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Recension Philosophie

Indépassable pluralisme

À propos de : Loïc Nicolas, Jérôme Ravat et Albin Wagener, dir., La valeur du désaccord, Éditions de la Sorbonne


par Juliette Chemillier , le 24 juin 2021


Différend, antagonisme, litige, dissidence : le désaccord a des formes multiples, auxquelles, la plupart du temps, on n’accorde que peu de valeur, en tout cas moins que celle qu’on accorde au consensus. Mais n’est-ce pas sous-estimer sa fonction sociale et politique ?

De la nouvelle rhétorique de Perelman (Éthique et droit, 1990, Éditions de l’Université de Bruxelles, 2011) qui condamne l’éristique, aux théories de l’argumentation qui voient dans la politesse une manière de rendre les désaccords acceptables (H. Van Eemeren, Rob Grootendorst, Asystematic theory of argumentation, The Pragma-dialectical Approach, Cambridge University, 2004), du dédain de Deleuze pour les débats entre philosophes (Qu’est-ce que la philosophie ? Éditions de minuit, 1981) au libéralisme politique d’Habermas, qui préconise l’élaboration de consensus (Droit et démocratie. Entre faits et normes, trad. C. Bouchindhomme et R. Rochlitz, Paris, Gallimard, 1997), nombreux sont les auteurs qui dévalorisent les désaccords ou minimisent leur portée par rapport à l’accord. Pourtant le désaccord n’a-t-il pas une valeur en lui-même ?

La Valeur du désaccord réunit vingt-trois contributions sur ce thème qui a fait l’objet d’un colloque, organisé les 5 et 6 mai 2015, à l’Université catholique d’Angers. Des approches théoriques en philosophie, sociologie, histoire ou linguistique, mais aussi des études de cas sont mobilisées, dans une démarche pluraliste. Il s’agit d’explorer la nature du désaccord pour ensuite, comprendre ses implications politiques et, enfin, étudier sa mise en situation comme discours.

Un enjeu central des théories contemporaines de la démocratie

La question de la valeur du désaccord en démocratie est abordée dans une grande partie des contributions. C’est dans la philosophie politique contemporaine que la question de la valeur du désaccord est, en effet, la plus discutée. Le désaccord y est, souvent, considéré comme un échec ou, à tout le moins, quelque chose qu’il faut dépasser. Ainsi, Rawls préconise une mise à l’écart des désaccords moraux de la sphère publique, au profit d’une réflexion sur les principes de justice menant à un « consensus par recoupement » (Libéralisme politique, Paris, Puf, 1995). Si le pluralisme est un fait de société, qu’il faut préserver dans la mesure où il est l’indice de notre liberté, Rawls y voit également un risque. Dans une même prévention à l’égard des désaccords, Edward Saïd, dans une Conférence à l’université de Columbia (1997) consacrée aux thèses célèbres de Huntington sur le choc des civilisations, regrettait que les thèses de Huntington aient pu contribuer à alimenter une culture du conflit. On trouve, inversement, chez Ruth Amossy (Apologie de la polémique, Paris, Puf, 2004), l’idée que la polémique est essentielle en démocratie car elle met en évidence l’existence de débats que personne n’est en mesure de trancher définitivement. C’est surtout autour des travaux de Laclau et Mouffe [1], pour qui la conflictualité est centrale en démocratie, que les échanges se sont désormais polarisés : pour ces auteurs, une société démocratique est une société qui non seulement assume ses divisions, mais qui étend le champ du désaccord.

Un des intérêts de l’ouvrage, entre autres, est d’interroger les différentes formes du désaccord et de faire apparaître la diversité de ses fonctions comme ses limites, au-delà de l’opposition entre les tenants de la démocratie radicale, de Lyotard à Mouffe, et les théoriciens de la démocratie délibérative, comme John Rawls et Jürgen Habermas.

