Le débat sur l’usage de la force par la police refait surface depuis quelques années. D’un côté, des militants des quartiers populaires dénoncent une augmentation des violences policières et un « permis de tuer » accordé aux forces de l’ordre, et réclament un encadrement plus strict de l’usage de la force policière. De l’autre, des syndicats de police et des partis de droite et d’extrême droite affirment que les policiers n’ont pas les moyens juridiques pour se défendre et protéger la population face à des menaces de plus en plus graves, et exigent une « présomption de légitime défense ». S’ils n’ont pas obtenu une telle présomption, les policiers se sont vus accorder, en 2017, une extension significative des conditions dans lesquelles ils peuvent utiliser la force létale : la loi du 28 février 2017 autorise les policiers à tirer, après sommation, sur des personnes en fuite potentiellement dangereuses.
Le dernier ouvrage de Vanessa Codaccioni, Légitime Défense : Homicides sécuritaires, crimes racistes et violences policières, permet de comprendre les origines de ce débat et les évolutions qui ont mené à cette extension du droit d’usage des armes de la police. À travers une socio-histoire de la légitime défense des années 1970 à nos jours, l’historienne spécialiste des institutions pénales propose de repenser les questionnements liés à la légitime défense, à la faveur d’une socio-histoire attentive à ses usages juridiques et politiques.
La thèse centrale du livre est la suivante : la légitime défense est une cause d’irresponsabilité pénale « accordée à certains individus au détriment d’autres en raison de leurs caractéristiques sociales » (p. 37). Elle profite aux meurtriers les plus dotés en ressources et en capitaux (les hommes blancs des classes moyennes), lorsque leurs victimes appartiennent aux groupes sociaux les plus marginalisés et criminalisés (les classes populaires issues de l’immigration post-coloniale).
Trois choses font l’originalité de cet ouvrage. Tout d’abord, il retrace l’histoire de la légitime défense à travers les acteurs qui ont politisé ce concept à partir des années 1970, à savoir des groupes pro-répression de droite et d’extrême droite. Ensuite, il analyse les dimensions sociales et raciales de la légitime défense, et montre comment le profil des tueurs et des victimes influence la catégorisation d’un meurtre en acte de légitime défense. Enfin, il analyse le rôle de l’État dans la réduction des meurtres dits défensifs, et montre que les mesures prises pour limiter la violence d’autodéfense des particuliers ont été accompagnées de mesures étendant le champ de la légitime défense pour les forces de l’ordre.
Politisation de la légitime défense
Pour analyser la politisation de la légitime défense à partir des années 1970, V. Codaccioni porte son attention sur l’association « Légitime Défense », créée en 1978, et composée essentiellement de policiers, avocats et juges de droite. Dans un contexte d’augmentation des atteintes aux biens, d’émergence de la préoccupation de « l’insécurité », et d’augmentation des discours et des violences racistes, l’association va, pendant quinze ans, dénoncer l’incapacité de l’État à assurer la protection des personnes et des biens, et promouvoir une extension du droit à la légitime défense et une répression accrue de la délinquance. Constituée principalement des membres du comité de soutien au brigadier Marchaudon, condamné pour avoir tué Mustapha Boukhezer en 1977, elle défend, entre 1978 et 1992, une trentaine d’auteurs de violences mortelles, en arguant qu’elles étaient commises en légitime défense.
Légalement, une personne ne peut être considérée en état de légitime défense que si la violence qu’elle exerce est nécessaire et proportionnée pour se protéger ou protéger autrui d’une atteinte injustifiée à l’intégrité physique. L’association Légitime Défense réclame des réformes législatives qui abandonneraient la condition de proportionnalité, mettrait sur un pied d’égalité la défense des personnes et celle des biens, et reconnaitrait toutes les violences commises par des policiers en intervention comme de la légitime défense. Ses actions contribuent à imposer la question de la légitime défense à l’agenda politique et médiatique dans les années 1980 et 1990.
Qui tue ? Qui est tué ?
Les caractéristiques sociologiques du tueur et de la personne tuée sont déterminantes dans la définition d’un crime comme étant commis en légitime défense, à la fois par les militants pro-répression, et par les tribunaux. V. Codaccioni explique que « la politisation des affaires de légitime défense est rendue possible par cette configuration très particulière où les auteurs d’homicide ne correspondent pas au profil ordinaire des délinquants et des criminels, tandis que leurs victimes, celles blessées ou tuées, font partie des populations continuellement marginalisées, réprimées ou racisées, et que certains désignent tour à tour comme des « loubards », de la « vermine », ou de la « racaille » » (p. 126).
Tout d’abord, la légitime défense est principalement masculine. Sur les 34 affaires étudiées dans le livre [1], toutes les victimes sont des hommes, et une seule auteure d’homicide est une femme, une boulangère qui a tiré sur un homme qui aurait tenté de voler un croissant. Par contraste, les femmes tuant des conjoints violents ne sont presque jamais considérées comme étant en état de légitime défense.
Deuxièmement, la dimension raciale est centrale. Dans les affaires politisées par Légitime Défense entre 1978 et 1992, presque la moitié des victimes sont des jeunes hommes issus de l’immigration maghrébine. Cela s’inscrit dans deux décennies particulièrement marquées par les crimes racistes envers les maghrébins, puisqu’entre 1971 et 1989, plus de 200 maghrébins ont été tués pour motifs racistes en France (p. 158). De plus, ces décennies marquent l’émergence du discours faisant un lien entre immigration et délinquance, et en particulier les atteintes aux biens, qui a permis à l’association Légitime Défense de présenter ces affaires comme opposant des « honnêtes gens » et des jeunes issus de l’immigration (et donc perçus comme délinquants). Pour V. Codaccioni, « l’invocation de la légitime défense sert dans de nombreuses affaires à masquer le caractère raciste des homicides commis et à leur donner une justification rationnelle et légale pour qu’ils restent impunis » (p. 156).
