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Le siècle de l’illustration

À propos de : Patricia Mainardi, Another World. Nineteenth-Century Illustrated Print Culture, Yale University Press


par Evanghelia Stead , le 9 octobre 2019


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Que doit notre culture visuelle au XIXe siècle ? Pour le comprendre, l’historienne de l’art Patricia Mainardi remonte bien avant l’invention de la photographie, et explore un vaste ensemble d’images en tout genre dans un livre qui nous invite à rééduquer notre regard, loin des écrans.

Ce livre n’existerait pas si son auteur n’avait souhaité explorer les tenants et les aboutissants de la bande dessinée, née avec Rodolphe Töpffer et l’Histoire de Mr Jabot (1833). En historienne de l’art américaine qui connaît bien la France du XIXe siècle, Patricia Mainardi s’est vite rendu compte que, pour en interpréter l’apport dans la culture visuelle, il lui fallait visiter bien d’autres domaines de la modernité médiatique, en général traités séparément comme des questions de spécialité. Ce constat aboutit à un tour d’horizon abondamment illustré, souvent en couleur, dont l’ambition est d’embrasser le grand siècle de l’éclosion des images, d’en révéler les visions modifiées, et d’en esquisser les prolongements. Le chapitre sur la bande dessinée en occupe à bon droit le centre sans être pour autant le plus long (40 p.). Il est précédé d’une part par le développement le plus substantiel (60 p.) sur la lithographie et les multiples objets imprimés qu’elle engendre ; de l’autre, par un chapitre sur l’éducation de nouveaux publics par les magazines illustrés et les techniques industrielles des images (45 p.). Et il rebondit sur les nouvelles modalités de lecture dans les livres illustrés (34 p.), et l’apport nouveau – et inattendu – des images d’Épinal, figées par l’historiographie dans un rôle d’imagerie populaire rétro (42 p.). La structure, surprenante, fait partie d’une stratégie qui vise à rééduquer le regard moderne par notre passé imagé. Elle est associée à une argumentation très souple et à une excellente connaissance de la première moitié du XIXe siècle. Bien entendu, Another World (Un autre monde) fait penser à Grandville et à son merveilleux ouvrage de 1844 qui multiplie les visions, promeut les transformations, et propage la fantaisie. Le livre de Mainardi n’omet pas de consacrer plusieurs pages aux aspects les plus inventifs de l’œuvre de Grandville, et pas seulement à cet ouvrage. Mais sa visée est bien autre, et multiple : rappeler des pans entiers de modernité visuelle que notre modernité a vite absorbés – et oubliés ; mettre en évidence les modifications de la perception que le XIXe siècle a introduites via une foule d’images partagées, plaisantes, et largement présentes ; ébaucher des lignes de fuite vers les genres illustrés contemporains (roman graphique, bandes dessinées, livres pour enfants). Restituer, en deux mots, une autre histoire de l’image au XIXe siècle : non pas celle axée sur le cliché photographique, abondamment étudiée, mais celle de l’image dessinée, celle des arts graphiques.

Pellerin, Le Plumet de Baldaquin, lithographie sur papier, coloriée au pochoir, 4e quart du XIXe siècle.

Cette enquête constitue un réel défi tant elle soulève des questions centrales de corpus et de méthode. Pour y parvenir, Patricia Mainardi réussit à associer des matériaux d’une belle envergure générique et formelle (de la grande peinture aux estampes et aux feuilles, des albums aux livres et à la presse illustrés, des éphémères et des caricatures à l’imagerie populaire), une méthode ouverte, et une intelligence des matériaux informée et sensible. Les nouveaux genres de l’imprimé répondent tous présents (feuilles, canards, macédoines, caricatures, vues topographiques, vignettes, almanachs, albums, magazines illustrés, keepsakes, livres de collection, livres produits en masse, livres d’étrennes, affiches, publicités, historiettes, dessins en séquence, calligrammes, imagerie populaire, images de préservation). Ils sont associés à une exploration des nouvelles techniques (lithographie, lithographie à la plume, gravure sur bois debout, stéréotypes métalliques, mécanisation des procédés d’impression, coloriage, chromolithographie, gillotage, début de l’impression photomécanique, etc.), à plusieurs formes de dessins (caricatures, histoires drôles, histoires en série, croquis, illustrations, dessins de mode), aux catégories héritées (peinture de genre, peinture d’histoire, cycles narratifs), aux mises en page et aux formats. Une combinatoire s’en dégage en faveur d’une culture et d’une littérature panoramique, pour reprendre un terme de Walter Benjamin qualifiant les publications légères qui passaient en revue manières, us, coutumes et personnages avec des mots et des images.

