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Recension Philosophie

Nous ne sommes pas les rois des animaux

À propos de : Tom Regan, Les Droits des animaux, Hermann


par Françoise Armengaud , le 23 octobre 2013


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Les animaux, en tant que « sujets d’une vie » et « patients moraux », ont des droits, et les êtres humains ont des devoirs envers eux. Telle est la thèse révolutionnaire de la somme philosophique publiée aux États-Unis par Tom Regan il y a trente ans, et enfin traduite en français.

Recensé : Tom Regan, Les Droits des animaux, traduit de l’anglais par Enrique Utria, Paris, Hermann, coll. “L’avocat du diable”, 2013, 750 p., 35 € [The Case for Animal Rights, 1983 pour la première édition, 2004 pour la seconde édition, University of California Press].

Qu’on le qualifie de « chef-d’œuvre » ou de « monument », la parution de ce livre dans sa version française (attendue depuis trente ans !) constitue sans doute l’un des événements culturels et philosophiques les plus marquants de l’année 2013. Son titre n’évoque pas seulement un thème ; le titre (et bien sûr le livre !) contient une thèse : les animaux ont des droits, ils sont titulaires de droits, et on va vous le prouver. En effet, « The case for », c’est une argumentation, un plaidoyer en faveur de la thèse ; plus rigoureusement encore, c’est sa démonstration. Littéralement : « Les arguments en faveur des droits des animaux ». En français, l’ellipse donne au titre quelque chose de plus percutant : « Les droits des animaux ». De même, tout au long de l’ouvrage, les choix d’un traducteur aussi attentif et inventif qu’Enrique Utria sont mûrement pesés, et il faut lui rendre hommage et le remercier d’avoir mené à bien une immense entreprise ; n’oublions pas non plus qu’Utria avait déjà consacré un ouvrage très informé à la question des droits des animaux [1]. Dans la perspective Tom Regan, il ne s’agit pas seulement d’affirmer que les animaux ont des droits, mais de préciser lesquels, et surtout d’en administrer la preuve dans le cadre d’une théorie morale des droits.

Nous sommes en présence d’une entreprise de part en part philosophique : Regan, professeur émérite de philosophie morale à la North Carolina State University à Raleigh (États-Unis), affirme à plusieurs reprises cette caractéristique essentielle de son ouvrage, lequel constitue, comme cela a été dit mainte fois, une contribution majeure à la réflexion morale contemporaine. En même temps que des analyses très fouillées et circonstanciées, et s’appuyant sur de nombreux exemples, ainsi que des confrontations d’arguments, conformément à la tradition anglo-saxonne de la philosophie analytique, il offre sans doute la conception et l’expression philosophique aujourd’hui la plus méthodiquement élaborée, la plus complète et la plus radicale d’une éthique à l’égard des animaux fondée sur le concept des droits tant des êtres humains que des animaux. En effet, Regan insiste dans sa préface à l’édition de 2004 sur le fait que son livre fait plus qu’argumenter pour les droits des animaux. Il cherche à décrire et fonder une famille de droits fondamentaux de l’homme, en particulier pour les membres les plus vulnérables de la grande famille humaine, par exemple les jeunes enfants. La théorie qui fonde d’une manière rationnelle les droits des animaux fonde aussi les droits des êtres humains.

