Recensé : Anne Clerval, Paris sans le peuple. La gentrification de la capitale, Paris, La Découverte, 2013. 256 p., 24 €.
Où et comment la gentrification de Paris a-t-elle commencé ? Comment se diffuse-t-elle dans les différents quartiers de la ville ? Et quelles catégories sociales oppose-t-elle ? Ce sont autant de questions posées par la géographe Anne Clerval dans son ouvrage Paris sans le peuple, qui propose une lecture critique, à partir des outils théoriques de la géographie marxiste, du processus de gentrification dans la capitale [1]. Voulant dépasser l’opposition entre les approches monographiques centrées sur une sociologie des acteurs individuels [2] et les approches structuralistes [3], l’auteure montre que la gentrification se situe au croisement de facteurs économiques et politiques, que ne font que renforcer les pratiques socio-résidentielles des gentrifieurs. Le but : éclairer les décideurs politiques et remettre au centre du débat la question du « droit à la ville » soulevée par Henri Lefebvre [4] dès les années 1960, en montrant que la gentrification de Paris n’est pas un phénomène inéluctable même si elle est déjà à un stade avancé. L’ouvrage se divise dès lors en trois parties allant des facteurs structurels et historiques de la gentrification aux dynamiques locales contemporaines, pour finir par interroger les effets sociaux des politiques urbaines menées par la municipalité socialiste de Bertrand Delanoé depuis 2001.
Un processus séculaire qui s’accélère dans les années 1990
La première partie de l’ouvrage revient sur les « racines » historiques du processus de gentrification de la capitale en montrant les effets conjugués de la désindustrialisation et des politiques urbaines menées par l’État et la municipalité depuis la fin du XIXe siècle. Dans la lignée de la géographie marxiste initiée par David Harvey et reprise par Neil Smith [5] qui lie mutations du système capitaliste mondial et gentrification des centres-villes, il s’agit de rappeler le rôle des facteurs politiques et macroéconomiques dans les processus de transformation sociale et matérielle de l’espace urbain parisien. La gentrification y apparaît, dès lors, comme un processus séculaire lié au double mouvement de désindustrialisation et de métropolisation de Paris. La restructuration du tissu productif, sélective selon les secteurs et les catégories d’emplois, s’accompagne en effet d’une dissociation des fonctions de conception (qui restent localisées dans le centre) et d’exécution (rejetées en périphérie) et conduit au déclin des emplois d’ouvriers dans la capitale. Mais la spécialisation croissante de Paris dans le secteur tertiaire supérieur ne suffit pas à expliquer la gentrification des quartiers populaires parisienscomme le montre la distorsion entre la structure sociale des emplois et la structure des actifs résidant à Paris : la sélection sociale est accrue par les logiques du marché immobilier et de la spéculation foncière. L’haussmannisation, puis les politiques de rénovation urbaine et de réhabilitation menées à partir des années 1960, ont contribué, avec la construction de logements sociaux en banlieue, à l’éviction des classes populaires du centre de Paris. Surtout, la déréglementation des loyers a accéléré la gentrification de Paris au tournant des années 1990 : alors que les actifs de Paris intra-muros sont en majorité ouvriers ou employés jusqu’en 1975, pour la première fois en 1999, la part de ces deux catégories socio-professionnelles représente moins de la population active de l’agglomération parisienne. La spécificité sociale de Paris s’accentue ainsi nettement par rapport au reste de l’Île-de-France. Pour autant, la ville n’entre pas dans le schéma de la ville duale décrit par Saskia Sassen à propos des grandes métropoles financiarisées que sont Londres, Tokyo ou New York [6]. À Paris, le processus de polarisation sociale de l’espace apparaît à la fois plus complexe et moins segmenté, tandis que les professions intermédiaires maintiennent leur place dans l’espace parisien, entre la bourgeoisie économique et le prolétariat des services tertiaires peu qualifiés.
