Recensé : Florence Johsua, Anticapitalistes. Une sociologie historique de l’engagement, Paris, La Découverte, 2015, 290 p., 14,99€.
Ce livre passionnant, issu d’une thèse de science politique, retrace l’histoire de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) en France, des années 1960 aux années 2000. Dans une perspective de sociologie historique, au croisement de la sociologie de l’engagement et de celle des partis politiques, Florence Johsua cherche à comprendre les mutations et les permanences d’une organisation partisane et du militantisme en son sein. Elle documente ainsi les transformations de l’engagement militant dans un courant plongé, depuis la fin des années 1970, dans une crise de longue durée. À partir du cas de la LCR, « il s’agit de rendre compte d’une aventure minoritaire et universelle : la contestation de l’ordre établi » (p. 10).
« Moins de Grands Soirs que de petits matins besogneux »
Mise en question du modèle du « révolutionnaire professionnel » (p. 161), irruption de nouvelles revendications, transformation des pratiques militantes : les changements de l’engagement anticapitaliste sont analysés en les resituant dans le temps long de l’évolution d’un parti politique. L’auteure adopte ainsi une perspective interactionniste qui « considère le militantisme comme un processus inscrit dans le temps, non linéaire, fruit de l’interaction permanente entre le contexte politique et social et les dispositions des acteurs » (p. 12). L’enquête considérable qu’elle a menée de 2002 à 2010 vise à comprendre « comment s’est produit et reproduit l’engagement anticapitaliste » (p. 12). Son intérêt pour ce sujet est lié à sa propre trajectoire biographique, marquée par « un cadre familial saturé de dispositions politiques » (p. 16), ses parents étant des militants historiques de la LCR.
La combinaison de plusieurs méthodes d’enquête (statistiques, entretiens, observations et archives) prend ici tout son sens. La recension des cartes d’adhérents et la passation de questionnaires lors de congrès nationaux et locaux permettent d’établir une sociographie précise des militants et de reconstruire des trajectoires individuelles. Sur cette base, Florence Johsua a réalisé des entretiens de type « récits de vie » avec 45 militants et dirigeants du parti. À travers cette approche compréhensive de l’engagement, elle saisit les facteurs d’entrée et de fidélité à la LCR, mais aussi les logiques de sortie. Les observations ethnographiques dans deux sections parisiennes apportent des compléments sur le fonctionnement de l’organisation de l’intérieur, « au ras des pratiques militantes quotidiennes » [1]. Enfin, l’analyse des sources écrites (corpus doctrinal, presse du parti, documents iconographiques, etc.) renseigne sur l’évolution des positionnements stratégiques et des référents théoriques.
Ce protocole d’enquête permet de comprendre les transformations d’un parti politique qui, loin d’être homogène, est constitué d’un « empilement de strates d’engagement liées aux périodes d’entrée de ses membres » (p. 13). Florence Johsua repère un tournant majeur dans la seconde moitié des années 1970, accentué après la victoire de la gauche en mai 1981, avec un retournement du rapport de forces en défaveur des organisations révolutionnaires. De nombreux militants de la LCR sont alors déstabilisés face à l’évolution de la situation politique, comme le souligne l’un d’entre eux en entretien : « C’est quoi un parti révolutionnaire dans une situation qui ne l’est pas ? » (p. 112). L’auteure montre que « l’adieu au Grand soir » se traduit par un repli sur des objectifs à court terme, soit des propositions immédiates et concrètes qui permettent aux militants de se sentir crédibles, faute de pouvoir opposer un projet de société alternatif au système capitaliste. Les membres de la LCR développent aussi des stratégies de reconversion militante dans les associations et syndicats, en investissant notamment le mouvement altermondialiste. Ce changement de l’image publique et des modes d’intervention de leur parti favorise l’entrée de nouveaux militants à partir de 2002.
L’engagement politique en temps de crise
Après le premier tour de l’élection présidentielle et le choc du 21 avril, les effectifs de la LCR ont quasiment doublé. L’organisation, qui a ainsi été profondément renouvelée et rajeunie, est aussi devenue socialement et idéologiquement moins homogène. Alors que les militants de la LCR étaient jusque-là massivement intégrés sur le marché du travail et fortement dotés en capital culturel, un quart étant des enseignants, les nouveaux militants sont principalement des jeunes actifs qui connaissent une insertion professionnelle problématique. Contrairement aux militants qui ont rejoint la LCR à partir de 1968 et ont souvent connu une ascension sociale par rapport à leurs parents, les trajectoires des nouveaux arrivants se caractérisent par différentes formes de déclassement. Le recrutement social de l’organisation en est bouleversé : « Cette sous-représentation persistante des catégories populaires est paradoxale pour une organisation politique qui a couru tout au long de son histoire après la classe ouvrière, sans jamais l’atteindre. Jusqu’à ce que celle-ci vienne elle-même à la rencontre de la LCR, en 2002 » (p. 75).
Le chapitre intitulé « repenser la production sociale de la révolte », qui avait déjà fait l’objet d’un article dans la Revue française de science politique en 2013 [2], établit un lien entre expérience de déclassement et processus de politisation. Florence Johsua propose d’analyser les logiques sociales de la contestation, tout en intégrant les critiques adressées aux approches en termes de frustration relative. Elle montre comment les expériences de déclassement peuvent contribuer à transformer les représentations du monde social de ceux qui les subissent. Ces désajustements dans leur parcours « sont de nature à [leur] révéler l’arbitraire du monde social et de ses classements », les incitant ainsi à remettre en cause « ce qui va de soi » (p. 87).
