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« Wall Street », Oliver Stone (1987)

Recension Politique

Une autre théorie critique

À propos de : Nancy Fraser, Cannibal Capitalism. How Our System Is Devouring Democracy, Care and the Planet – and What We Can Do about It, Verso


par Kolja Lindner , le 5 octobre 2023


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Les luttes antiracistes, féministes et écologiques sont aussi et avant tout des manières de s’opposer au capitalisme, qui est un ordre social et non seulement un système économique. Il nous faut donc, explique N. Fraser, une autre conception du socialisme.

Racisme et violences policières, crise du care et harcèlement sexuel, dérèglement climatique et pandémies, désaffiliation politique et crise de la représentation : comment formuler une théorie critique qui soit à la hauteur des multiples failles que nous vivons actuellement ? Si la récente carrière du concept d’intersectionnalité semble exprimer le besoin d’une réponse à cette question, la philosophe états-unienne Nancy Fraser emprunte une autre voie. Dans son récent essai Cannibal Capitalism, elle propose une « conception élargie du capitalisme » comme matrice théorique pour intégrer diverses ambitions politiques : antiracistes, féministes, écologiques et démocratiques.

Capitalisme comme ordre social

Pour son entreprise, l’autrice part de la critique de l’économie politique de Marx. Certainement plus fidèle aux intentions de ce dernier que beaucoup de marxistes d’aujourd’hui, elle refuse de concevoir l’héritage marxien comme sclérosé. Là où l’auteur du Capital avait regardé « dans l’antre secret de la production » [1] pour identifier les mécanismes de l’exploitation, il s’agirait aujourd’hui d’aller plus loin et d’élucider l’antre secret de l’ensemble de l’accumulation capitaliste. Fraser se focalise ainsi sur l’expropriation qui, « loin d’être limitée aux débuts du système » comme chez Marx avec son idée d’une « accumulation primitive », s’avère « une caractéristique inhérente aux sociétés capitalistes » (p. 15).

Le capitalisme ne serait pas un simple système économique, mais un ordre social reposant sur un certain nombre de divisions structurelles ou institutionnelles incarnées par exemple par les couples production/reproduction, nature/culture ou économie/politique. Historiquement variables et enjeux de « luttes de délimitation » (boundary struggles), ces séparations décrivent au fond des « contradictions entre le système économique et ses conditions fondamentales de possibilité » (p. 24). Selon l’autrice, c’est le premier qui parasite les secondes, c’est-à-dire les consomme sans se soucier de leur reproduction. Ainsi le capitalisme repose p. ex. sur les activités essentiellement féminines d’affection et de soin nécessaires à la reproduction des êtres humains qu’il traite comme si elles étaient « gratuites ». Ce « cannibalisme » produit des crises constantes et leur éclatement périodique, résolution temporaire et réapparition constante, font que le capitalisme se développe par phases. Fraser en distingue quatre : commerciale-mercantile, libérale-coloniale, étatique-managériale et globalisée-financiarisée.

On sait que les contradictions économiques et les crises qu’elles provoquent sont un élément important de la critique sociale de Marx. En considérant l’ensemble des conditions de possibilité de la production capitaliste, l’autrice ne prolonge pas seulement son diagnostic de contradictions et de crise. Elle propose aussi un anticapitalisme qui ne se limite pas à la domination de classe, mais qui inclut également les formes de domination liées à la race, au genre, à la nature et à la politique. « Ce qui compte comme lutte anticapitaliste est donc beaucoup plus large que ce que les marxistes ont traditionnellement supposé » (p. 25). En quatre chapitres, Fraser explore ces différentes conditions de fond et leurs articulations dans les différents régimes historiques du capitalisme.

Capitalisme racial

Dans sa discussion du lien entre race et capitalisme, conçu comme non-contingent et structurel, l’autrice mobilise notamment le marxisme noir de C. Robinson et W.E.B. DuBois. L’exploitation capitaliste des travailleurs « doublement libres » de Marx (« libre en ce double sens que, d’une part, il dispose en personne libre de sa force de travail comme d’une marchandise lui appartenant et que, d’autre part, il n’ait pas d’autres marchandises à vendre, soit complètement débarrassé, libre de toutes les choses nécessaires à la réalisation de sa force de travail » [2]) est intimement liée à l’expropriation des personnes non-libres dont l’étendue est circonscrite par la « ligne de partage des couleurs » [3] à l’échelle globale : « derrière Manchester se trouve le Mississippi » (p. 35). L’histoire de « l’accumulation primitive » qu’écrit Marx s’avère donc trop étroite. D’une parce qu’il s’agit d’un processus continu et non pas limité dans le temps. De l’autre parce qu’il fait non seulement naître la division sociale entre capitalistes et prolétaires, mais aussi celle entre travailleurs « doublement libres » et sujets non-libres ou dépendants. Ce sont les ordres politiques historiquement variés qui instaurent cette limitation en offrant ou refusant des protections sociales et des droits politiques.

