En moins d’un an, ce qu’on a appelé la crise des subprimes – ces crédits immobiliers risqués qui ont proliféré durant les dernières années aux États-Unis – s’est propagée (par le procédé de morcellement et de revente des crédits dénommé titrisation) à l’ensemble du système financier mondial. La crise de confiance qui en est résultée a mis en péril l’existence de nombreuses institutions bancaires de premier plan, désorganisé et tari le marché du crédit, provoqué un effondrement des marchés boursiers, laissant présager une période de récession à l’échelle planétaire. Sous la crise financière semble se profiler une crise économique globale. Au cœur de cette tourmente, le marché en désarroi s’est tourné vers les institutions politiques comme ultime recours devant la débâcle. Les États, en se faisant directement fournisseurs de liquidités, de crédits auprès des banques, de garanties aux déposants et, plus directement encore, en entrant dans le capital de grands groupes financiers, ont « repris la main ». Ces mesures seront-elles efficaces, au moins pour atténuer les effets de la crise en cours ? Éviteront-elles une dépression ? Ce sont des questions pratiquement ouvertes et qui, théoriquement, relèvent pour l’essentiel de la science économique.
On peut cependant aborder ces évènements sous un autre angle, plus directement politique. N’assistons-nous pas à un spectaculaire renversement dans les représentations dominantes de ce que doit être, dans son ensemble, l’organisation sociale ? Les dernières décennies avaient vu monter en puissance l’idée selon laquelle la marché, par sa dynamique propre et les équilibres qu’il contribue à former, était par définition la structure portante de l’ensemble de l’organisation matérielle de la société, et que l’État, comme la fonction politique qui lui est attachée, ne devaient jouer qu’un rôle restreint, d’accompagnement, en tout cas qu’il n’avait aucune légitimité en tant qu’agent économique. Cette lame de fond, que l’on a qualifiée de révolution conservatrice ou de vague néolibérale, a été d’abord attachée aux noms de Margaret Thatcher et Ronald Reagan. On connaît la célèbre formule de ce dernier, prononcée lors de son discours d’investiture, le 20 janvier 1981 : « l’État n’est pas la solution à notre problème ; l’État est le problème » [1]. Trois décennies plus tard, on ne peut voir sans une ironique perplexité les héritiers de Reagan et Thatcher, les chantres du tout - marché, de la redéfinition du périmètre des politiques publiques (son rétrécissement), se muer en quelques jours, voire en quelques heures, en hérauts de la décision politique, défenseurs de l’État entrepreneur, et recourir massivement à des mesures par pudeur appelées de nationalisation, quand étatisation serait le mot exact. Plus fondamentalement, beaucoup estiment que nous sommes à un tournant dans la manière de penser les rapports entre économie et politique, État et marché. Comblant les uns, horrifiant les autres, nous assisterions, après une longue éclipse, au retour de l’État. Mais, avant de valider ou infirmer ce renversement de perspective, de l’applaudir ou le condamner, n’est-il pas nécessaire, prenant un peu de recul, d’interroger cette idée même d’un retour de l’État ?
Un tournant peut en cacher un autre : État puissance et État institution
On commencera par remarquer que le diagnostic qui précède isole la relation entre institutions politiques et organisation économique de la société pour en faire le critère de la conception de l’État. C’est ignorer que les États se définissent, autant que comme ensemble des institutions politiques d’une société, par les rapports qu’ils entretiennent entre eux comme puissances. Il n’est pas interdit de penser, d’ailleurs, que c’est d’abord en se définissant comme puissance souveraine ne se reconnaissant soumise à aucune autre et, par voie de conséquence, comme pouvoir auxquels tous les autres sont subordonnés dans l’espace sur lequel il exerce son emprise, que la forme moderne de l’État s’est historiquement affirmée. Les idées de puissance souveraine et d’autorité politique souveraine (les deux faces du concept de souveraineté), se sont en tout cas constituées en étroite corrélation, durant une longue période qui va, grossièrement, du XIVe au XVIIIe siècles. Loin de nous renvoyer à un lointain passé, cette observation conduit vers une autre dimension de notre présent.
Les dernières décennies du XXe siècle ont été marquées, en effet, par un autre bouleversement intellectuel, contemporain et corrélé avec la vague néolibérale, mais irréductible à elle : la consécration de l’idée selon laquelle nous vivrions la fin des États nations. Dès lors, pourrait se substituer à la conception des rapports internationaux comme équilibre de puissances, la difficile mais irrésistible progression d’un ordre juridique et d’une gouvernance à l’échelle mondiale. La construction européenne et la fin de la guerre froide, par autodestruction de la puissance soviétique, ont respectivement porté ces deux représentations. Sans doute la croyance en ces idées, en la seconde surtout, n’a-t-elle jamais bénéficié de la même ferveur que la foi dans les bienfaits du marché, mais la conviction que la globalisation de notre monde rendrait obsolète le modèle de l’État puissance s’est profondément enracinée.
