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Recension

Parcours et discours lesbiens

À propos de : N. Chetcuti, Se dire lesbienne. Vie de couple, sexualité, représentation de soi, Payot & Rivages.


par Marie-Ange Schiltz , le 26 novembre 2010


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À partir d’une enquête sur les parcours de vie de femmes se disant lesbiennes en France, la sociologue Natacha Chetcuti identifie plusieurs parcours mettant en évidence le jeu des normes au sein duquel se compose et s’affirme une culture lesbienne. L’analyse des trajectoires conjugales et sexuelles montre la difficulté d’imposer une image de soi en rupture avec les normes hétérosexistes.

Recensé : Natacha Chetcuti, Se dire lesbienne. Vie de couple, sexualité, représentation de soi, Éditions Payot & Rivages, 2010, 300 p., 20 €.

Ce livre s’inscrit dans le courant des travaux qui, au tournant des années 2000, s’affranchissent du regard judiciaire et médical à partir desquels s’est historiquement construite l’image de l’homosexuel essentiellement « masculin ». Jusqu’alors, trop préoccupé par l’irruption de l’épidémie du VIH parmi les homosexuels masculins et la nécessité de concevoir une prévention adaptée, à de rares exceptions près, la recherche hexagonale avait ignoré les modes de vie des lesbiens, groupe qui était resté à l’écart du danger létal. Ce nouveau courant institue les recherches sur la sexualité et l’homosexualité, y compris féminine, en tant qu’objets d’étude autonome.

Histoire d’une identité

Dans un premier chapitre intitulé « La lesbienne, ou l’invention d’une catégorie », Natacha Chetcuti nous invite à découvrir la lente élaboration d’un vocabulaire et de catégories utilisées pour désigner l’homosexualité féminine et distinguer les différentes pratiques sexuelles entre femmes. Cette histoire complexe commence par l’analyse des termes de la littérature médico-légale de la fin du XIXe siècle fondée sur une construction naturaliste de l’homosexualité pour finir par une critique des catégories identitaires stables issues de la pensée féministe de la fin du XXe siècle en lutte contre l’oppression hétérosexuelle. Ce détour historique met en évidence une terminologie qui fluctue au gré de théories sous-jacentes qui successivement fondent les désignations. C’est l’histoire de vocables à la fois familiers, menaçants et incongrus aux origines parfois obscures qui prennent racines dans de lointains ailleurs : lieux antiques (lesbienne, saphique), théories scientifiques naturalisantes (homosexuelle, invertie congénitale, dégénérée, dyke), déformations inquiétantes de langues et de dialectes (fem, gouine, tribade), importations de langues étrangères (queer, butch, virago). Tout un vocabulaire que seules maitrisent quelques militantes au cœur du débat. À cela s’ajoute que dans un contexte de relations de pouvoir entre un groupe minoritaire et un groupe dominant, aucun mot ne peut être anodin. Déterminée au regard de la norme hétérosexuelle, chaque désignation, même revendiquée, contient toujours la possibilité d’une anormalité et donc d’une stigmatisation.

Délaissant résolument les femmes aux identités fluctuantes, les entretiens conduits par Natacha Chetcuti décrivent les parcours de vie de femmes qui se disent « lesbiennes » dans une société structurée par l’hétérosexualité. Pour ses entretiens, elle recrute les femmes à travers le prisme d’associations, de librairies et de bars qu’elle décrit comme « représentatifs de la construction sociale d’une culture lesbienne ». Ce faisant l’auteure fait le choix d’interroger les femmes qui ont déjà fait une étape importante dans l’acceptation et la reconnaissance de soi.

Comment ces femmes sont-elles arrivées à revendiquer une catégorie qui renvoie à des pratiques minoritaires et dévalorisées, par quel cheminement ont-elles fait leur une étiquette qui met hors de la norme hétérosexuelle ? C’est la première question à laquelle Natacha Chetcuti cherche à répondre.

Diversité des parcours

Avant de s’engager dans l’analyse, Natacha Chetcuti définit les trois types de parcours qui ressortent de ses entretiens. Les parcours exclusifs, les plus rares, sont le fait de femmes qui n’ont jamais eu de relation sexuelles avec des hommes. Plus fréquents sont les parcours simultanés à savoir ceux de femmes qui ont commencé leur vie sexuelle avec une femme ou un homme pour ensuite ne vivre que des relations avec des femmes. Enfin, les parcours progressifs qui sont majoritaires et se distinguent des autres parcours par la durée de l’expérience hétérosexuelle et les types de relations engagées avec les hommes.

Les récits biographiques de ces femmes qui se pensent comme homosexuelles montrent des parcours identitaires au cours desquels « la définition de soi est constamment rejouée ou renégociée » à partir de leur expérience collective et individuelle. Ces femmes vont vers l’autonomisation qui selon l’auteure « n’est ni un état, ni une condition mais un processus », et qui « loin de rigidifier les catégories permet de comprendre la variabilité du sens donné aux différentes appellations du lesbianisme et de la resituer en fonction des histoires de vie et des temporalités biographiques ».

