Une pensée « compostiste », « tentaculaire », invitant aux troubles plutôt qu’aux dualismes en tous genres et aux frontières disciplinaires : telle est l’entreprise déstabilisante, et très actuelle, de Donna Haraway.
À propos de : Donna Haraway, Vivre avec le trouble, traduit par Vivien Garcia, Les Éditions des mondes à faire
Une pensée « compostiste », « tentaculaire », invitant aux troubles plutôt qu’aux dualismes en tous genres et aux frontières disciplinaires : telle est l’entreprise déstabilisante, et très actuelle, de Donna Haraway.
Il n’y avait pas de période plus opportune pour la sortie de la version française du dernier livre de Donna Haraway. Cette publication a lieu quatre ans après sa parution en langue originale, à l’heure où une pandémie nous dévoile un peu plus le caractère instable et incertain de notre présent ainsi que de notre futur. À l’heure encore où des interrogations quant à notre mode de vie, de consommation et de production, à nos relations avec les autres êtres, humains et non-humains, vivants et morts, et à l’environnement émergent sans cesse. Tout cela fait, d’une certaine manière, partie du trouble dont D. Haraway nous parle. On pourrait y ajouter, pour reprendre certaines thématiques récurrentes de l’ouvrage, la sixième extinction de masse, les projections démographiques de l’ONU laissant augurer une réduction drastique de la biocapacité disponible par tête ou encore les « Grandes Accélérations qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale » (p. 11) et leurs innombrables conséquences sur les vivants et leur milieu. Mais l’autrice nous prévient, s’il faut « calmer la tempête et reconstruire des lieux paisibles » (p. 7), il ne s’agit pas de céder aux sirènes de l’Apocalypse ou du salut : ce trouble, il va falloir vivre avec. Et c’est la raison pour laquelle D. Haraway use de ce terme, comme pour mieux nous troubler, en lui donnant aussi une connotation positive.
D. Haraway nous invite alors à penser autrement. Elle nous jette dans un monde sémantique et imaginaire, auquel nous ne sommes pas encore familiers. Nous apprenons peu à peu à abandonner les dualismes, les conceptualisations classiques et les frontières disciplinaires, biologiques, géographiques auxquels nous sommes habitués. D. Haraway nous invite encore à lire le texte autrement, à prêter attention aux (nombreuses et copieuses) notes de bas pages. « Les détails comptent » nous dit-elle à plusieurs reprises (p. 50, 254). On remarque ainsi que la plupart des auteurs auxquels elle fait référence sont, à quelques exceptions près, des autrices : artistes, anthropologues, philosophes, biologistes, scientifiques, etc. On retrouve aussi fréquemment un certain nombre de francophones : V. Despret, I. Stengers, B. Latour. Ce sont ses « partenaires » (p. 12) dans la pensée.
Pour « vivre-avec et mourir-avec » (p. 9) le trouble, pour penser et agir autrement, de nouvelles histoires (et donc pas simplement des concepts) s’avèrent nécessaires. Elles permettent de développer la respons(h)abilité, c’est-à-dire la capacité (ou l’habilité) à répondre à l’urgence. Plutôt qu’un cadre univoque, D. Haraway propose pour ce faire une multitude de pistes. Aussi éparses puissent-elles sembler l’autrice s’amuse à les regrouper sous un seul acronyme (en insistant ainsi sur les nœuds qu’elles ont pu former et qu’elle ne cesse d’explorer au fil du texte) : SF. Difficile de rendre en français tout ce à quoi cette abréviation fait référence : Science-Fiction bien sûr, mais encore Féminisme Spéculatif, Fabulation Spéculative, Faits Scientifiques, Science Fantasy, jeux de ficelles (en anglais, String Figures), mais aussi le jusqu’ici, le sans garantie (So Far, en anglais). La SF est « une pratique et un processus » (p. 10). Les jeux de ficelles illustrent bien cette idée. Ils permettent de « faire et défaire », de « devenir-avec les unes et les autres » (p. 10). Ils sont des « manières de penser autant que de faire » (p. 29). Passant de mains en mains, ils impliquent de lâcher prise pour construire avec les autres des combinaisons originales. Reprenant l’anthropologue M. Strathern, D. Haraway rappelle tout au long du livre que « les idées que nous utilisons pour penser (avec) d’autres idées comptent » (p. 25). C’est d’ailleurs pour cette raison qu’elle prend en main le « sac à provisions » d’U. Le Guin [1], figure que cette dernière utilisait pour décrire sa théorie de la fiction. Il permet de collecter, transporter et contenir tous les éléments nécessaires pour créer et raconter des histoires nouvelles. Au long des pages et des jeux de ficelles, il devient, dans les mots de D. Haraway, un « filet à provisions ». En tirant les fils des histoires, il se fait sac de graines pour « ensemencer des mondes » (c’est le titre du chapitre 6). Et l’on découvre peu à peu que la SF « est davantage un mode : un mode d’attention, une théorie de l’histoire et une pratique grâce à laquelle des mondes se forment » (p. 261, note 8). La curiosité, qui caractérise selon D. Haraway le travail de V. Despret (auquel le chapitre 7, « Une pratique curieuse », est consacré), permet l’émergence de ces histoires. Elle fait que nous nous éloignons des sentiers battus pour vivre avec le trouble.