Or, force est de le constater, la dernière décennie n’a cessé d’infliger de cinglants démentis à ces représentations : la renaissance des nationalismes, en particulier dans l’Europe balkanique, le basculement des États-Unis dans une politique de puissance après le choc des attentats du 11 septembre 2001, les manifestations de plus en plus ouvertes de l’aspiration impériale de la Russie, en sont des exemples marquants. On serait en droit de penser que, bien avant le retour, face à la présente crise, de l’État institution, nous avons assisté dans les dernières années, sans toujours bien le discerner, au retour de l’État puissance. La mise en rapport de ces deux phénomènes doit conduire à les regarder chacun sous un nouveau jour. Ainsi, le rôle joué par ce que l’on appelle les fonds souverains, dès les phases préliminaires de la présente crise, aurait dû d’emblée orienter dans cette direction. La tentation manifeste de certains États de tirer profit de la crise globale à leur avantage va dans le même sens.
Sans prétendre ici engager cette réflexion, pour laquelle nous n’avons assurément pas le recul nécessaire, une première observation peut cependant être faite : le retour de l’État puissance ne saurait en tout cas se comprendre comme pur et simple retour de l’État nation. Sans doute, est-ce en partie le cas dans certaines régions du globe, en particulier celles où les entités nationales avaient été absorbées par la puissance soviétique ou celle d’États corollaires (l’ex-Yougoslavie). Mais ni la politique de puissance des États-Unis, ni celle de l’actuel empire russe en voie de reconstitution, ni celle d’États qui se définissent par la religion dont ils se réclament (l’Iran par exemple), ni la montée en puissance de la Chine, ne peuvent sérieusement être ramenées au modèle classique des États nations qui avait constitué l’Europe moderne, et qui a encore servi de cadre aux deux guerres mondiales du XXe siècle. Cette remarque devrait suffire à faire comprendre ce que peut avoir d’inadéquat la représentation de ce que nous observons comme un retour de l’État. Ce qui fait retour vers nous n’est pas le même, mais autre chose, que nous devrions avoir pour première tache d’identifier.
Le marteau et l’enclume : vers l’effacement de la société civile ?
Nous avons une autre raison de prendre du recul avec l’idée commode mais un peu simple du retour de l’État : se focaliser sur la relation binaire entre l’État et le marché, n’est-ce pas faire l’impasse sur le troisième terme que constitue dans l’horizon contemporain, sous des formes sans doute inchoatives et des représentations souvent confuses, la société civile ? L’émergence de la problématique de la société civile est le troisième fait marquant des quarante dernières années. On peut lui reconnaître deux sources distinctes mais dont les cours se sont rapidement mêlés. Les mouvements qui ont fini par emporter l’empire soviétique se sont eux-mêmes représentés (en Pologne et dans l’ex RDA surtout) comme expressions de la société civile (syndicats indépendants, action directe des citoyens en dehors de l’institution politique, etc.), échappant au cadre corseté de l’organisation étatique. La société civile, en ce sens, s’est pensée comme une modalité non étatique de la politique. Presque simultanément, dans la sphère occidentale ou à sa périphérie (notamment l’Amérique latine), l’idée de société civile a servi à désigner un ensemble d’initiatives ayant pour objet commun de résister à l’absorption par le marché de la totalité des rapports sociaux. Les vocables de commerce équitable, économie sociale, associations citoyennes, les tentatives de systèmes de financement alternatifs (les microcrédits), sont porteurs de l’idée que les échanges peuvent avoir une autre base que la marchandise et une autre fin que le profit. La société civile, en ce second sens, s’est pensée comme modalité non marchande des rapports sociaux.
Les questions environnementales ont été un lieu de confluence pour ces deux lignes. Il est remarquable à cet égard que ce soit l’action de mouvements se définissant comme ceux de la société civile qui ait commencé à contraindre les grandes industries à tenir compte des exigences environnementales, et qui ait poussé les États, chacun pour leur compte (Grenelle de l’environnement) ou de façon plus ou moins concertée (protocole de Kyoto), à engager une action politique en la matière. L’opposition des mouvements de la société civile aux politiques étatiques concernant la question des flux migratoires serait un autre lieu de cette rencontre. Il est en tout cas difficile d’ignorer que, dans notre représentation de la société, l’immixtion de la société civile comme troisième terme, entre la sphère de l’État et celle du marché, est un des faits marquants de notre époque.