P. Mainardi pratique une histoire de l’art résolument tournée vers les études visuelles, avec un intérêt manifeste pour les représentations sociales. Elle réfute les clivages hiérarchisants entre haut et bas, grand et petit art, genres nobles et ordinaires, qui ont pendant longtemps laissé la culture de l’imprimé et de l’illustration en friche. D’où de nombreux avantages : elle s’intéresse aux images de la vie moderne, aux physiologies et aux types, aux costumes et à la mode tout en abordant des questions d’éducation, de lecture et de publics. Elle peut aisément toucher à l’idéologie, examiner la portée politique des images et s’ouvrir à l’ethnographie. Elle n’hésite pas non plus à quitter son champ disciplinaire pour des incursions et de brefs parallèles littéraires (littérature picaresque, voyages, Balzac, Stendhal, Thackeray, Dickens). Cette historienne de l’art se révèle donc une historienne de la culture, notamment de la première partie du XIXe siècle, entre France et Grande-Bretagne. Tout lecteur intéressé par le XIXe siècle lira ce livre pour les nombreux liens qu’il établit entre les aspects technologiques, visuels, sociaux et culturels dans une période de grande fluidité et complexité. La conclusion pratique une ouverture vers l’importance de la satire sociale dans la période considérée, souligne le poids de l’industrialisation, insiste sur le commerce internationalisé des images et sur les arts graphiques comme soubassement de notre regard en soulevant d’autres questions et des lacunes vers lesquelles la recherche future pourrait se tourner ou qu’elle est en train de combler (on pense aux stéréotypes).

Gustave Doré, Dés-agréments d’un voyage d’agrément, 1854

Ce livre savant n’est pourtant pas destiné aux seuls spécialistes du XIXe siècle. Un plus large public y trouverait agrément et avantage. Mainardi manie un style limpide et concis. Elle réussit à résumer en quelques phrases de longues recherches – celles des autres et les siennes –, ce qui explique le nombre restreint de pages consacré à des questions très complexes, souvent reprécisées ou renouvelées. Son écriture ne perd jamais de vue son objectif principal. Et malgré la diversité des objets et des questions, des rappels bienvenus guident le lecteur. Elle réussit ainsi à tracer de nouvelles voies dans des corpus inégalement fréquentés par les chercheurs. Elle travaille entre deux langues et deux cultures à une époque où les échanges, emprunts et transferts franco-britanniques sont féconds. Ses traductions sont précises et vives ; et bien que la part moqueuse ou allusive d’un nom ou d’une appellation soit parfois perdue, le français (qu’elle connaît bien) est d’un constant apport dans le texte, et surtout dans les légendes et les notes.

Il y a plusieurs livres dans ce grand in-4° cartonné (26,2 ✕ 21,3 cm) sous jaquette illustrée. Le propos est enrichi d’une iconographie parfaitement équilibrée (200 figures pour 244 p. de texte principal). La double lecture qu’elle favorise nous fait éprouver l’émerveillement (ou la frustration) de tout lecteur du XIXe siècle qui lit un texte richement illustré. Les images, d’excellente qualité, parfois uniques (de nombreux dépôts ont été fouillés et les meilleurs exemplaires choisis), sont si soigneusement reproduites qu’on peut aussi les lire pour elles-mêmes. On peut donc quitter à tout moment le sujet principal pour lire en marge : suivre tel artiste ; visiter une histoire ; gambader d’image en image en empruntant des chemins de traverse. Les notes réunies en fin d’ouvrage (selon les habitudes typographiques anglo-américaines) prolongent la réflexion en renvoyant à une bibliographie triée sur le volet. Un index intelligemment établi sur des principes anglo-saxons, et qui n’est en rien une compilation hâtive de noms et de titres comme tant d’index français (quand ils existent !), permet des lectures transversales, centrées sur un genre, une technique, une question, un type de publication, un artiste ou un auteur.