La promotion de diversité du « néolibéralisme progressiste » d’aujourd’hui n’a rien changé à ce lien structurel : « Les personnes de couleur [people of color] sont toujours représentées de manière disproportionnée du côté de l’expropriation » (p. 47). Il est tout à fait pertinent que Fraser rejette donc une politique d’identité, lui préférant une attaque portée par des alliances interraciales à l’encontre de la connexion capitaliste entre expropriation et exploitation [4]. Ce qui est moins pertinent, c’est que l’autrice, qui ne cesse de revendiquer d’une pensée large, n’ait pas saisi l’occasion de cette théorisation du rapport entre racisme et capitalisme pour y situer aussi l’antisémitisme. Il s’agit malheureusement, comme souvent chez les théoricien.ne.s de gauche, d’un « non-sujet » [5].

Production et reproduction

Là où la race était essentiellement concernée par la délimitation entre exploitation et expropriation, le genre l’était surtout par la séparation entre production et reproduction. En se basant sur les théories féministes de la reproduction d’E. Zaretsky, L. Vogel, T. Bhattacharya et d’autres, Fraser soutient que les divers régimes du capitalisme incarnent différentes solutions à la crise de la reproduction sociale que le capitalisme produit systématiquement par son appropriation gratuite du travail reproductif. Dans sa phase libérale-coloniale, le capitalisme a certes massivement mobilisé les femmes (et les enfants) pour l’industrie, désexualisant ainsi les femmes prolétaires. Mais cela n’a ni complètement éviscéré la famille ouvrière ni éradiqué le fond de l’oppression féminine comme le pensaient Marx et Engels.

Ce qui s’est réellement produit, c’est tout le contraire : au fil du temps, les sociétés capitalistes ont trouvé des ressources pour gérer cette contradiction – en partie en créant “la famille” dans sa forme moderne restreinte, en inventant des significations nouvelles et intensifiées de la différence de genre et en modernisant la domination masculine (p. 60).

Le capitalisme étatique-managérial a étendu la protection légale et ainsi réintroduit un modèle plus traditionnel de la famille patriarcale. Celle-ci a représenté pour quelques décennies, au moins dans les métropoles, un cadre stable pour la reproduction. À l’échelle mondiale, ce modèle s’accorde avec un « colonialisme extractif » (p. 62) et l’absence de toute protection légale pour les populations qui en souffrent. Cette hétéronormativité et ce néo-impérialisme sont au cœur de la critique sociale de la part des mouvements sociaux de la fin de années 1960. Aujourd’hui, leur impulsion progressiste est récupérée par le néolibéralisme qui transforme le travail reproductif en marchandise, au moins pour ceux et celles qui ont les moyens de se l’acheter. Mais cela ne fait que perpétuer la crise du care, inhérente au capitalisme. Selon l’autrice, cette crise ne peut être résolue par une simple politique sociale, mais uniquement par une mise à l’arrêt de l’appropriation parasitaire du travail reproductif.

Un tel arrêt ne serait pas moins qu’une réinvention de l’ordre genré. « Reste à savoir si le résultat sera compatible avec le capitalisme. » (p. 73) Le mérite de Fraser est ici sans doute de penser la dimension proprement révolutionnaire de certaines luttes féministes que nombreux.ses marxistes avec leur conception limitée du capitalisme focalisée sur l’exploitation et donc sur l’action de classe ont du mal à concevoir [6].

Nature peu chère

Cannibal Capitalism présente le capital comme un « free rider » (passager clandestin) non seulement du travail reproductif, mais aussi de la nature. Empruntant le concept de « nature peu chère » à J. Moore [7], l’autrice soutient que le capitalisme s’approprie la nature comme si elle était un cadeau, une abondance qui serait toujours donnée. Ainsi, l’ordre social existant nie son coût, ses « externalités », et produit nécessairement une crise écologique. Cela ne revient pas à dire que d’autres régimes socio-économiques ne peuvent pas cultiver des idéologies irrespectueuses de la nature et mettre en place un usage abusif de celle-ci – le « socialisme réellement existant » en a en effet constitué un exemple édifiant. « Ce qui est crucial, cependant, c’est que ni ces visions du monde ni ces engagements ne sont issus de dynamiques internes au socialisme. Leurs racines résident plutôt dans le sol géopolitique dans lequel ces socialismes ont germé – dans un système mondial structuré par la concurrence avec les sociétés capitalistes, par la mentalité extractiviste de “rattrapage” favorisée par cet environnement et par les modèles de méga-industrialisation alimentés par les combustibles fossiles qu’il a favorisée » (p. 80-81).