Remonter dans l’histoire du concept de société civile éclairera un peu mieux ce point. Au cours de la première modernité, ce concept, fortement enraciné dans la relation d’association (une multiplicité se faisant unité), s’était formé dans une relation duelle avec celui d’État, lui-même structuré par l’idée de souveraineté (l’un se saisissant du multiple). Achevant cette première période et inaugurant la suivante, les Principes de la philosophie du droit de Hegel ont donné une version majeure de cette polarité de la société civile et de l’État. Or, immédiatement après lui et au cours de ce que l’on pourrait appeler la seconde modernité (au XIXe et au XXe siècles), c’est le couple formé par l’État et le marché qui a pris le relais, la notion de société civile connaissant une éclipse presque complète de près d’un siècle et demi. On peut sans doute discerner dans cette mutation conceptuelle le corollaire d’une transformation économique caractérisée par une spectaculaire extension des rapports marchands : un mouvement que l’on pourrait dire d’absorption de la société civile par le marché, l’échange devenant le modèle de l’ensemble des rapports sociaux, et l’échange marchand le paradigme général de toute forme d’échange. Friedrich Hayek a donné une théorisation systématique de ces déplacements.
Mais ce changement paradigmatique, en substituant le marché à la société civile comme l’autre de l’État, ne pouvait pas laisser intact le concept de ce dernier. Il faut remarquer à cet égard ce qui réunit les deux grands courants qui se sont opposés au cours du XXe siècle, l’un prônant l’étatisation de l’économie comme modalité rationnelle et maîtrisée de sa gestion, l’autre la réduction de l’État au seul rôle de gardien des conditions du développement et de sécurisation du marché (lequel est alors crédité d’une rationalité immanente et spontanée). Malgré leur franche opposition, ces deux courants ont en commun d’effacer la dimension associative du politique au profit de sa fonction de direction (maximisée par les uns, minimisée par les autres). L’étatisation des soviets d’une part, la sclérose des formes d’engagement politique dans les démocraties représentatives de l’autre, ont été les signes respectifs de l’étiolement de la politique comme espace d’auto-institution. Les modèles intermédiaires que furent le new deal après la crise de 1929, et l’État providence après la seconde guerre mondiale, ont plus représenté des aménagements du rapport entre l’État et le marché que des mises en question de leur dualité structurelle. Dans une perspective historique de long terme, ce qu’on a pu désigner comme un retour de la société civile pourrait donc se lire, plutôt, comme l’esquisse d’une troisième phase dans l’histoire du concept, une troisième modernité serait-on tenté de dire, qui, sur un plan théorique, pointe l’impossibilité à rendre compte sans reste, par le seul couple de l’État et du marché, de l’ensemble des rapports sociaux, et, sur un plan pratique, exprime la résistance de la société à son absorption par l’économie de marché. On pourrait dès lors aussi reconnaître dans ce nouveau concept de la société civile une tentative pour donner vie, contre la réduction du politique à l’étatique, à la dimension associative du politique.
Replacé dans ce contexte, le retour de l’État, s’il devait se traduire par le retour au tête-à-tête de l’institution étatique et du marché, pourrait signifier la fermeture de la voie à peine esquissée sous les auspices de l’idée de société civile, quelque chose comme l’inhibition d’une mutation en cours. L’idée même de retour apparaîtra d’ailleurs trompeuse puisque nous aurions alors affaire, bien plus qu’à un retour de l’État souverain ou même de l’État providence, à l’apparition d’une figure aussi nouvelle qu’étrange de l’État comme institution du marché : une forme, très paradoxale, d’étatisation libérale de l’économie. Cette dernière hypothèse cadrerait au demeurant assez bien avec l’ensemble des mesures décidées, principalement aux États-Unis et en Europe, à l’automne 2008.
Cercle ouvert ou fermé : quelle reconfiguration du politique ?
Les observations qui précèdent ne poussent ni à minimiser la crise que nous traversons, ni à présager des transformations qu’elle induira dans l’organisation sociale et dans les représentations que nous nous en formons. Elles peuvent cependant nous rendre plus conscients des enjeux de la période que nous traversons. C’est à quoi je m’essaierai, quitte à risquer cet exercice contradictoire qui consiste à vouloir réfléchir « à chaud ».