Dans le chapitre intitulé « Devenir lesbienne et représentation de soi », Natacha Chetcuti nous invite à suivre les divers cheminements conflictuels, souvent douloureux entre ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas pour les interviewées. La perspective biographique met en évidence les changements dans l’usage des termes selon les contextes dans lesquels la personne se trouve. Sans représentation positive de l’homosexualité, entre visibilité et silence, chaque tranche de vie est émaillée d’embuches qui selon le contexte social peuvent se manifester par le déni, la rupture, des comportements agressifs ou encore conduire à l’isolement.

Dans l’ensemble, il ressort des entretiens qu’avoir des relations sexuelles avec une femme ne suffit pas pour se dire lesbienne, il faut en plus être capable d’affirmer son choix de vie. Dans un contexte où la vie en couple est la norme, il devient plus légitime de rendre publique son homosexualité en s’appuyant sur ce choix de vie valorisé ; aussi, est-il plus fréquent de se présenter en tant que couple de femme que de se dire lesbienne, que ce soit dans la famille ou dans le milieu professionnel. Pour autant, cette affirmation se heurte souvent à la difficulté des proches, surtout des mères, à accepter une vie marginalisée et fragile qui se déroule en dehors du modèle de la conjugalité avec un homme et des enfants.

Identité d’un groupe

Comme dans tous les groupes, la vie en solitaire ou la vie en couple prennent des formes différentes selon l’époque de la vie et la proximité avec un réseau communautaire ou un réseau militant. Majoritairement, les entretiens parlent de couples fondés sur l’exclusivité sexuelle et affective qui reprennent les caractéristiques de genre en ne séparant pas la sexualité et l’amour. La critique politisée de ce couple monogame conduit certaines lesbiennes à imaginer de nouvelles formes de solidarité sur la base d’attachements affectifs et sexuels multiples, concomitants et égalitaires. Or de fait, le couple lesbien est monogame et fragile ; de fait, les lesbiennes vivent des attachements multiples qui se succèdent dans le temps mais souvent la rupture n’est pas totale et des liens solidaires subsistent à travers la grande proximité affective que les anciennes amantes maintiennent entre elles.

Natacha Chetcuti appréhende la sexualité lesbienne selon la théorie des scripts sexuels développée par John H. Gagnon. Cette approche envisage les interactions sexuelles non comme une succession d’actes qu’il s’agit de comptabiliser mais comme des scénarios dont les éléments intériorisés s’enchainent. L’analyse de ces sessions sexuelles permet de saisir l’effet des normes incorporées par les partenaires. Sur ce point, la première difficulté rencontrée par l’auteure a été d’accéder à un discours sur la sexualité dégagé de celui de la vie affective dans le quel elle voit un effet de genre et d’âge. C’est pour cela que sous l’influence de nouvelles pratiques langagières liées à l’émergence, à partir des années 90, d’une contre-culture fondée sur l’expression des sexualités lesbiennes et de discussions entre amies, les plus jeunes et les plus proches des réseaux communautaires apparaissent comme étant les plus à l’aise pour décrire clairement les situations sexuelles vécues.

L’ouvrage s’avère passionnant car rien ne s’y fige, tout est en nuances qui s’organisent et prennent sens au fil de la lecture. Nous sommes subtilement conviés à suivre différents cheminements vers l’affirmation d’un mode de vie perçu dans ses débuts comme « anormal » qui s’élabore dans un contexte social structuré par la norme hétérosexuelle. L’auteure nous conduit à suivre des tranches de parcours organisés par thèmes ; ses analyses nous racontent des processus, des carrières qui jamais ne se condensent dans une étiquette, une désignation. Par touches discrètes, les récits de vécus ordinaires – identitaires, amoureux et érotiques – des femmes interrogées sont mis en perspective avec les connaissances issues des études sur le genre et la sexualité, les représentations mises en avant par les discours militants et la diffusion d’un dire communautaire lesbien. Par ailleurs, l’interprétation des parcours des femmes aimant les femmes ne cesse de se référer à celles et ceux qui, d’une certaine manière, leurs sont semblables au sens où leurs parcours de vie subissent également la domination du système hétérosexiste. Leurs récits sont examinés au regard des normes qui régissent leur genre, aux attentes sur les comportements des femmes en général avec, de temps à autre, une incursion comparative avec les modes de vie « gais » qui ont en commun avec ceux des lesbiennes de s’affirmer dans un contexte également défavorable. Construite sur la base d’observations de parcours de vie, cette étude confronte avec finesse le « se dire lesbienne » aux réflexions savantes, aux représentations courantes de l’homosexualité féminine et enfin, à la parole que le groupe communautaire met à disposition en vue de briser le mur de l’invisibilité propre au lesbianisme et de changer les façons de dire et d’affirmer son orientation sexuelle et son choix de vie.

par Marie-Ange Schiltz, le 26 novembre 2010

Pour citer cet article :

Marie-Ange Schiltz, « Parcours et discours lesbiens », La Vie des idées , 26 novembre 2010. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Parcours-et-discours-lesbiens

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