il avait développées dans ces précédents travaux, il s’est permis une prédiction (Turchin, 2010)⁠. Autour de 2020, la société américaine devrait connaître une période d’instabilité politique importante. Force est de constater que les évènements semblent lui avoir donné raison. Les analyses qui l’ont poussé à faire cette prédiction sont détaillées dans son précédent ouvrage Ages of Discord, publié en 2016. End Times est une tentative de rendre ces analyses accessibles au grand public sans avoir à entrer dans le détail des équations mathématiques derrière son modèle.

Un modèle mathématique de l’évolution des sociétés : La Théorie Démographique et Structurelle

Le point de départ de l’analyse de P. Turchin dans End Times est somme toute assez banal : toutes les sociétés font l’expérience de vagues d’instabilité politique. Une partie de leur histoire peut se comprendre comme un processus dynamique où alternent des phases d’intégration et de désintégration sociales. L’intention n’est pas de réduire l’histoire à cela, mais de montrer que cette dynamique peut faire l’objet d’une analyse quantitative et qu’elle peut être décrite par un modèle mathématique. Au cours des phases d’intégration, la société est à peu près paisible, stable et dans l’ensemble tous coopèrent au bien commun. Au cours des phases de désintégration, la violence politique et la paupérisation des populations augmentent, et cela se traduit par un risque accru de guerre civile et de révolte. Ce processus est particulièrement visible dans l’histoire de l’Égypte antique qui voit alterner l’âge des empires et leurs immenses réalisations culturelles, avec celui des périodes intermédiaires et l’instabilité politique qui les caractérise. On le retrouve aussi dans l’histoire de la Chine avec son alternance de dynasties, et dans l’histoire de France. P. Turchin consacre d’ailleurs son deuxième chapitre à analyser l’enchaînement de ces phases dans l’histoire française et anglaise de la fin du XIIe siècle à la fin du XVe siècle.

S’il est question de dynamique historique, cela ne veut pas dire que l’histoire est cyclique. P. Turchin affirme l’existence de phénomènes récurrents et réguliers, sans pour autant considérer que cela peut être décrit de manière simple. Il en va pour lui de l’histoire comme de la météo. On peut dire qu’après la pluie il y aura du beau temps, mais cela ne veut pas dire que cette alternance est mécanique comme les mouvements d’une horloge. L’évolution des sociétés est à la fois le résultat de forces qui les poussent dans certaines directions, mais aussi de l’interaction constante de ces forces entre elles, ce qui lui donne un caractère dynamique, chaotique.

Le modèle que P. Turchin défend s’inspire de la Théorie Démographique et Structurelle (TDS) de Jack Goldstone (1991)⁠. Cette théorie reconnaît l’existence de structures spécifiques au sein d’une société et considère que ce sont les changements démographiques au sein de ces structures qui permettent de comprendre son évolution. Les précédents ouvrages de P. Turchin (Historical Dynamic (2003)⁠, Secular Cycles (2009)⁠, et Ages of Discord (2016)⁠) poursuivaient un double objectif. D’abord, développer la modélisation mathématique de la théorie de Goldstone au moyen d’outils issus de la dynamique des systèmes (une discipline qui étudie le comportement de systèmes complexes dans le temps au moyen de modèle mathématique). Ensuite, appliquer cette modélisation pour expliquer l’évolution de différentes sociétés à travers l’histoire. End Times s’adressant à un vaste public, tout cela y est synthétiser de manière simple et sans recours aux mathématiques.

Selon la TDS, les sociétés se structurent autour de 3 acteurs. L’État, les élites, et le reste de la population. Dans End Times, l’État ne fait jamais vraiment l’objet d’une discussion précise. P. Turchin se concentre plutôt sur les élites, puisqu’il s’agit selon lui de l’acteur principal de l’évolution des sociétés. Il définit les élites comme l’ensemble des individus disposant d’un pouvoir social. Sa définition du pouvoir social s’inspire de celle proposée par Michael Mann dans son ouvrage The Sources of Social Power (1986). Il s’agit de la capacité d’un individu à en influencer d’autres. Par opposition aux élites, le reste de la population est donc défini comme les individus n’ayant peu ou pas de pouvoir social. Les changements démographiques au sein de ces 3 structures et leurs interactions ont pour résultat l’émergence de quatre grandes forces qui expliquent l’évolution des sociétés et leurs oscillations entre stabilité et instabilité politique : la surproduction des élites, la paupérisation de la population, la diminution de la légitimité de l’état et des facteurs géopolitiques idiosyncrasiques à chaque société.