Fraser aurait sans doute pu être plus critique par rapport au référent idéologique majeur du socialisme, à savoir Marx, car ce dernier soutient pour la plus longue partie des années 1840 et 1850 une téléologie techno-fonctionnaliste qui a beaucoup inspiré les politiques productivistes des « socialismes réellement existants » [8]. Mais cela n’enlève rien à la pertinence générale de l’argumentation de Fraser, ni à celle de la conclusion qu’elle en tire : « L’écopolitique doit […] être anticapitaliste » (p. 85).

Crise politique

Le même regard est enfin porté sur les luttes démocratiques. Elles devraient s’attaquer à la séparation capitaliste entre politique et économie qui fait que de vastes aspects de la vie sociale sont confiés aux marchés plutôt qu’à la délibération démocratique. Le capitalisme est pour l’autrice « profondément anti-démocratique » (p. 122). De plus, il déstabilise systématiquement le pouvoir public légitime et efficace dont il dépend pour une accumulation pérenne. Ce problème est encore accentué avec le capitalisme globalisé et financiarisé dans la mesure où les banques centrales et autres institutions des marchés financiers ont été conçues comme « politiquement indépendants ». Dans cette constellation, les pouvoirs publics sont de plus en plus dans l’incapacité de maîtriser les pouvoirs privés. L’endettement y acquiert un rôle important pour redistribuer des richesses et discipliner les acteurs politiques.

La crise politique, s’incarnant dans les situations de la Grèce en 2015 et du Brésil en 2017-18, mais aussi dans le Brexit et l’élection de Donald Trump, est arrivée à un point de non-retour sans solution disponible. Pour Fraser, il s’agit d’une crise d’hégémonie des groupes au pouvoir dont aucun n’est pour l’instant capable de proposer une solution : « le scénario le plus probable à court terme est une série de mouvements de pendule, avec des gouvernements oscillants entre un néolibéralisme franc (progressiste ou régressif, favorable à la diversité ou excluant, libéral-démocrate ou proto-fasciste) et un prétendu antilibéralisme (populiste de gauche, de droite, social-démocrate ou communautaire), la combinaison précise étant dans chaque cas déterminée par les spécificités nationales » (p. 137). Cela ressemblerait à un « interrègne » dans le sens de Gramsci : « l’ancien meurt et le nouveau ne peut pas naître » (ibid.).

Un nouveau socialisme

En conclusion, Fraser soutient que le XXIe siècle nécessite une conception du socialisme qui soit à la hauteur d’un capitalisme conçu comme ordre social. Les efforts d’émancipation d’aujourd’hui devraient non seulement mettre en question la propriété des moyens de production, mais « transformer également le rapport de la production à ses conditions de possibilité en arrière-plan » (p. 142). Au lieu de s’en prendre à des maux sociaux séparément, les luttes antiracistes, féministes, écologiques et politiques devraient s’unir pour s’attaquer à la société capitaliste dans son ensemble. Pour l’autrice, une telle convergence nécessite que les socialistes travaillent à rendre poreuses les divisions structurelles ou institutionnelles analysées tout au long de l’essai. S’ajoutent un contrôle et une allocation démocratique du surplus social ainsi qu’une désinstitutionalisation de l’impératif de la croissance. Il faudrait enfin bloquer la logique des marchés pour l’allocation du surplus social « en haut » et des besoins vitaux « en bas », tout en imaginant « l’entre-deux comme un espace d’expérimentation avec un mélange de différentes possibilités : un espace où les marchés pourraient trouver leur place, aux côtés des coopératives, des biens communs, des associations auto-organisées et des projets autogérés. […] Une fois que le haut et le bas seront socialisés et démarchandisés, la fonction et le rôle des marchés intermédiaires seront transformés » (p. 156).

Le grand apport de l’intervention riche et concise de Fraser est au moins double.

