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Recension Philosophie

À l’école française de la colonisation

À propos de : Onur Erdur, Schule des Südens. Die kolonialen Ursprünge der französischen Theorie, Matthes & Seitz


par Kolja Lindner , le 30 janvier


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Dans un ouvrage récemment paru en Allemagne, Onur Erdur analyse le rôle souvent inaperçu du contexte colonial sur la pensée de plusieurs auteurs français de premier plan. Une entreprise éclairante, même si elle ne manque pas elle-même d’angles morts.

En 2010, Achille Mbembe soutenait qu’« aucune place » n’était faite à la colonisation « à l’intérieur de la pensée philosophique et politique française au sein de laquelle elle ne joue plus dorénavant qu’une fonction d’extériorité puisqu’elle est relocalisée et située de l’autre côté de la frontière » [1]. Onur Erdur, chercheur en études culturelles à l’université Humboldt de Berlin et auteur d’une étude portant sur les débats épistémologiques en France au cours des décennies 1960 et 1970 [2], propose de mettre cette affirmation à l’épreuve. Dans sa nouvelle monographie parue en Allemagne au printemps dernier sous le titre que l’on peut traduire par L’École du sud. Les origines coloniales de la théorie française, Erdur soutient la thèse selon laquelle la colonisation a exercé une forte influence dans la formulation de la pensée de plusieurs intellectuel.le.s français.es notables de la deuxième moitié du XXe siècle. Reprenant à son compte l’étiquette d’une French Theory [3] dans une acception élargie (qui inclut en l’occurrence Pierre Bourdieu, Jean-François Lyotard, Roland Barthes, Michel Foucault, Jacques Derrida, Hélène Cixous, Étienne Balibar et Jacques Rancière), l’auteur pose en outre la question de savoir « pourquoi ce cadre colonial très surprenant de la pensée française est resté si longtemps inaperçu » (p. 9). Et c’est probablement ici que le constat de Mbembe prend toute son acuité : en France, le prisme colonial ne commence que très lentement à faire son entrée dans l’histoire sociale des idées.

Les huit auteurs qui constituent le corpus d’Erdur ont d’abord en commun d’avoir effectué des séjours plus au moins longs en Afrique du Nord, qui ont joué un rôle charnière dans leur trajectoire biographique. Leurs contextes et motivations étaient cependant différents et l’auteur divise ainsi le groupe sur lequel il enquête en quatre couples.

Le premier est le couple politique formé par Bourdieu et Lyotard. Les deux sont explicitement critiques de la colonisation dans laquelle ils sont immergés en tant qu’enseignants expatriés. Ils soutiennent ainsi l’autodétermination algérienne par leur engagement intellectuel (recherches sociologiques sur le déracinement colonial des paysan.ne.s indigènes dans le cas de Bourdieu) ou clandestin (« porteur de valise » après le retour en métropole dans le cas de Lyotard).

Le deuxième couple est celui des hédonistes. Il regroupe Barthes et Foucault qui ont tous deux séjourné durablement respectivement au Maroc et en Tunisie après leur indépendance. Profitant également de leur statut d’enseignants expatriés, ils recherchent alors essentiellement le plaisir d’une vie homosexuelle plus libre qu’en métropole, l’accès facile aux drogues, etc. Mais ces anciens protectorats français constituent aussi néanmoins pour eux, d’après Erdur, des lieux « d’inspiration et de travail assidu » (p. 82).

Derrida et Cixous forment le troisième couple, celui des Juifs d’Algérie dont l’enfance a été marquée par les déchirements produits par la colonisation et l’antisémitisme. Les deux migrent en France métropolitaine au moment de débuter leurs études supérieures.

Ce sont les élèves de Louis Althusser, Balibar et Rancière, qui constituent le dernier couple. Tandis que le premier s’engage dans la reconstruction de l’université algérienne après la libération en y enseignant de la philosophie de 1965 à 1967, le second, fils de colons à Alger, quitte ce pays à l’âge de deux ans.

Erdur soutient qu’un certain nombre d’innovations théoriques émanant des huit auteurs « sont liées à la tentative de saisir l’effondrement d’un certain ordre politique et culturel dans la société française » (p. 12), effondrement lui-même provoqué par la décolonisation qui constitue « pour la France le plus long conflit du XXe siècle » (p. 11). En particulier, leurs questionnements sur l’identité et la différence, le pouvoir et l’hégémonie, la raison et ses contradictions, etc., seraient à comprendre dans ce contexte. Plus encore, selon lui, ils « ne sont pas compréhensibles sans l’expérience coloniale des frontières et de la différence de leurs protagonistes » (p. 13).