Dans une deuxième partie, Anne Clerval propose une analyse des dynamiques spatiales de la gentrification à Paris entre 1982 et 2008. Elle montre l’évolution sociale différenciée des quartiers avec la progression du « front pionnier » de la gentrification du sud-ouest parisien vers le nord-est, et met en question le rôle des acteurs locaux — les ménages gentrifieurs mais aussi les professionnels du logement, agents immobiliers et promoteurs, et les commerçants — entre stratégie sociale distinctive et captation de la « rente foncière différentielle [7] » des espaces libérés par l’industrie et le petit artisanat dans les quartiers populaires (ateliers, cours et passages, etc.). Ainsi, la gentrification qui apparaît d’abord rive gauche, dans le prolongement des « beaux quartiers », s’étend rive droite pour désormais se concentrer dans les trois arrondissements périphériques (18è, 19è, 20è), ainsi que dans le quartier du Sentier et des Portes Saint-Denis et Saint-Martin. La gentrification des quartiers populaires sert alors les stratégies de distinction sociale d’une petite bourgeoisie intellectuelle en plein essor depuis les années 1970, caractérisée à la fois par des emplois qualifiés dans le secteur de la production culturelle et des niveaux de revenus plus limités et hétérogènes. Les professions de l’information, des arts et des spectacles, fraction de la bourgeoisie intellectuelle particulièrement concentrée en Île-de-France, apparaissent ainsi aux « avant-postes » de la gentrification, au côté des professions intermédiaires. Mais, « à mesure que la gentrification progresse, ces professions sont rejointes par les ingénieurs et les cadres du privé, plus nombreux dans l’absolu à Paris, puis par l’ensemble des cadres et professions intellectuelles supérieures, tandis que les professions intermédiaires sont alors marginalisées » (p. 138). La bourgeoisie traditionnelle reste, de son côté, en retrait du processus de gentrification, l’exclusivité sociale des quartiers « très bourgeois » où les cadres du privé, les professions libérales et les chefs d’entreprise sont surreprésentés, se renforçant même sur la période. Que reste-t-il alors des quartiers populaires dans la capitale ? Quelques îlots situés autour d’un habitat ancien inconfortable, dans lequel la part des nouvelles vagues migratoires progresse, et des quartiers de logements sociaux. Se pose dès lors la question des modes de cohabitation sur les « fronts pionniers » de la gentrification, où le groupe des gentrifieurs apparait en concurrence avec les classes populaires et immigrées pour l’appropriation et les usages de l’espace.
Anne Clerval s’attache ainsi à saisir dans la troisième partie de l’ouvrage les rapports sociaux de domination dans les quartiers populaires en voie de gentrification, posant la question des usages politiques et sociaux de la catégorie de « mixité sociale ». Revenant sur le basculement à gauche de la municipalité en 2001, l’auteure propose une analyse critique des politiques publiques de logement, montrant dans quelle mesure le mot d’ordre de mixité sociale contribue à renforcer l’éviction des classes populaires. En effet, la « mixité » constitue non seulement une stratégie de distinction sociale de la part de ménages qui valorisent, dans leurs discours, le mélange social et l’altérité culturelle mais qui, au quotidien, pratiquent l’entre-soi (sociabilité de cour s’opposant à la sociabilité populaire dans anciens habitants du quartier, évitement scolaire, pratiques professionnelles limitant les contacts avec les autres groupes sociaux, etc.). Mais elle constitue plus largement un mot d’ordre politique de la nouvelle municipalité socialiste qui masque mal la recomposition des rapports sociaux de classe et de race dans la capitale : bien qu’ambitieuse (+ 70 000 logements entre 2001 et 2014 pour atteindre 20% du parc), la politique de relance de la production de logements sociaux remplace le logement social de fait et s’adresse pour une large part aux classes moyennes. En outre, la politique de « rééquilibrage » géographique de la mairie [8] contribue à déstructurer les sociabilités populaires et à déposséder les ouvriers et les employés des espaces publics. La concurrence entre le groupe des gentrifieurs et les classes populaires apparaît ainsi biaisée par le jeu politique et « la connivence » des gentrifieurs avec la nouvelle municipalité (p. 171) qui peine à limiter la hausse des prix immobiliers dans la capitale (malgré un décret tardif, entré en vigueur en 2012, d’encadrement les loyers à la relocation ou lors d’un renouvellement de bail) et contribue, à travers sa politique d’embellissement de la ville (construction d’équipements culturels, d’espaces verts, etc.), à valoriser le patrimoine immobilier des premiers.