Le mal animal

Maintenant, s’agissant des animaux, quel est le mal fondamental auquel il faut porter remède ? Ce n’est rien d’autre (et rien de moins) qu’une attitude humaine générale, un système qui autorise les humains à considérer les animaux comme étant leurs ressources, à leur disposition, nés pour leur usage, force de travail autrefois, nourriture, « source de protéines », pour subir des expériences médicales, exploités pour le profit financier, le spectacle, le loisir. Le bien moral consistera à traiter les animaux non pas comme des moyens pour les fins humaines, mais comme des êtres qui sont leur propre finalité. Il s’agit de respecter leurs droits, et ce respect fait partie de nos devoirs envers eux. L’approche de Tom Regan est de celles qu’il est convenu d’appeler déontologique : si les animaux ont des droits, nous avons des devoirs envers eux. Ils ont des droits par eux-mêmes et en eux-mêmes, et directement (et non indirectement par leur lien avec des humains). La théorie des droits concerne les individus (et non les espèces comme telles). Il s’agit non pas de droits légaux, mais de droits moraux (mais l’exigence morale a des conséquences pour l’élaboration des lois et leur application). La prise au sérieux de ces droits va à l’encontre de nombre d’idées convenues et représente rien moins qu’une véritable révolution culturelle en même temps qu’un mouvement de justice sociale.

Regan soumet sa théorie des droits aux critères épistémologiques qui sont ceux de toute théorie : simplicité, économie d’hypothèses et d’entités (le fameux rasoir d’Occam) et résistance à la réfutation ; la conformité des principes moraux d’une théorie avec nos intuitions réfléchies et croyances « bien pesées » est aussi l’un des principaux critères qu’il retient. Cela dit, l’intéresse plus particulièrement la question de savoir ce qu’il est moralement bon ou mauvais de faire. Nous sommes en présence de la formulation d’une théorie rationnelle, et non émotionnelle (bien que l’émotion ait sa part, dans les motivations, dans l’inspiration, mais pas dans l’élaboration des concepts ni dans la validation et probation des propositions). Les exigences sont fondées en raison et pas seulement (voire pas du tout) sur les sentiments, l’amour ou la compassion que nous pouvons éprouver pour les animaux. Bien que Regan soit également sensible à ces émotions, comme il le dit lui-même, lorsqu’il affirme que c’est aussi notre cœur, et pas seulement notre raison qui demande la fin du sort misérable des animaux aux mains des êtres humains : « Leur douleur, leur souffrance, leur solitude, leur innocence, leur mort ». Cœur et raison exigent conjointement que nous surmontions, par égard pour les animaux, les habitudes et les forces qui sont la cause de leur oppression systématique.

La conscience et la vie

Regan consacre son premier chapitre à la critique de Descartes (p. 83-138), qu’il est loin de traiter à la légère (comme certains ont pu l’en critiquer) et à l’exposé des arguments en faveur de la conscience animale. L’attribution de la conscience à certains animaux fait partie du sens commun, son refus n’est aucunement justifié et elle est en accord avec l’usage ordinaire du langage, arguments qui pèsent leur poids si on a à l’esprit l’importance accordée dans les philosophies anglo-saxonnes aux notions de sens commun et de langage ordinaire, chose qui peut surprendre le lecteur « continental ». Selon Regan, l’attribution de conscience aux animaux « relève tellement du sens commun que remettre en question la conscience des animaux, c’est remettre en question la véracité du sens commun lui-même » (p. 87). La notion de conscience telle qu’envisagée par Regan est indépendante de l’idée religieuse ou métaphysique d’âme. Enfin elle est cohérente avec l’observation du comportement des animaux ainsi qu’avec la conception darwinienne de l’évolution. La reconnaissance de l’importance des émotions communes aux êtres vivants et de l’existence de croyances préverbales est indispensable pour expliquer l’acquisition du langage humain.

Être le sujet d’une vie, un concept majeur, et des plus intéressants ; chacun d’entre nous est le sujet d’une vie, dont nous faisons l’expérience, nous sommes une créature consciente possédant un bien-être individuel qui nous importe indépendamment de notre utilité pour d’autres individus. Nous avons des désirs et des préférences pour certaines choses, certaines situations ; nous avons des croyances, des sentiments, nous ressentons plaisir et douleur, joie et souffrance, satisfaction et frustration, des souvenirs, des attentes, une certaine idée de notre avenir, de la poursuite, ou de la cessation, de notre vie elle-même. Les animaux aussi, ont et éprouvent tout cela. Eux aussi doivent être considérés comme des sujets d’une vie doués d’une valeur inhérente, qui mènent une existence dont ils ont l’expérience [2] (p. 479 sq.). « Certains non humains ressemblent aux êtres humains normaux de manière moralement pertinente. En particulier, ils portent au monde le mystère d’une présence psychologique unifiée » (p. 21). Ce sont ces sujets d’une vie... « que nous connaissons mieux sous le nom de ratons laveurs et lapins, castors et bisons, écureuils et chimpanzés, vous et moi ».