En effet, il y aurait chez Bourdieu une « préhistoire algérienne du concept d’habitus » (p. 47) puisque celui-ci a été forgé au cours de ses études des populations rurales en Kabylie. De même, Lyotard fait « sa toute première expérience de désillusion à l’égard des discours de légitimation » (p. 61), comme celui consistant à invoquer la mission civilisatrice pour justifier la colonisation, alors qu’il officie comme enseignant au lycée dans l’Algérie coloniale, donc dans une institution qui exclut ou met en échec la population indigène. Barthes pour sa part s’illustre en 1957 avec ses Mythologies comme « un brillant éclaireur et commentateur des idées coloniales profondément ancrées dans la société française » (p. 92). Foucault quant à lui vient à l’idée d’« hétérotopie » à partir son expérience tunisienne. De même, les réflexions sur l’identité et l’appartenance développées par Derrida et Cixous résonnent directement avec les exclusions que les deux ont connues en tant que Juifs. Même chez Balibar pour lequel le séjour algérien apparaît plus selon l’auteur comme « une expérience vécue qu’une découverte théorique » (p. 204), sa préoccupation continue avec la question du racisme s’insère clairement dans le cadre (post-)colonial. Le cas de Rancière cependant constitue une « petite exception » (p. 223) dans la mesure où il ne s’est jamais trop intéressé aux questions coloniales. Ce désintérêt ne l’a pas empêché de développer l’idée d’une « désidentification » nécessaire pour toute subjectivation politique, abordée dans deux conférences controversées prenant pour illustration le rapport de la gauche française au massacre des manifestants algériens à Paris le 17 octobre 1961.

Les traces coloniales dans les œuvres des huit auteurs sont donc indéniables, selon Erdur. Celui-ci fait ressortir deux autres moments qui traversent leurs écrits : « les nombreux sentiments de culpabilité que les protagonistes ont exprimés face à la situation coloniale » et « le nombre d’évènements-clés et de moments spirituels qu’ont vécus les intellectuels français dans le contexte du Sud » (p. 273). Ensuite, les auteurs partagent une certaine temporalité : d’abord discrets sur leur expériences coloniales (à l’exception de Cixous et Balibar), ils (ici aussi à l’exception de deux d’entre eux, Barthes et Foucault, qui disparaissent au début des années 1980) sont revenus par la suite sur ces expériences dans les années 1990 au moment où la société française a commencé à engager un travail de mémoire sur la guerre d’Algérie et où ce pays a sombré dans la guerre civile.
Constitution du corpus, administration de la preuve et perspective critique : quelques interrogations
Le livre d’Erdur est incontestablement important en ce qu’il peut contribuer à « une image nouvelle du développement de la théorie française et une carte géographique différente de la philosophie » (p. 279). Il s’agit du premier travail qui propose un bilan systématique des implications coloniales d’auteurs français majeurs de la deuxième moitié du XXe siècle. L’auteur croise ainsi des problématisations postcoloniales avec celles de l’histoire sociale des idées politiques.

Cependant, un certain nombre de questions restent ouvertes. La première a trait à ce qui permet de rassembler les auteurs choisis. Peut-on raisonnablement les classer sous l’étiquette de la French Theory ? Selon François Cusset, cette dernière inclut certes Foucault, Derrida et Lyotard, mais aussi Gilles Deleuze et Félix Guattari qui n’ont pas vécu en Afrique du Nord et qu’Erdur n’aborde pas. Et quand l’auteur lui-même caractérise théoriquement ce courant – la French Theory aurait été un moment philosophique « où les certitudes de la raison traditionnelle (certains diraient occidentale) ont commencé à faiblir et où ses contradictions internes (certains diraient différences) sont devenues apparentes » (p. 12) – on peut mettre en doute le fait que Bourdieu, Balibar et Rancière rentrent bien dans cette définition. Le corpus d’Erdur se définit donc davantage par les expériences vécues d’intellectuel.le.s français.es critiques que par leur partage d’un même cadre théorique. C’est par ailleurs à cet égard que l’on peut s’étonner de la sélectivité parfois forte du corpus constitué pour l’étude, comme dans le cas de Balibar où Erdur limite sa discussion à un texte et une monographie de l’auteur [4] ou celui de Rancière pour lequel la discussion porte essentiellement sur le contenu de deux conférences [5].

La deuxième question qui émerge au fil des pages est celle de l’administration de la preuve que c’est effectivement l’expérience coloniale qui conditionne la réflexion théorique. L’auteur n’essaie pas de cacher qu’il essaie surtout d’ouvrir une voie d’interprétation qui mérite d’être explorée davantage. Souvent, il formule ainsi sur un ton spéculatif : les 24 usages du terme « peut-être » (vielleicht) en témoignent. En outre, Erdur reste prudent pour ce qui est certaines périodes de la vie de ses protagonistes. Ainsi, il écrit par exemple à propos de Balibar qu’il serait « difficile de reconstituer comment son séjour en Algérie [l’]a spécifiquement influencé […] et dans quelle mesure cela s’est reflété dans son œuvre au cours des années suivantes. Cela a beaucoup à voir avec les circonstances de son séjour : Balibar n’a écrit aucun texte philosophique en Algérie qui illustrerait un travail théorique à partir de ses expériences sur place. Cela n’est pas surprenant compte tenu de son jeune âge et de son orientation vers l’activisme politique. De même, aucun “résidu” algérien ne se retrouve dans ses travaux théoriques ultérieurs » (p. 203). Si cette réticence de l’auteur à trancher nettement la question de l’influence du vécu sur la théorisation témoigne de son scrupule intellectuel, elle illustre aussi une lacune dans sa démarche : aucune archive ni source non publiées ne sont mobilisées et aucun entretien n’a été réalisé avec les trois protagonistes encore vivants (Cixous, Balibar et Rancière).