Premièrement, elle donne un fondement théorique commun et radical à nombreux diagnostics contemporains qui, sous les sigles d’exclusion, d’anthropocène, de populisme, etc. essaient de décrire les crises actuelles séparément et souvent en ignorant leurs causes structurelles. Cela débouche politiquement sur un rejet des politiques néolibérales d’égalité des chances qui ne cherchent qu’à diversifier sur le plan de la race et du genre les postes de pouvoir dans un système de domination qui reste inchangé dans son ensemble.

Deuxièmement, Fraser montre que peut émerger, sur fond de la théorie marxienne, un dynamisme théorique qui échange avec diverses perspectives, et qui est ainsi radicalement opposé à l’actuelle retraditionnalisation du marxisme ignorant les innovations portées par le post-colonialisme, l’histoire globale, etc. [9] Contrairement à ce marxisme, Fraser soutien un pluralisme qui tente de sonder les convergences des différents efforts d’émancipation.

Nancy Fraser, Cannibal Capitalism. How Our System Is Devouring Democracy, Care and the Planet – and What We Can Do about It, Londres et New-York, Verso, 208 p., 19 €.

par Kolja Lindner, le 5 octobre 2023

Pour citer cet article :

Kolja Lindner, « Une autre théorie critique », La Vie des idées , 5 octobre 2023. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Nancy-Fraser-Cannibal-Capitalism

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

À lire aussi


Notes

[1Karl Marx, Le Capital. Critique de l’économie politique, vol. 1, Paris, PUF, 1993, p. 197.

[2Marx, Le Capital, op. cit., p. 190.

[3W.E.B. Du Bois, Les âmes du peuple noir, Paris, Éditions Rue d’Ulm, 2004, p. 7.

[4Dans la logique d’argumentation de Fraser, ce refus de politique d’identité ne vaut pas uniquement pour les positions minoritaires, mais aussi pour l’ouvriérisme blanc. Rappelons l’échec comme anticapitalisme que fut ce dernier en France avec sa responsabilité du « rendez-vous manqué » (Olivier Masclet, La Gauche et les cités. Enquête sur un rendez-vous manqué, Paris, La Dispute, 2003) d’une importante partie de la gauche avec les classes populaires racisées (cf. Étienne Balibar, « De Charonne à Vitry », in Étienne Balibar, Les frontières de la démocratie, Paris, La Découverte, 1992, p. 19-34). Par ailleurs, en Allemagne, le Parti de gauche fait actuellement et de manière tout à fait dramatique scission sur cette question (cf. Kolja Lindner, « Rückkehr nach Frankreich. Sahra Wagenknecht, die AfD und der Kampf um Hegemonie », Prager Frühling, no. 27, 2017, p. 129-139).

[5Camilla Brenni et al., « Le non-sujet de l’antisémitisme à gauche », Vacarme, no. 86, 2019, p. 36-46. Ajoutons tout de même que Fraser, dans une interview récente (« Nancy Fraser on capitalism, gender oppression, Marxism, and the post-left populist moment »), soutient que l’antisémitisme génocidaire n’était pas concerné par l’expropriation et tomberait par conséquent dans une autre catégorie. Cette idée rejoint certes certaines recherches sur l’antisémitisme, mais ne résout pas la question des autres formes d’antisémitisme visant la marginalisation des juif.ve.s (comme p. ex. l’antisémitisme orientaliste), ni celles des formes génocidaires du racisme (comme p. ex. l’idéologie anti-tutsi).

[6Cela est actuellement particulièrement visible dans certaines lectures marxistes de la récente révolution féministe en Iran ; cf. p. ex. Niloufar Nematollahi, « Le soulèvement en Iran rassemble la classe travailleuse dans sa diversité », Contretemps. Revue de critique communiste, 2023, https://www.contretemps.eu/revolte-iran-classe-travailleuse/.

[7Jason W. Moore, « The Rise of Cheap Nature », in Jason W. Moore (dir.), Anthropocene or Capitalocene ? Nature, History, and the Crisis of Capitalism, Oakland, PM Press, 2016, p. 78-115.

[8Cf. Kolja Lindner, Urs Lindner, « How Marx Got Rid of Historical Materialism », in Kerstin Knopf, Detlev Quintern (dir.), From Marx to Global Marxism. Eurocentrism, Resistance, Postcolonial Criticism, Trêves, Wissenschaftlicher Verlag Trier, 2020, p. 57-74.

[9Pour une critique de cette tendance, voir Kolja Lindner, « Déprovincialiser le marxisme : comment écrire une histoire globale des socialismes ? », Raisons Politiques. Études de théorie politique, no. 88, 2022, p. 83-101.

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