Troisièmement, l’invocation de la légitime défense dépend des caractéristiques de classe des auteurs et des victimes. Les auteurs de meurtres présentés comme des cas de légitime défense sont majoritairement des commerçants et des professionnels de l’ordre, tels que des vigiles et des policiers, et les victimes sont majoritairement issues des classes populaires.
Ces caractéristiques permettent aux militants pro-répression d’inverser la figure de la victime, en présentant l’auteur du meurtre comme la victime et la personne tuée comme le délinquant. Dans les médias et au tribunal, les auteurs sont présentés comme des « Monsieur Tout le Monde », victimes à la fois de la délinquance et de l’incapacité de l’État à assurer leur protection. Face à eux, les personnes tuées sont présentées comme violentes et délinquantes. Cette inversion de la figure de la victime est rendue possible à la fois par les discours racistes faisant l’amalgame entre immigration et délinquance, et par les pratiques policières qui font des jeunes issus de l’immigration et des quartiers populaires leur cible principale [2].
Dans la procédure judiciaire, les juges ou jurés jugent donc « en même temps, un crime et un délit, un auteur d’homicide d’un côté, [et] un supposé cambrioleur, voleur, un agresseur tué de l’autre » (p. 232). Ce double jugement permet de voir, de manière particulièrement claire, ce que Michel Foucault appelle « la gestion différentielle des illégalismes », l’idée selon laquelle les illégalismes qui sont le fait des classes populaires (vols, chapardages) sont durement réprimés alors que les illégalismes qui sont le fait des bourgeois (fraude, évasion fiscale) font l’objet d’accommodements et d’arrangements avec la loi. Cette tolérance à géométrie variable selon la classe et l’origine raciale des délinquants est particulièrement visible dans les affaires de légitime défense. Sur la trentaine de cas étudiés, seuls un quart aboutissent à une condamnation des auteurs à de la prison ferme, un taux bien en deçà des taux d’acquittement dans les affaires d’homicide.
Restreindre la légitime défense privée ; investir dans la légitime défense d’État
Dans les années 1980 et 1990, dans un contexte d’augmentation des meurtres défensifs, l’État français prend des mesures pour réduire les « excès de légitime défense ». La mesure la plus importante est l’imposition de restrictions sur les ventes et le port d’armes dites « d’autodéfense ». En parallèle, le législateur encadre plus strictement le droit à la légitime défense, et l’État met en place des politiques pour faire baisser le sentiment d’insécurité : promotion de mesures préventives contre les atteintes aux biens, encouragement du recours à la police pour gérer les atteintes aux biens, généralisation des assurances. Ces mesures ont pour conséquence une baisse des meurtres dits d’autodéfense à partir des années 1990.
Si l’État cherche à limiter l’usage défensif des armes par les particuliers, il va, dans le même mouvement, donner plus de moyens défensifs aux forces de l’ordre. Dès les années 1980, l’idée est émise d’élargir la légitime défense des policiers au delà de ce qui est autorisé pour personnes privées, en alignant le régime d’usage des armes de la police avec celui applicable aux gendarmes. Cette revendication demeure marginale jusqu’aux années 2000, tant au sein de la police que dans le champ politique, mais elle sera régulièrement remise à l’ordre du jour, par des députés de droite et d’extrême droite, et par le syndicat Alliance Police Nationale. Les gouvernements successifs rejettent l’idée, en raison de la dangerosité de l’usage des armes en milieu urbain et du risque de violences mortelles arbitraires.
Mais suite aux attaques terroristes de 2015, et dans un contexte de foisonnement de lois sécuritaires, des lois sont votées qui alignent le régime de l’usage de la force des policiers avec celui des gendarmes, et élargissant le pouvoir d’usage des armes des policiers de manière significative. Les policiers peuvent désormais tirer, après deux sommations, pour arrêter des personnes ou des véhicules cherchant à leur échapper et « susceptibles de perpétrer, dans leur fuite, des atteintes à leur vie ou à leur intégrité physique ou à celles d’autrui » (Loi du 28 février 2017). Ils peuvent également faire usage de leurs armes pour empêcher la réitération « d’un ou plusieurs meurtres ou tentatives de meurtre venant d’être commis » (Loi du 3 juin 2016). Des lois similaires avaient déjà été mises en place sous le régime de Vichy et pendant la guerre d’Algérie, mais elles sont inédites en temps de paix.
L’ouvrage de V. Codaccioni contribue à expliquer le cheminement historique qui a conduit à une extension significative des pouvoirs de la police au nom de la « légitime défense d’État » dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. En montrant que les restrictions de l’usage défensif des armes par les particuliers sont allées de pair avec un surinvestissement étatique dans la légitime défense d’État, il permet de comprendre à la fois la baisse des meurtres racistes et sécuritaires depuis les années 1990, et l’augmentation récente des violences policières mortelles [3].
Vanessa Codaccioni, Légitime Défense : Homicides sécuritaires, crimes racistes et violences policières, CNRS éditions, 2018.