P. Turchin consacre un chapitre à chacun de ces facteurs afin d’expliquer la situation particulière dans laquelle se trouvent les États-Unis aujourd’hui. Il y montre qu’il est possible de quantifier chacun de ces phénomènes au moyen de l’agrégation d’indicateurs simples. La paupérisation d’une population, traité au chapitre 3, peut se mesurer, par exemple, en comparant l’évolution de l’espérance de vie, ou encore l’évolution de la taille moyenne d’un individu de cette population, mais aussi en comparant l’évolution du salaire réel, ou encore du niveau d’éducation moyen. La surproduction des élites, analysée au chapitre 4, quant à elle peut se mesurer au moyen de l’évolution du nombre de millionnaires et milliardaires, ainsi qu’au nombre de diplômés universitaires, particulièrement dans certaines disciplines comme le droit.

Il est moins évident de comprendre à partir de quels indicateurs P. Turchin quantifie les deux autres forces. Ses analyses de la société et du développement de l’État américain sont néanmoins fascinantes. Aux chapitres 5 et 6, par exemple, il défend l’idée que la démocratie américaine est en fait une ploutocratie, un État gouverné par et pour les plus riches. Les leviers du pouvoir social sont à peu près tous aux mains des plus riches, au point que les préférences politiques de l’électeur moyen n’ont eu aucun impact sur les politiques du pays. Seules ont compté les préférences du 10 % les plus riches. Pour P. Turchin, cela s’explique par la composition particulière de la population aux États-Unis. Au contraire des pays européens ayant une classe ouvrière racialement homogène ayant pu s’opposer à l’élite, celle des États-Unis n’a jamais réussi à faire front commun, préférant les intérêts de race à ceux de classe.

Le livre montre en fin de compte que c’est de l’interaction entre la paupérisation de la population et de la surproduction des élites que naît l’oscillation entre les phases d’intégration et de désintégration sociales. Dans une société où le nombre d’aspirants au statut d’élite est de plus en plus grand, on assiste à un phénomène de compétition interélite, puisque le nombre de places dans l’élite reste toujours plus faible que le nombre d’aspirants. Il y a d’un côté une élite qui défend le statu quo, et une contre-élite qui l’attaque. Lorsque cette compétition à lieu dans un contexte de dégradation des conditions de vie de la population générale, on assiste alors à une augmentation de l’instabilité politique et de la violence. Les aspirants à l’élite et la contre-élite cherchant alors à instrumentaliser la souffrance de la population afin de s’emparer du pouvoir. Selon P. Turchin, c’est cette dynamique qui a porté Trump au pouvoir et qui explique les évènements du 6 janvier 2020 au cours desquels des émeutiers ont pénétré dans le Capitole. Une fois la vague de violence et d’instabilité passée, le nombre d’aspirants à l’élite diminue, les conditions de vie de la population augmentent de nouveau et l’on entre dans une nouvelle phase d’intégration sociale.

Plus de questions que de réponses

Le Devin (Les aventures d’Astérix)

Jusqu’ici confidentiels, les travaux de P. Turchin ont petit à petit attiré l’attention du grand public, particulièrement à la suite des évènements entourant l’élection puis la défaite de Donald Trump. C’est pour répondre à cette curiosité croissante qu’il a écrit End Times. Ce faisant, lui et son éditeur ont fait le choix de laisser de côté tout ce qui fait la vraie nouveauté de ses travaux, à savoir la modélisation mathématique et le travail de quantification en histoire. Bien qu’ils soient évoqués à plusieurs reprises dans le livre, ils ne sont jamais présentés en détail. On ressort donc de la lecture de cet ouvrage un peu déçu. Sans ses modèles mathématiques et sa quantification, la théorie de P. Turchin n’est qu’une théorie parmi d’autres, certes riche et pleine d’actualité, mais rien ne permet de la différencier de celles que peuvent proposer d’autres chercheurs. Et surtout, on se retrouve incapable d’évaluer la portée scientifique de ses affirmations.