Ces autres qui nous permettent de vivre-avec et mourir-avec le trouble n’appartiennent pas seulement à notre espèce. La « récupération multispécifique » (p. 49) est un aspect important du projet harawayen :
les bestioles humaines et non humaines n’auraient pas pu exister et elles ne pourraient pas subsister sans être continuellement liées les unes aux autres par des pratiques curieuses. Attachées à des passés en cours, elles avancent ensemble dans des présents épais et des futurs encore possibles. Elles vivent avec le trouble dans des fabulations spéculatives (p. 285).
Dès le premier chapitre, D. Haraway illustre son propos en exposant des « devenirs-avec » tissés par des pigeons et des êtres humains ayant rendu ces derniers capables « de pratiques sociales, écologiques, comportementales et cognitives situées » (p. 31). Concrètement, elle relate des situations particulières apparemment aussi distinctes que des courses de pigeons, des recherches contre la pollution, des projets scolaires d’étude de ces animaux, etc. Une multitude d’autres « bestioles » [2] et d’expériences viennent nourrir cette réflexion. L’araignée Pimoa cthulhu, l’histoire de Méduse, les poulpes, les coraux, les lichens nous invitent, dans le deuxième chapitre, à abandonner l’individualisme et l’exceptionnalisme humain en développant une « Pensée tentaculaire », c’est-à-dire une pensée qui fait en même temps qu’elle pense [3]. Il ne s’agit pas d’une forme de post- ou trans-humanisme, contrairement à ce que voudrait une interprétation trop courante de son Manifeste cyborg [4], mais de l’humain comme humus, comme compost. D. Haraway insiste, elle est « compostiste, pas posthumaniste » (p. 189).
Le Chthulucène est le « filet à provisions » que nous propose D. Haraway. Il nous permet « de ramasser ce qui est essentiel afin de continuer, de vivre avec le trouble » (p. 108), c’est-à-dire de « penser/faire » autrement. C’est une époque (-cène de Kainos) « constitué[e] par des pratiques et des histoires de devenir-avec multispécifique en cours, en des temps incertains et précaires » (p. 108). C’est à la fois un passé, présent et futur où il est possible – à la différence de l’Anthropocène, du Capitalocène et du Plantationocène [5] – de penser la continuation et la récupération. La condition en est simple : il est nécessaire « de collaborer, de travailler, de jouer avec d’autres habitants de Terra » (p. 223). Dans le Chthulucène, on devient-avec et on construit-avec, c’est ce qu’elle appelle la « sympoïèse ». C’est grâce à L. Margulis et à sa conception de la vie que D. Haraway développe cette idée. Selon L. Margulis, la vie serait le résultat de la fusion des génomes en symbioses et de la sélection naturelle, c’est ce qu’elle appelle la « symbiogènese ». Ce devenir-avec n’est pas un projet pro-vie et innocent. La mort en fait et doit en faire partie. D. Haraway ne cesse de répéter : la respons(h)abilité des vivants implique aussi d’apprendre à instaurer des relations avec les morts, car « nos vies et nos morts sont entremêlées » (p. 72). La mort ne peut plus être considérée comme le point final des histoires.
Le slogan du Chthulucène est « Faites des parents, pas des enfants » (p. 217). Selon Haraway, il devient urgent de rompre les dualismes entre généalogie et parenté et parenté et espèce. Ainsi :
Faire des parents, faire des catégories, des espèces, des genres, faire preuve de sollicitude, s’apparenter sans liens de naissance, se trouver dans une proximité latérale, et se faire écho de tant d’autres manières... Cela développe l’imagination et cela peut changer l’histoire (p. 227).
Cela s’avère d’autant plus nécessaire dans un monde en proie à une explosion démographique. D. Haraway précise toutefois que cela ne signifie pas instaurer des politiques de contrôle des populations, mais créer des parentés innovantes et durables (des « parentinnovations », p. 231). Pour nous mettre sur la voie, elle propose par exemple trois « parents dépareillés » pour chaque enfant, sans forcément que ceux-ci soient amants. Mais faire des parentèles c’est surtout se demander envers qui nous sommes responsables. Et, là encore, on ne saurait se contenter de répondre en ne désignant que des êtres humains. Les parentèles interspécifiques ne sont pas sans conséquences. D. Haraway en fait l’expérience en donnant des œstrogènes (DES) à sa chienne âgée, Cayenne, afin de lui éviter des fuites urinaires. Cela la conduit à tirer les fils des droits des animaux et des luttes pour la santé des femmes notamment. À mesure que les histoires se croisent, on découvre ainsi que « les espèces compagnes s’infectent mutuellement, en permanence. À même les corps, les obligations éthiques et politiques sont contagieuses, en tout cas elles devraient l’être » (p. 253). Et ce qui semblait au départ secondaire se révèle essentiel.