À l’appui de sa démonstration, l’auteure mobilise un matériau riche, parfois foisonnant, qui fait feu de tout bois, en écho à l’ambition théorique et politique de l’ouvrage :une analyse statistique et longitudinale des données du recensement dans la capitale (en fait, essentiellement centrées sur les années 1982-2008) ; des documents d’archives, des sources secondaires et des données administratives concernant la production de logements sociaux ou encore la progression des associations d’artistes dans tel quartier ; une enquête de terrain menée dans trois quartiers de la capitale (Faubourg Saint-Antoine, Faubourg du Temple, Château rouge), fondée sur 80 entretiens semi-directifs et 31 questionnaires menés auprès de gentrifieurs et, dans une moindre mesure, de ménages appartenant aux classes populaires et immigrées. Si la réflexion apparaît particulièrement stimulante, la démonstration reste inégale et soulève de nombreuses questions quant à la définition, aux contours et aux ressorts de la gentrification.
Les « perdants » et les « gagnants » de la gentrification
Ainsi, si l’analyse des processus de recomposition socio-spatiale des différents quartiers de la capitale apparaît particulièrement convaincante, montrant la progression du front de la gentrification du secteur sud-ouest au secteur nord est malgré la résistance d’îlots à forte concentration de ménages d’origine étrangère, l’ethnographie des groupes en présence et l’analyse de leur rapport à la gentrification le sont nettement moins. Fallait-il associer dans un même groupe les deux pôles de gentrifieurs, à savoir la petite bourgeoisie intellectuelle et les cadres et ingénieurs du privé que tout semble pourtant opposer comme le souligne elle-même l’auteure, tant au regard des propriétés socio-démographiques (niveau de revenus, âge, situation familiale, etc.) que du rapport à l’espace résidentiel, élément central de la définition de la gentrification ? Qu’ont en effet en commun les « pionniers » de la gentrification, plus souvent locataires, prenant eux-mêmes en charge les travaux de réhabilitation de leur logement, plus jeunes et moins aisés, qui partent à la « conquête » de nouveaux espaces résidentiels et, de l’autre côté, les cadres du privé qui s’installent dans des espaces déjà gentrifiés, où ils accèdent à la propriété ? Fallait-il alors séparer la gentrification stricto sensu de la « sur-gentrification » ? Mais dans ce cas, pourquoi ne pas utiliser le terme d’embourgeoisement pour désigner un processus porté par la bourgeoisie économique traditionnelle, valorisant l’ordre urbain et la chaleur du foyer plutôt que la sociabilité extérieure, et qui semble plus largement caractériser la dynamique urbaines parisienne avec l’éviction des catégories populaires et désormais intermédiaires des limites administratives de la ville ? Ainsi, le livre aurait gagné à discuter d’emblée les contours de la notion gentrification et à adopter une définition moins extensive, au risque de lui faire perdre sa valeur heuristique. Cela aurait par exemple permis de mieux saisir les conditions sociales de constitution d’un « habitus de gentrifieur » et le « travail de gentrification » à l’œuvre (conversion de dispositions professionnelles en ressources résidentielles, investissement dans les associations locales et prise du pouvoir résidentiel, stratégie de « colonisation [9] » de l’école plutôt que contournement systématique de la carte scolaire, etc.) que des enquêtes sur les gentrifieurs de Montreuil ou sur la bourgeoisie progressiste nord-américaine ont particulièrement bien mis en évidence [10].