La première partie, consacrée à l’analyse de la nature du désaccord, permet de mesurer comment celui-ci varie en intensité (de l’antagonisme belliqueux à l’agonisme respectueux) comme dans la forme : controverse, dissidence, ou litige (désaccord dans un cadre institutionnel) pour en citer quelques variétés. Toutes n’ont pas la même valeur. Ainsi, le différend apparaît comme une figure limite dans le cadre de la démocratie représentative

Selon Lyotard, il y a différend lorsque se développent des genres de discours incommensurables, de sorte que le différend a pour caractéristique de ne pouvoir être tranché ; ainsi le travailleur ne peut faire entendre qu’il est exploité dans le langage du droit bourgeois parce que le modèle du contrat suppose qu’il accepte de vendre sa force de travail, considérée comme une marchandise. Or comment faire valoir que le travail n’est pas une marchandise dans un idiome qui le suppose tel (Le Différend, Paris, Éditions de minuit, 1983) ? Le différend est, ainsi, comme le montre Sébastien Roman dans sa contribution, un désaccord absolu, un désaccord sur les règles de l’accord, car si on peut comprendre son adversaire dans une controverse, et parvenir à une forme minimale d’accord, ce n’est plus le cas dans un différend au sens de Lyotard.

Le désaccord est un élément central des démocraties qui sont des sociétés de communication. Peut-on reprocher aux théoriciens de la démocratie délibérative de n’accepter que les désaccords susceptibles d’aboutir à un consensus ? Rien ne permet de l’affirmer. Comme le montre Isabelle Aubert, qui confronte finement Habermas et Luhman, l’accord, pour Habermas, est l’horizon de la communication dans une société démocratique, mais il est rarement atteint, laissant place à des situations en demi-teintes, de malentendus le plus souvent. Quant aux désaccords, ils se révèlent précieux dans la mesure où ils poussent les individus à interroger la validité objective des normes. Toutefois, si Habermas défend une théorie de la démocratie fondée sur la discussion (Droit et démocratie, op. cit.), visant le dépassement des désaccords, il n’encourage pas systématiquement la confrontation des conceptions : d’une part, les désaccords ne doivent pas remettre en cause les droits fondamentaux ou les principes démocratiques, tous ne sont donc pas également recevables. D’autre part, certains désaccords sont insolubles, notamment ceux qui opposent les citoyens laïcs et les religieux ; ils nécessitent tout particulièrement de la tolérance car dans nos sociétés sécularisées, les références à des croyances sont rarement prises en considération. Il revient donc au politique d’organiser les conditions d’un « dissensus raisonnable », pour rendre le désaccord fécond et éviter aussi bien l’apathie politique que les antagonismes porteurs de désordre. Chez N. Luhman (Systèmes sociaux, esquisse d’une théorie générale, trad. Lukas Sosoe, Québec, Presses de l’Université Laval, 2010) la réécriture permanente de la réalité par les médias qui créent des différences pour capter l’attention des auditeurs, en proposant des descriptions nouvelles dans le seul but de créer de la nouveauté, alimente les désaccords. Les deux auteurs parviennent à la même conclusion : le désaccord est autant source d’instabilité que de vitalité démocratique. Une pratique comme la désobéissance civile, par exemple, en faisant apparaître un conflit d’interprétations sur les valeurs de la démocratie, révèle le caractère dynamique de ces valeurs, comme le montre Ophélie Desmonds.

Reconnaître la valeur du désaccord, c’est reconnaître dans le pluralisme une chance. Mais il importe de déterminer quelle dose d’accord est nécessaire pour que le désaccord soit fructueux, ce qui revient à relativiser l’importance du consensus : dans le compromis, où les interlocuteurs s’accordent sur un point sans admettre les mêmes attentes, chacun ayant fait une concession, le désaccord ne manque pas de s’allier avec l’accord, à la différence du consensus où les interlocuteurs se mettent d’accord pour les mêmes raisons. Or, ce qu’on attend du consensus souligne Emmanuel Picavet dans sa contribution, peut tout à fait être atteint par des formes d’accord moins radicales, compatibles avec des désaccords. Ainsi, en démocratie, l’accord sur les principes essentiels de la liberté, de l’égalité et de la fraternité n’a pas vocation à faire disparaître des variations dans les manières d’interpréter ces principes.

La politique des désaccords

Comment, et surtout jusqu’où, donner une place au désaccord ?