Néanmoins, le matériel présenté dans le livre est convaincant. Il semble bien que les dynamiques qu’il identifie aient lieu conformément à l’analyse qu’il propose. On les retrouve à de nombreuses époques et dans des sociétés diverses. Toutefois, on peut légitimement se demander si cela n’est pas dû à un biais de sélection dans les données qui nous sont présentées. On peut tout autant s’interroger sur la fiabilité des modèles qu’il développe. Si End Times propose une vision fascinante de l’histoire, et un portrait très général d’un programme de recherche prometteur, on reste néanmoins un peu sur sa faim. Le lecteur avide de précision devra plutôt se tourner vers Ages of Discord pour voir le modèle de P. Turchin appliqué à l’histoire des États-Unis. Ou vers Secular Cycles pour le voir appliquer à différentes périodes de l’histoire de France, d’Angleterre, de Russie ou de Rome.

Quoi qu’il en soit, il est intéressant de noter que les phénomènes et dynamiques mis au jour dans le livre semblent aussi à l’œuvre en France en ce moment. On constate ici aussi l’explosion du nombre de diplômés du supérieur (État de l’Enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation en France #16, 2023)⁠, tout autant que de la baisse du pouvoir d’achat (Le prix de l’inflation : Perspectives 2023-2024 pour l’économie française, 2023)⁠. La crise de légitimité de l’État est elle aussi bien réelle (Mathilde Tchounikine  : «  Une crise de régime en France n’est pas impossible  », 2023)⁠. Dans ce contexte, la violence semble de plus en plus vue comme un geste politique légitime (Dans la jeunesse, «  un discrédit du système politique  » et «  une acceptation plus grande de la violence », 2023)⁠. En fait, les tentatives d’instrumentalisation et les réactions des milieux intellectuels et politiques au mouvement des Gilets jaunes ainsi qu’aux émeutes de cet été montrent bien l’intérêt que peuvent avoir ces analyses dans le contexte français. On peut légitimement se demander si la prédiction de P. Turchin d’une augmentation de la violence et de l’instabilité politique ne vaut pas aussi pour la France. On ne peut alors qu’espérer qu’un chercheur décide d’appliquer son modèle à l’histoire récente de la France.

Peter Turchin, End Times : Elites, Counter-Elites, and the Path of Political Disintegration, Penguin press, 2023, 368 p.

par Louis Sagnières, le 15 septembre 2023

Aller plus loin

Bibliographie

Acerbi, A. (2020). Cultural Evolution in the Digital Age. Oxford : Oxford University Press.
Boyd, R., & Richerson, P. J.(1985). Culture and the Evolutionary Process. Chicago : University of Chicago Press.
Cavalli-Sforza, L. L., & Feldman, M. W. (1981). Cultural Transmission and Evolution. Princeton : Princeton University Press.
Goldstone, J. (1991). Revolution and Rebellion in the Early Modern World. Berkeley : University of California Press.
Henrich, J. (2016). The Secret of Our Success. Princeton : Princeton University Press.
Henrich, J. (2020). The WEIRDest People in the World. New York, NY : Farrard, Straus and Giroux.
Le prix de l’inflation : Perspectives 2023-2024 pour l’économie française. (2023). (OFCE Policy Brief No. 114).
Mann, M. (1986). The Sources of Social Power. New York, NY : Cambridge University Press.
Morin, O. (2016). How Traditions Live and Die. Oxford : Oxford University Press.
Turchin, P. (2003). Historical Dynamics. Princeton : Princeton University Press.
Turchin, P. (2010). Political instability may be a contributor in the coming decade. Nature, 463(7281), 608. https://doi.org/10.1038/463608a
Turchin, P. (2016). Ages of Discord. Chaplin, CT : Beresta Books.
Turchin, P., & Nefedov, S. (2009). Secular Cycles. Princeton : Princeton University Press.

Pour citer cet article :

Louis Sagnières, « L’historien peut-il prévoir l’avenir ? », La Vie des idées , 15 septembre 2023. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Peter-Turchin-End-Times

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