Cette thèse va à rebours des « travaux existants sur les conséquences biographiques de la mobilité sociale descendante des individus et des groupes [qui] mettent essentiellement en lumière ses effets en termes de xénophobie et d’attrait relatif pour l’extrême droite, ou encore de repli sur soi traduisant une faible participation politique » (p. 93). Certes, ces engagements précaires sont fragiles et entrent en tension avec ceux des militants plus anciens, parfois désarçonnés par la méconnaissance des nouvelles recrues à l’égard de l’histoire du parti et de ses référents identitaires. Mais les nouvelles adhésions de 2002 montrent aussi que la crise économique peut favoriser des formes de mobilisation « sur la base de valeurs universalistes et orientées à gauche ». Selon l’auteure, ces entrées sont « le fruit de la rencontre entre des dispositions contestataires et une forme d’engagement, qui donne un sens à ces expériences sociales pour les transformer en révolte » (p. 90). L’organisation joue ici un rôle crucial, en mettant en avant la figure d’Olivier Besancenot, un facteur de 27 ans qui incarne cette jeunesse précaire et développe un discours combattif. L’évolution de la LCR depuis 2002 pourrait ainsi éclairer certaines des logiques actuelles de l’engagement en temps de crise.
Une « gauche radicale » ?
Ce livre propose donc non seulement une analyse très fouillée de l’histoire de la LCR, mais il fournit aussi des pistes pour comprendre les mouvements politiques et sociaux actuels. En étudiant la production sociale de la révolte, Florence Johsua fait le lien avec les situations révolutionnaires arabes, marquées par le rôle d’une jeunesse éduquée confrontée aux problèmes de l’emploi et de l’insertion sociale. Elle invite également à « s’interroger sur le développement de situations de vie précaires au cœur d’économies riches, frappées par la crise et par des politiques d’austérité budgétaire et sociale, et sur ses effets dans la genèse de dispositions contestataires » (p. 94). La conclusion du livre affirme ainsi que la crise économique de 2008 « a redonné une actualité à ce projet d’alternative politique » et que « de nouvelles forces politiques […] renouvellent à leur manière les contours d’une gauche radicale » (p. 242). L’auteure cite l’accès au pouvoir de Syriza en Grèce en 2015 et la montée en puissance de Podemos en Espagne depuis 2014.
Cependant, présenter ces partis comme un renouveau des « gauches radicales » ne permet pas toujours de comprendre les raisons de leur succès. C’est précisément en tournant le dos à ce qualificatif, en refusant des slogans comme celui de la LCR « 100% à gauche », que s’est constitué un parti comme Podemos. Si on retrouve parmi ses fondateurs des militants d’Izquierda anticapitalista, la section espagnole de la quatrième internationale, et des déçus d’Izquierda Unida (coalition de gauche constituée autour du Parti communiste espagnol), la plupart des dirigeants et des militants refusent désormais de se définir comme « anticapitalistes ». Comprendre l’émergence et le succès de certains de ces nouveaux partis nécessite donc de revenir sur leurs ruptures avec le discours et le vocabulaire traditionnellement portés par la « gauche radicale ».
Par contre, l’une des clés de compréhension pour retracer la genèse de Podemos réside dans les expériences latino-américaines, étonnement passées sous le silence dans cet ouvrage. Pourtant, après la chute du mur de Berlin et l’effondrement du bloc soviétique, les militants de gauche se sont souvent tournés vers cette région du monde pour renouveler leurs espoirs et références. À l’exception d’une note de bas de page sur les budgets participatifs brésiliens, l’impasse est totale sur les gouvernements qui mettent en avant un « socialisme du XXIe siècle », expression reprise en conclusion du livre. Le Venezuela d’Hugo Chávez, la Bolivie d’Evo Morales et l’Équateur de Rafael Correa ont-ils été perçus comme une source d’inspiration pour les membres de la LCR ? L’auteure n’en dit rien.
L’ouvrage offre aussi peu de pistes pour comprendre l’échec du Nouveau parti anticapitaliste (NPA) évoqué dès l’introduction : cinq ans après le 21 avril 2002, la LCR, « dopée par l’afflux de militants et par la visibilité publique et médiatique dont elle a bénéficié, propose de fonder un nouveau parti anticapitaliste. […] Fort de près de 10 000 membres au moment de sa fondation, le NPA n’en compte plus que 2000 en 2015 » (p. 8 et p. 10). « L’échec de l’entreprise » est alors souligné, mais comment l’expliquer ? Florence Johsua évoque rapidement le retour des courants révolutionnaires orthodoxes, qui étaient « très minoritaires au sein de la LCR [et] se sont renforcés dans le cadre du NPA, déplaçant significativement son centre de gravité et déstabilisant nombre de ses artisans » (p. 155). Est-ce le seul facteur expliquant l’hémorragie militante d’un parti qui avait pourtant réussi à séduire de nouvelles catégories de la population ? Comment se fait-il que l’afflux des militants en 2002 se soit accompagné, une douzaine d’années plus tard, d’un retrait aussi brutal ? Il serait intéressant d’approfondir les logiques de désengagement, prises en compte mais moins documentées dans le livre que les processus de nouveaux engagements à partir de 2002.
Si quelques questions restent ainsi en suspens, Anticapitalistes est un livre remarquable, qui tient le lecteur en haleine tout du long et constitue un apport considérable à la sociologie de l’engagement.