La troisième question que suscite le livre est celle de sa perspective normative. Ou pour le dire autrement, pourquoi cette filiation coloniale de la théorie française pose-t-elle autant problème ? C’est parce que ses auteurs sont globalement connus pour étant de fins analystes et critiques des mécanismes de domination. Mais la colonisation et ses effets semblent, au moins pour une partie d’entre eux, étrangement exclus de ces réflexions. Cette constellation appelle une critique immanente. À deux occasions au moins, Erdur fait allusion à une telle entreprise sans pour autant la mener plus avant. Pour ce qui est de Foucault, l’auteur constate une « étonnante capacité à ignorer les dimensions néocoloniales » (p. 125) de son mode de vie tunisien, qui serait « d’autant plus aiguë lorsque l’on prend en compte à quel point Foucault, en particulier, a défendu avec force les exclus, opprimés et marginalisés (comme les prisonniers, les fous et les malades) » (p. 126). L’auteur ne manque non plus de critique concernant Rancière quand il constate qu’il faudrait, à l’aune de sa propre approche, « selon laquelle les régimes de visibilité et autres divisions du sensible font partie de l’essence du politique et nécessitent un examen historiquement précis, traiter le cas historique du massacre du 17 octobre 1961 en conséquence. Cependant, dans l’œuvre de Rancière, les Algériens, contrairement aux Français, restent des figures abstraites et anonymes. Même lorsqu’ils apparaissent comme manifestants, leurs actions et pensées politiques sont réduites aux visages et aux corps invisibles des assassinés. Mais qu’en est-il de leur rébellion ? Après tout, le moment de protestation est un élément central de la conception du politique que défend Rancière. Mais pour lui, les Algériens apparaissent comme de simples guerriers identitaires qui ne peuvent se désidentifier et qui ne peuvent donc devenir des sujets politiques. » (p. 241)

L’une des forces du livre d’Erdur réside cependant dans le fait de ne pas limiter la contextualisation du débat théorique à l’histoire coloniale. Dans le dernier chapitre, il revient aussi sur leurs usages politiques et notamment au colloque controversé, intitulé « Après la déconstruction » qui s’est tenu à la Sorbonne en 2022. L’auteur montre ici non seulement à quel point la polémique que cette manifestation prétendait traiter est mal fondée. Il dénonce également une instrumentalisation politique doublement contradictoire : les organisateurs du colloque ont revendiqué l’objectivité contre l’idéologie et la polarisation alors qu’ils n’ont cessé de faire de la propagande politique eux-mêmes. Puis, ils ont réclamé de promouvoir la liberté académique tout en opérant sous le patronage des plus hauts représentants de l’État. Il ne fait guère de doute que de telles contradictions se doivent aussi en large partie à ce qu’Erdur constate à propos de ses protagonistes : une histoire coloniale mal digérée.

Onur Erdur, Schule des Südens. Die kolonialen Ursprünge der französischen Theorie, Berlin, Matthes & Seitz, 2024, 335 p., 28,00 €.

par Kolja Lindner, le 30 janvier

Pour citer cet article :

Kolja Lindner, « À l’école française de la colonisation », La Vie des idées , 30 janvier 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Onur-Erdur-Schule-des-Sudens

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Notes

[1Achille Mbembe, «  Faut-il provincialiser la France  ?  », Politique africaine, n° 119, 2010, p. 161-162.

[2Onur Erdur, Die epistemologischen Jahre. Philosophie und Biologie in Frankreich, 1960-1980, Zurich, Chronos, 2018.

[3François Cusset, French Theory. Foucault, Derrida, Deleuze & Cie et les mutations de la vie intellectuelle aux États-Unis, Paris, La Découverte, 2003.

[4Cf. Étienne Balibar, «  De Charonne à Vitry  », in Étienne Balibar, Les frontières de la démocratie, Paris, La Découverte, 1992, p. 19-34 et Étienne Balibar, Immanuel Wallerstein, Race, Nation, Classe. Les identités ambiguës, Paris, La Découverte, 1988.

[5Cf. Jacques Rancière, «  Politics, Identification, and Subjectivization  », in John Rajchman (dir.), The identity in question, New York/Oxon, Routledge, 1995, p. 33-46 et Jacques Rancière, «  La cause de l’autre  », Lignes, n° 30, 1997, p. 36-49.

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