Même à supposer que l’intervention étatique, en restaurant la confiance dans le système bancaire et financier, en relançant la logique du crédit sur lequel notre monde économique repose, parvienne à enrayer la spirale de la crise, à relancer le marché, nous assistons à un tournant majeur dans l’histoire moderne des rapports entre économie et politique. Mais cette mutation n’est peut-être pas celle que l’on croit. Si le parallèle avec la crise des années 30 est de ce point de vue éclairant, c’est par les différences qu’il accuse. Entre le grand krach de 1929 et le lancement du new deal, en 1933, il y eut la crise économique et sociale que l’on appela grande dépression. Les mesures prises par les États à l’automne 2008 peuvent sans doute se comprendre comme une tentative pour éviter le retour de ce scénario. Mais cette démarche anticipatrice a une seconde face. Ce n’est directement ni sur la situation économique et sociale des populations, ni sur l’organisation de l’activité productive, ni sur l’emploi que l’essentiel de ces mesures portent. Si des effets sont bien escomptés dans tous ces domaines, c’est par la médiation du système financier. Ce faisant, loin de remettre en question ce que l’on a pu appeler la financiarisation de l’économie, l’action des États la traite comme un fait acquis et ne peut que contribuer à la renforcer. Les étatisations, partielles ou totales, ouvertes ou déguisées, auxquelles nous assistons portent toutes sur des institutions financières. Elles ne représentent donc, en l’état des choses, ni le retour d’une économie d’État, ni celui de l’État entrepreneur, mais quelque chose de profondément inédit : l’institution de l’État en gérant du marché financier, c’est-à-dire, suivant le point de vue, la transformation du marché en institution étatique ou de l’État en institution du marché.
En ce point, une remarque purement formelle peut être utile. La traduction de la formule célèbre de Ronald Reagan citée au début de ces réflexions donne le français État pour l’anglais Government. Sans doute usuelle et défendable, cette traduction peut masquer une nuance importante : Reagan dénonçait la prétention du politique à gouverner l’économie, c’est-à-dire à la soumettre à des orientations et des décisions politiques. Ce n’est pas ce à quoi nous avons affaire, mais à une opération beaucoup plus technique : le recours à l’institution étatique pour pérenniser le marché et lui permettre de reprendre le cours de sa propre logique immanente. Ce que l’on nous présente comme retour de l’État, de ce point de vue, pourrait n’être, sous des habits volontaristes et décisionnistes, qu’une étape de plus dans le rétrécissement du politique. Cette tendance n’est pas assurée, encore moins irréversible ; mais elle est compatible avec les faits. L’idée d’un retour de l’État, en tout cas, n’est pas seulement inadéquate : elle ne peut que masquer une mutation majeure dans son concept, aussi importante à titre de comparaison que l’émergence du principe de souveraineté au début de la première modernité ou que le processus de constitutionnalisation des États qui a occupé tout le long XIXe siècle. Derrière les enjeux économiques, pressants, des décisions qui sont en train d’être prises, il faut discerner aussi les enjeux proprement politiques dont elles sont porteuses.
La mise en rapport, esquissée plus haut, entre la mutation en cours et celle qui affecte déjà la dimension de l’État puissance, devrait nous permettre d’élargir notre perspective : ce n’est pas seulement aux conséquences politiques d’une crise financière majeure que nous avons affaire. Ce n’est pas minimiser cet aspect des choses que de constater que, dans toutes ses dimensions, l’État est soumis à de puissantes contraintes qui, d’une façon ou d’une autre, l’affecteront dans sa définition même. Bien sûr, il faudrait alors envisager que l’économie en général, les marchés financiers en particulier, sont un des lieux où sont en train de se recomposer les rapports entre États considérés comme puissances. Tout laisse en effet à le penser : les rapports entre les États-Unis, la Chine, la Russie, et même cette entité proto-étatique qu’est l’Europe, seront profondément modifiés par l’actuelle crise financière. Mais une conséquence plus importante encore me semble devoir être tirée de cet élargissement de la perspective : pour penser ensemble les phénomènes qui affectent le monde globalisé qui est devenu le nôtre (et c’est bien la première crise globale et non internationale à laquelle nous avons affaire), nous serons nécessairement conduits à penser en termes historiques, à nous demander quelle nouvelle phase de l’histoire des sociétés s’annonce si bruyamment à nous. Allons-nous être contraints, de nouveau, à raisonner en termes historiques, à rompre avec le présentisme qui a caractérisé les dernières décennies ? Ce serait un effet collatéral de la crise que l’on pourrait ne pas regretter.
Les suggestions faites plus haut au sujet de la problématique de la société civile peuvent enfin permettre de formuler ce qui pourrait être l’enjeu le plus considérable de la période qui s’ouvre : si le retour de l’État peut s’avérer un leurre derrière lequel se profilerait une phase nouvelle de l’absorption de la société par l’économie de marché, il se pourrait au contraire, parce que la question des fins de la société et de la maîtrise de son développement se pose avec une acuité renouvelée, qu’il fût, sous un faux nom, le signe avant-coureur et l’occasion d’un autre retour, celui de la politique. Ce n’est pas nécessairement la même chose.
Ces questions sont ouvertes, puisse l’avenir l’être aussi.