Another World réussit à offrir une histoire de la diffraction du regard au XIXe siècle en défiant la grande scène, genre dominant, inspiré de la peinture d’histoire, idéologiquement ou moralement chargé. Le regard, diverti et égayé, musarde. L’attention est aguichée par une foule de supports. L’imagerie en série et en séquence mue aussi : le mouvement et la cadence s’y introduisent, le sujet se dilue en sujets, et l’anecdote prend pied sur l’expansion de la vignette. Le sentiment du temps n’est plus le même : au lieu d’un temps arrêté régi par la loi imparable des trois unités, l’expérience humaine se décline dans la variété et s’inscrit dans l’éphémère.

Dans cette lanterne magique de la vie quotidienne et du partage public de la vie, la lumière projetée arrête l’attention sur bien des verres colorés. Certains sont attendus : par exemple, les nouvelles logiques de la narration dues à de brillants dessinateurs (Johannot ou Grandville, Voyage où il vous plaira ou Un autre monde) ; ou les nouvelles cultures d’éducation, d’information et d’agrément promues par la presse illustrée. Mais il y en a surtout d’inattendus : la fécondité générique née de la lithographie ; la portée plutôt sociale que politique de l’invention de Senefelder ; la pluralité d’images recouverte par le terme caricature au début du siècle et la fluidité des genres ; l’influence du salon caricatural sur la bande dessinée ; la contestation du caractère uniquement rétro de l’imagerie populaire, son industrialisation et son internationalisation, l’emploi de dessinateurs de formation professionnels ; l’imagerie populaire criarde proposée comme un précurseur des bandes dessinées en couleur ; l’imagerie commerciale analysée par le haut (affiches de luxe) et le bas (imagerie commerciale, caricature, satire), etc.

Pierre Nolasque Bergeret, Les Musards de la rue du Coq, lithographie à la plume coloriée à la main, 1805, Metropolitan Museum of Art

L’envergure de ces propositions est telle qu’elle peut susciter des réserves, surtout lorsque la trajectoire court du premier XIXe siècle au modernisme. Ici ou là, des interprétations trop concises appellent des nuances, voire des révisions (p. 190 sur les rébus, p. 191 sur les plaisirs simultanés du texte et de l’image). L’hypothèse selon laquelle à partir des années 1850 l’illustration est un genre académique demanderait à être affinée : l’eau-forte de peintre est trop rapidement évoquée ; le renouveau de la gravure au canif autour de Félix Vallotton, d’Alfred Jarry et des revues est une étape absente, bien antérieure à l’expressionnisme allemand ; l’explosion et la rébellion des images fin-de-siècle sont des chaînons manquants. Et il serait dommage que la souplesse de cette réflexion le cède à la systématisation en stipulant deux prolongements symétriques de l’album des miscellanées lithographiques – le livre illustré (avec un surplus de texte) et les bandes dessinées (pénurie de texte) – selon une proposition qui paraît trop formaliste (p. 54). Ces logiques visuelles plurielles invitent aussi à de nouvelles façons d’aborder les imprimés comme des objets culturels et appellent à un renouveau des approches texte-image.

Ce n’est pourtant pas là la tâche que s’est donnée Patricia Mainardi. On sort de la lecture plurielle de son bel ouvrage mieux informé, et – et c’est essentiel – avec un autre regard. L’envergure et la nouveauté du propos, la conceptualisation précise et concise, et le balayage synthétique composent ici non pas une archéologie des images, mais une révélation, une rééducation de notre regard blasé vers cet autre monde qui l’a fondé.

Patricia Mainardi, Another World. Nineteenth-Century Illustrated Print Culture, New Haven, Yale University Press, 2017, 296 p., 200 fig.

par Evanghelia Stead, le 9 octobre 2019

Pour citer cet article :

Evanghelia Stead, « Le siècle de l’illustration », La Vie des idées , 9 octobre 2019. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Patricia-Mainardi-Another-World

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