Théorie de la valeur inhérente

La valeur inhérente appartient de façon égale à tous ceux qui sont les sujets d’une vie dont ils font l’expérience. Tous ceux qui possèdent une valeur inhérente la possèdent d’une manière égale, qu’ils soient des êtres humains ou des êtres non humains. Le droit fondamental est de ne pas subir de dommage. Le premier droit est un droit de vivre, celui de ne pas se voir infliger, du fait de l’action humaine, une mort prématurée. Ces droits moraux sont, selon la formule de Joël Feinberg, envers qui Regan reconnaît sa dette, « des prétentions valides corrélatives à des devoirs » (p. 541). Ces devoirs, qui sont directs, incombent aux « agents moraux », dont nous allons voir la caractérisation.

En effet, une distinction importante, et même capitale, dans la théorie de Regan, est celle entre agents moraux et patients moraux. Les agents moraux sont capables de fournir des principes moraux impartiaux pour appuyer la détermination de ce qui doit être moralement fait ; ils sont libres de choisir d’agir en conformité avec la morale ou pas ; ils sont responsables de leurs actions. Typiquement, ce sont les êtres humains adultes « normaux », capables d’universaliser la maxime de leur action, selon l’exigence prononcée par Kant. Les patients moraux ne sont pas capables de délibérer ni de formuler les principes moraux selon lesquels ils choisiraient d’agir. Ils ne peuvent donc faire ni ce qui est bien ni ce qui est mal. Typiquement, ce sont les humains très jeunes, ou handicapés mentaux, et les animaux. Le point essentiel, c’est qu’aussi bien les patients moraux que les agents moraux sont susceptibles de se voir infliger des dommages (harm). Ils sont vulnérables. Les individus subissent des dommages lorsque leur bien-être est sérieusement diminué, soit par la douleur et la souffrance, soit par privation. Car la mise à mort des animaux les prive (par définition) de leur vie. Même « douce » (sic) et « sans souffrance » (p. 245 sq.), elle n’est pas davantage acceptable. « Une mise à mort prématurée est une privation d’un genre tout à fait fondamental et irréversible ». La notion de patients moraux, si elle peut paraître étrange à première vue, permet d’inclure les animaux dans la sphère de la communauté morale, d’où les théories traditionnelles, comme la théorie des obligations indirectes, et les théories contractuelles, les excluaient.

L’on distingue couramment entre théories éthiques conséquentialistes et théories éthiques non conséquentialistes. Il ne s’agit pas simplement d’être « conséquent » au sens banal d’être cohérent, ou « consistant », mais de savoir si on juge d’une théorie et de ses principes eu égard aux conséquences qu’elle implique. L’exemple majeur de conséquentialisme est l’utilitarisme, représenté aujourd’hui par Peter Singer. L’auteur de La Libération animale [3] est antispéciste et égalitariste. L’antispécisme enjoint d’attribuer des considérations égales aux intérêts des êtres sensibles, indépendamment de l’espèce à laquelle ils appartiennent. L’utilitarisme prescrit d’agir de manière à maximiser le bien-être global de l’ensemble des êtres sensibles, ou à minimiser leur souffrance globale. Ce qui veut dire qu’un acte n’est pas bon ou mauvais en soi, mais s’évalue à ses conséquences en termes de bien-être global, toutes espèces confondues. D’où le terme de conséquentialiste pour caractériser cette approche. Les objections formulées par Regan sont les suivantes : ce qui revêt une valeur pour un utilitariste, c’est la satisfaction des intérêts de l’individu, non pas l’individu lui-même dont ce sont les intérêts. Cela renvoie à une conception des individus comme « récipients » : ce qui a de la valeur est ce qui nous remplit. D’autre part, faire d’un animal un moyen en lui causant un dommage pour une fin « utile » (un cobaye pour une expérience, par exemple), quelles qu’en soient les conséquences positives sur le bien-être de l’ensemble des autres êtres sensibles, revient à violer ses droits. Le concept de valeur inhérente est issu en partie de la critique de l’utilitarisme.