Le livre se termine sur les Histoires des Camille, un exercice SF reliant tout ce que D. Haraway nous a présenté dans les chapitres précédents. Cette fabulation spéculative, initialement coécrite avec V. Despret et le réalisateur F. Terranova, est le fruit d’un atelier d’écriture [6]. La consigne était d’« imaginer un nourrisson et [de] lui faire traverser, d’une manière ou d’une autre, cinq générations humaines » (p. 289). D. Haraway nous conduit donc sur les traces de cinq Camille qui, essayant de répondre aux troubles de leur temps — tous marqués, quoique de manières différentes, par les morts individuelles et les disparitions d’espèces, mais aussi par une volonté constante d’« épanouissement multispécifique ». Elle nous raconte ainsi comment penser autrement et nous invite à reprendre et poursuivre l’histoire, à mettre en pratique le jeu de ficelles.
La lecture du livre déstabilise, elle trouble. Bien que D. Haraway aime les slogans, si l’on s’attend à en revenir avec des arguments conclusifs et prêts à l’emploi, on s’expose à une grande déception. Son mode de raisonnement est loin d’être linéaire. Les idées, les images, les faits scientifiques, les situations vécues et fabulées se multiplient, s’entremêlent et génèrent quelque chose de nouveau. Mais ce travail n’est jamais fini. C’est à nous de le poursuivre, de reprendre le fil.
Un agencement différent des chapitres (qui pour la plupart furent d’abord publiés sous forme d’articles) aurait cependant rendu la lecture plus fluide. Certains d’entre eux, sont difficiles à digérer alors que d’autres nous laissent sur notre faim. L’édition française a fait le juste choix d’intégrer dans le corps du texte certaines notes de bas de page de l’original. La répétition de paragraphes à l’identique dans différents chapitres demeure par contre perturbante.
Ce livre et ses images – car il faut mentionner leur présence et la qualité graphique de l’objet – n’en ont pas moins le mérite de titiller la réflexion, de la déranger, de donner à des personnes différemment situées des pensées pour penser d’autres pensées. Dans notre cas, il offre une opportunité de rafraîchir certains concepts récurrents de la philosophie morale contemporaine. Il ouvre un autre point de vue sur l’éthique de la responsabilité, l’éthique du care, ou même l’éthique animale. Et il ne s’agit plus de les embrasser séparément, comme c’est généralement le cas, mais ensemble.
La responsabilité, pour D. Haraway, ne doit pas viser les générations futures, mais elle doit s’inscrire dans le temps qui est le nôtre, dans une relation de construction mutuelle où l’on devient-avec. Pour développer la respons(h)abilité les autres êtres, humains et non humains, comptent. Et cela, non pas parce que leur cerveau serait similaire au cerveau humain ou puisqu’ils partageraient des caractéristiques considérées comme humaines (comme la reconnaissance de soi), mais parce qu’ils nous rendent capables. On aurait par contre apprécié que la discussion, discrètement engagée, avec l’éthique animale soit un peu moins allusive.
Ce livre offre aussi la possibilité de penser autrement la reproduction et la mort, au-delà (ou mieux en-deçà) des débats binaires entre « individu » et « collectivité », entre liberté individuelle et responsabilité collective ou bien-être individuel et bien être collectif. Or, c’est en ces termes que beaucoup de questions éthiques ont été abordées dans le contexte de l’actuelle pandémie. L’équité a été la réponse rhétorique dominante, tel un juste-milieu se fixant entre les deux pôles antagonistes. Ce fut en cela une occasion manquée de penser autrement pour vivre et mourir avec le trouble. Mais, il n’est pas trop tard pour développer une pratique curieuse et multispécifique.
par , le 26 août 2020
Milena Maglio, « Penser comme un poulpe », La Vie des idées , 26 août 2020. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Penser-comme-un-poulpe
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[1] Ursula K. Le Guin, « The Carrier Bag Theory of Fiction », Dancing at the Edge of the World : Thoughts on Words, Women, Places, New York, Grove, 1989, p. 166.
[2] Comme le précise D. Haraway, ce terme permet de faire « indifféremment référence à des microbes, à des plantes, à des animaux humains et non humains et parfois même à des machines » (p. 8, n. 1).
[3] D. Haraway affirme que penser et faire sont des « dimensions inextricables », si bien qu’elle reprend à N. Loveless l’expression « penser/faire ». Voir : Nathalie Loveless, Acts of Pedagogy : Feminism, Psychoanalysis, Art, and Ethics, thèse de doctorat en Histoire de la conscience, Université de Californie à Santa Cruz, 2010.
[4] Donna Haraway, Manifeste cyborg et autres essais. Sciences, fictions, féminismes, traduit par L. Allard, Paris, Exils, 2007.
[5] Ce terme inventé par S. Gilbert et D. Haraway désigne l’époque successive à la transformation des fermes, des forêts, etc. en plantations clôturées et ses formes d’exploitation (notamment coloniales).
[6] Lequel se déroula dans le cadre du colloque Gestes spéculatifs organisé, en 2013, à Cerisy par I. Stenger.