Laclau et Mouffe revendiquant l’héritage intellectuel de Lefort, il était intéressant de retracer le questionnement de Lefort sur les formes de conflictualité dangereuse. Dans L’Invention démocratique, les limites de la domination totalitaire (Paris, Fayard, 1981), Lefort s’intéressait aux conseils ouvriers de la révolution hongroise de 1956 qui multipliaient les objets de désaccord et pesaient sur la décision, notamment en ce qui concerne les questions économiques qu’ils avaient réussi à s’accaparer. Mais, comme le rappelle Brice Nocenti, il y a également chez Lefort, une conception expressive du désaccord, selon laquelle le désaccord permet surtout de faire apparaître les positions des uns et des autres, symbolisant la division sociale. Cantonné à la sphère politique, il permet au gouvernement représentatif d’être plus efficace, en se mettant à l’écoute des débats qui parcourent la société civile. Dans l’article « Démocratie et représentation » [2], Lefort propose ainsi une analyse du parlement comme espace de sublimation de la conflictualité. En permettant un débat sur l’intérêt général, il parviendrait à purifier une conflictualité dangereuse, notamment parce qu’elle alimente le fantasme d’une unité qui ne peut être atteinte qu’au prix de la dictature.

Laclau et Mouffe ont incontestablement ouvert la voie à un changement de paradigme en matière de philosophie politique, et c’est au prix de l’abandon d’une perspective plus historique. Yohann Douet retrace comment le paradigme du désaccord, défendu par ces auteurs, s’est substitué au paradigme marxiste de la contradiction. Ces derniers développent une conception discursive du social : de la même manière que, chez Saussure, les mots prennent leur sens par l’ensemble des relations de différences entre eux, la société verrait proliférer à l’infini les désaccords. À travers leur concept d’antagonisme, Laclau et Mouffe se cantonnent, selon Douet, à la façon dont les agents s’opposent entre eux, sans faire intervenir des données objectives sur leurs situations or, pour décrire une communauté paysanne en conflit avec des seigneurs, par exemple, le discours des protagonistes est-il suffisant ? Le paradigme du désaccord, s’il permet d’assumer une forme de contingence des catégories sociales, ne permettrait pas de différencier suffisamment les époques, ne prendrait pas en compte le terrain objectif qui est à la base des conflits. Faute d’alternative, la critique risque de tourner court.

Valoriser le désaccord est également une prise de risque sur le plan politique que les tenants de la démocratie radicale encouragent. Peut-on croire que l’expression des désaccords pourrait avoir un effet positif sur l’Europe et la repolitiser ? Une telle position, défendue par E. Balibar, a peu de chances d’être vérifiée dans les faits. En effet, les partis européens, très attachés aux compromis, ne sont pas en mesure d’incarner des divergences idéologiques et suscitent, à cause de cette impuissance, le désintérêt des électeurs. Comment différencier les partis de centre droit et le groupe socialiste alors qu’ils ont pu voter ensemble sur 97 % des textes du Parlement européen en 2008 ? Peu structurés, les partis européens peinent à rendre visibles des oppositions politiques. Dans cette situation de ‘dépolitisation’, le risque est alors, à trop encourager la logique agonistique, que la polarisation politique traditionnelle soit remplacée par un affrontement entre populistes et défenseurs de l’Europe (A. Ballangé, p. 196).

Reste qu’il y a une créativité du désaccord. La contribution originale de Jérôme Ravat permet de mesurer les possibilités « d’expérimentation démocratique » (p. 228) à ce sujet, en référence à Dewey pour qui la politique démocratique est une expérimentation, c’est-à-dire une confrontation permanente aux faits avant d’être un ordre dogmatique ou institutionnel (Écrits politiques, Paris Gallimard, 2018). Ravat (auteur de [Éthique et polémiques. Les désaccords moraux dans la sphère publique)>https://laviedesidees.fr/Jerome-Ravat-ethique-et-polemiques.html], 2019) récuse l’idée que le désaccord soit un échec. Le désaccord permet à des identités rivales de s’exprimer, de prendre conscience de ce qui les sépare et de ce qu’elles ont en commun. S’inspirant de la méthode pragmatiste de Dewey, qui voit dans les désaccords des occasions d’enrichissement personnel et dans les jugements moraux des valuations [3] (des comportements publiquement observables), Ravat défend une conception de l’identité comme positionnement et non comme possession de qualités. Il montre que les désaccords sont l’occasion, pour les sujets moraux, de hiérarchiser leurs valeurs ou d’atténuer un certain dogmatisme moral, voire de révéler ou de transformer leur identité morale. Ce à quoi nous nous opposons contribue à nous définir. Les conflits sociaux, notamment, correspondent dans bien des cas, à un conflit moral pour la reconnaissance qui repose sur un désaccord quant aux critères retenus. Ainsi les phénomènes contestataires décrits par Axel Honneth (La Lutte pour la reconnaissance, Paris, Cerf, 2000) permettent aux sujets qui protestent de lutter contre des tentatives de réification imposées par leurs adversaires. Ravat conclut que la signification des désaccords, la reconnaissance de la légitimité des revendications des uns et des autres et les modalités de leur traitement ne sont pas définies une fois pour toutes et que les désaccords qui nous séparent sont l’occasion de redéfinir notre relation aux autres. Reconnaître la valeur du désaccord, c’est y voir une occasion de s’harmoniser, et de s’orienter (ou se réorienter) dans des existences marquées par l’incertitude.