Cela aurait également permis de mieux comprendre la manière dont les rapports sociaux de classe s’articulent au champ du pouvoir politique local. En effet, si la diversité interne des gentrifieurs comme des classes populaires des quartiers centraux nuancent la pertinence de leur regroupement, le passage d’une lecture de « classe en soi » à « classe pour soi » apparaît également contestable et pose plus largement la question de l’intentionnalité des acteurs et politiques publiques maintes fois dénoncée dans l’ouvrage. Refusant le concept de « ville revenchiste » utilisé par Neil Smith en raison de la moindre mobilisation supposée des gentrifieurs parisiens par rapport à leurs homologues nord-américains, Anne Clerval n’oppose pas moins une municipalité volontairement asservie aux intérêts des gentrifieurs, dont ils constitueraient la base électorale, à un groupe fragmenté, précarisé et « inconscient » des dynamiques à l’œuvre dans son quartier. Ainsi, « la connivence des gentrifieurs avec la nouvelle municipalité est évident et se traduit dans le soutien inconditionnel des premiers à cette dernière (...). Ce soutien reçoit en retour l’appui de la nouvelle municipalité à l’embellissement de la ville — et en particulier les quartiers encore dégradés du nord et de l’est de Paris — qui contribue à valoriser in fine les logements dont les gentrifieurs sont propriétaires » (p. 171). Mais que traduisent ces pratiques clientélaires renouvelées ? Sur quel mécanisme sociologique repose-t-elle ? S’agit-il d’une homologie structurale entre l’espace des positions des élus et celui des gentrifieurs ? Et peut-on mettre sur le même plan la politique d’équipement socio-culturel de la ville avec celle de la production et de l’attribution des logements sociaux ? Inversement, cette grille de lecture n’échappe pas à l’écueil du misérabilisme. Face aux gentrifieurs mobilisés, dont le rapport au politique n’est éclairé ni par des entretiens, ni objectivé par des analyses électorales, apparaît un groupe dominé, incapable de se mobiliser, oscillant entre repli domestique et éviction en banlieue, corollaire de son invisibilisation croissante dans la ville. Si la lecture binaire proposée en termes de « gagnants » et de « perdants » de la gentrification a le mérite de la clarté, elle repose ainsi sur une lecture contestable de la conflictualité sociale et laisse presqu’entière la question de son articulation avec les rapports sociaux de race. Comment s’opère le renouvellement des classes populaires et immigrées selon les quartiers, alors que Paris et sa proche couronne ont une longue tradition d’accueil de migrants de l’intérieur (les provinciaux) et de l’extérieur (les étrangers) ? Comment s’articule la racialisation des rapports de voisinage avec le racisme idéologique et politique, alors que le Front National progresse dans la capitale ? Les gentrifieurs « blancs » n’ont-ils pas eux-mêmes des parcours migratoires et/ou des origines nationales diversifiées ?
En définitive, l’auteure a le mérite de soulever la question des leviers politiques et des échelles de l’action publique qui dépasse les limites administratives de la ville, rappelant en conclusion l’importance croissante du clivage entre le centre et la périphérie de Paris, entre une ville dense et muséifiée et des espaces périurbains qui se spécialisent dans l’accueil des classes populaires et, de plus en plus, immigrées. Mais le livre pêche par son excès d’ambition, voulant saisir à la fois les processus structurels de la gentrification et ses évolutions locales, le point de vue des « gagnants » de la gentrification (les classes moyennes et supérieures, les professionnels du logement, les élus) et celui des « perdants » (les classes populaires et immigrées, désormais largement divisées), les stratégies résidentielles de reproduction sociale et les modes de domination politique.