Implications pratiques

Les implications de la théorie des droits sont rigoureuses. Regan critique le réformisme pour son inefficacité et défend des positions abolitionnistes. On ne peut changer des institutions injustes simplement en les améliorant. C’est le système dans son ensemble qui est mauvais. « Ce n’est pas une remise en ordre du système qui est exigé, c’est son remplacement complet ». Il ne faut pas agrandir les cages des poules, mais les ouvrir. Il ne faut pas simplement donner aux veaux plus d’espace, de la paille, un pré, et la compagnie de leurs mères et de leurs petits congénères, il faut cesser de manger des escalopes. Le végétarisme est une exigence logique des droits des animaux, et une obligation morale. Contre l’exploitation des animaux non humains, contre leur mise à mort même « sans souffrance ». Les conséquences pratiques sont donc nombreuses et radicales : abolition de l’utilisation des animaux dans les sciences, de toute expérimentation, que ce soit recherche fondamentale, enseignement et tests sur produits (médicaments et cosmétiques) ; abolition de l’élevage, qu’il soit industriel ou traditionnel, à des fins commerciales, alimentaires, viande, vestimentaires, fourrures, cuir ; interdiction totale de la chasse pour le loisir « sportif » et pour le commerce, interdiction du piégeage. Qui poserait la question des animaux « nocifs pour l’homme » trouvera un élément de réponse dans le propos suivant de Regan : « Le cas le plus évident où il peut être justifié d’outrepasser le droit à ne pas subir de dommage [...] implique la légitime défense des innocents » (p. 551), ainsi que dans son examen critique du pacifisme.

Parvenir à instaurer cet état de civilisation, ce sont là des questions largement politiques. Regan le reconnaît, et il sait bien que le processus de changement des convictions, des habitudes, des lois est long et complexe. La visée de Regan n’est pas immédiatement politique : c’est en philosophe qu’il travaille, et son travail vise à changer les conceptions communément répandues des animaux, à savoir, comme nous l’avons dit plus haut, que ce sont des ressources à exploiter par les humains à leur seul bénéfice. Il a une formule saisissante pour exprimer le refus de l’un des aspects de cette exploitation : « Les animaux de laboratoire ne sont pas nos goûteurs, nous ne sommes pas leurs rois ».

Le travail est long, et l’auteur nous avertit qu’il faut avoir le cœur « solide et bien accroché » pour le mener à bien.

par Françoise Armengaud, le 23 octobre 2013

Pour citer cet article :

Françoise Armengaud, « Nous ne sommes pas les rois des animaux », La Vie des idées , 23 octobre 2013. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Nous-ne-sommes-pas-les-rois-des

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Notes

[1Enrique Utria, Droits des animaux. Théories d’un mouvement, préface d’Armand Farrachi, Paris, Éditions Droits des animaux, 2007. Utria y signale le travail de Regan sur l’un des fondateurs de la philosophie analytique morale, G.E. Moore, auteur des Principia Ethica, et l’influence qu’a exercée sur lui la pensée de la non-violence de Gandhi.

[2Sur ce point, voir aussi le récent ouvrage de Florence Burgat : Une autre existence - La condition animale, Paris, Albin Michel, 2011.

[3Peter Singer, La Libération animale (Animal Liberation, 1975), traduit de l’anglais par Louise Rousselle (relecture David Olivier), Paris, Éditions Grasset, 1993. Réédition chez Payot avec une préface de Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, 2012.

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