Communiquer les désaccords

Pour que les effets positifs des désaccords se développent, encore faut-il ne pas se laisser envahir par la peur de la discorde et savoir mobiliser les bons procédés langagiers pour faire état de ses divergences. On peut regretter que la modernité ait globalement discrédité la joute oratoire car il y a une dimension agonistique dans toute démocratie. Il revient à Aristote (Rhétorique I, 1355b 1-2), comme le rappelle L. Nicolas, d’avoir montré que le désaccord n’est pas irrationnel, dans la mesure où il conduit chacun à se mettre en quête d’arguments et si Aristote ne nie pas le mauvais usage qui peut être fait de la rhétorique, il y voit une alternative à la force physique.

Il est impossible de rendre justice à toutes les contributions de cet ouvrage, très riche, qui propose notamment des études de cas (portant sur des sujets aussi variés que le désaccord dans la salle de classe, ou encore les affrontements par communiqués de presse interposés). Dans cette dernière partie, plusieurs contributions (celles de Marc Debono, Emmanuelle Huver, Didier de Robillard, Isabelle Pierozak) sont, notamment, consacrées à la place du désaccord dans les théories herméneutiques et les sciences humaines, avec une réflexion sur la place du dialogue dans la pensée de Gadamer et sur le bénéfice qui peut être retiré, dans la recherche universitaire, d’un travail avec autrui sur des désaccords.

L’originalité de l’ouvrage, notamment par rapport à des approches épistémologiques classiques centrées sur le rôle du désaccord dans la connaissance (on pense au colloque international organisé par C. Tiercelin, en 2011, sur l’épistémologie du désaccord), réside, essentiellement, dans le fait d’explorer le rôle social du désaccord. L’ensemble des contributions se complète, notamment par des références répétées aux mêmes auteurs (Habermas, Mouffe, Perelman, Rawls) pour identifier de grandes fonctions du désaccord : développer des stratégies de coordination avec autrui, transformer la société, mais aussi, sur un mode expressif, favoriser une prise de conscience, voire une reconnaissance de certaines situations sociales, loin de la seule image qu’en donnent les réseaux sociaux, où ils s’exercent de façon violente.

Intrinsèquement lié à la pratique de la démocratie, le désaccord ne peut être réduit à une menace de fragmentation de la société : or le plus souvent, on le tolère provisoirement, en vue de l’accord, ou on le cantonne à la sphère privée. Les auteurs nous invitent à y voir une composante saine du pluralisme démocratique, à rebours de l’injonction des démocraties contemporaines à dépasser nos désaccords, et en mesurant le risque qu’il y aurait à les creuser. C’est l’alternative entre violence ou consensus qui est ainsi dépassée au profit d’un constat : l’idée qu’il faut faire place aux désaccords, reconnaître leur valeur intrinsèque, tend à s’imposer.

Loïc Nicolas, Jérôme Ravat et Albin Wagener, dir., La valeur du désaccord, Editions de la Sorbonne, 2020, 444 p., 30 €.

par Juliette Chemillier, le 24 juin 2021

Pour citer cet article :

Juliette Chemillier, « Indépassable pluralisme », La Vie des idées , 24 juin 2021. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Nicolas-Ravat-Wagener-valeur-desaccord

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Notes

[1Ernst Laclau et Chantal Mouffe, Hégémonie et stratégie socialiste. Vers une politique radicale, Besançon, Les Solitaires intempestifs, 2009  ; Chantal Mouffe, La politique et ses enjeux pour une démocratie plurielle, Paris, La Découverte/MAUSS, 1994.

[2Claude Lefort, «  Démocratie et représentation  » [1989] dans Le Temps présent. Écrits 1945-2005, Paris, Belin, 2007.

[3John Dewey, “ Théorie de la valuation” (1939), in La formation des valeurs, traduit et présenté par A. Bidet, L. Quéré et G. Truc, Paris, Les empêcheurs de penser en rond – La Découverte, 2011.

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