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Recension Histoire

Naissance du commerce mondialisé

À propos de : Francesca Trivellato, Corail contre diamants. De la Méditerranée à l’océan Indien au XVIIIe siècle, Seuil.


par Claire Lemercier , le 21 novembre 2016


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Se penchant sur le fonctionnement quotidien d’une entreprise moyenne du XVIIIe siècle, Francesca Trivellato décrit la mise en place d’un commerce interculturel qui sait utiliser et dépasser les réseaux communautaires selon les besoins. Elle éclaire ainsi d’un nouveau jour l’âge du commerce sur lequel a longtemps reposé le capitalisme.

Recensé : Francesca Trivellato, Corail contre diamants. De la Méditerranée à l’océan Indien au XVIIIe siècle, Paris, trad. fr. Guillaume Calafat, Le Seuil, 2016, 576 p. , 17,99 €.

En explorant les inégalités de revenus et de patrimoines, Thomas Piketty a retrouvé la chronologie posée quinze ans auparavant par Luc Boltanski et Ève Chiapello, dans leur travail sur les discours du capitalisme et de sa critique. Dans les deux cas, la période fordiste apparaît comme une parenthèse finalement assez courte, quelques décennies de compromis « civique-industriel » au cours du XXe siècle. Une organisation hiérarchique, une planification d’ingénieurs, s’accommodait de l’exigence de sécurité des salariés : la croissance s’accompagnait d’une réduction des inégalités. La sortie du fordisme nous ramène-t-elle à son passé ? Thomas Piketty pointe le risque de retour à une société polarisée par la rente et l’héritage en citant les grands romans du XIXe siècle ; selon Luc Boltanski et Ève Chiapello, en revanche, le discours dominant depuis les années 1990 apparaît comme inédit : c’est celui de la flexibilité, du projet et du réseau, tandis que leur avant-fordisme est surtout le temps de l’entreprise familiale. L’imaginaire des entreprises du passé paraît saturé par la mine de Germinal et les maîtres de forges, ou le boutiquier gagne-petit, ignorant des consommateurs, d’avant le Bonheur des dames.

Un âge du négoce

Pourtant, depuis Fernand Braudel, nombre d’historiennes et d’historiens ont analysé comptes et correspondances, chargements de navires et instruments de crédit des XVIIe-XIXe siècles. Leurs travaux donnent une image riche et nuancée d’un premier esprit du capitalisme, celui de l’« âge du commerce », selon l’expression de Pierre Gervais. S’étendant jusqu’aux années 1870 ou 1880, la période n’est en rien immobile : c’est un temps d’extension constante, en quantité et en distance, des mouvements des biens, accompagnant une « révolution dans la consommation ». Dans ce qu’on continue souvent par habitude à appeler « révolution industrielle », le rôle des ingénieurs et des usines ne cesse d’être relativisé, ou plutôt renvoyé à une période tardive, à la fin du XIXe siècle. Auparavant, ce sont les négociants qui tiraient les ficelles de l’économie, non seulement en organisant la traite et les autres commerces atlantiques, mais en faisant plus largement circuler les biens entre continents et jusqu’aux boutiques des petites villes, en élaborant des systèmes de crédit de plus en plus sophistiqués, et en passant commande à des producteurs qui leur restaient largement subordonnés.

C’est le fonctionnement quotidien de ce négoce que fait revivre Francesca Trivellato, dans un livre nourri de multiples traditions de recherche, de la collection « Affaires et gens d’affaires » des éditions de l’EHESS à l’économie néo-institutionnaliste et la sociologie des réseaux, en passant par la micro-histoire de Giovanni Levi et l’histoire connectée de Sanjay Subrahmanyam. Son livre, qui commence par des notes sur la terminologie, les poids et les mesures, est roboratif pour les chercheurs : tout collègue trouvera à enrichir ses horizons dans la bibliographie, étendue et multilingue. Pour autant, le texte principal, très alerte, reste tout à fait lisible par un public plus large et peut ainsi contribuer à mieux dessiner l’image, floue ou inexistante, de « l’âge du commerce », et, par ricochet, à mieux se poser des questions sur le capitalisme d’aujourd’hui.

Corail contre diamants (et autres)

C’est l’histoire de la maison Ergas & Silvera que F. Trivellato raconte : des négociants généralistes, qui, comme l’indique le titre du livre, exportent vers l’Asie le corail des îles italiennes et importent en Europe des diamants indiens. Plus généralement, avec leur maison-mère à Livourne, en Toscane, leur succursale à Alep et leurs correspondants de Londres et Amsterdam à Goa, en passant par Marseille, Chypre, Gênes ou Venise, ils contrôlent une variété impressionnante de flux de crédit et de marchandises, coton, soies ou denrées coloniales. Ce n’est pas une maison de tout premier plan, elle n’est pas directement impliquée dans le commerce triangulaire : pourtant le livre souligne les ramifications mondiales de l’activité de cette société à bien des égards moyenne.

L’organisation d’Ergas & Silvera est aussi représentative de l’époque : à côté des compagnies des Indes, avec leurs monopoles et leurs actionnaires, le capitalisme reste pour l’essentiel organisé en sociétés de personnes, avec une importante composante familiale. Les quelques associés choisissent des correspondants que, pour beaucoup, ils ne rencontrent que très rarement, voire jamais, et à qui pourtant ils confient des opérations importantes et risquées, avec des appuis juridiques qui peuvent sembler faibles : mandataires ou commissionnaires sont parfois porteurs d’un acte notarié, souvent désignés par une simple lettre.

Un « commerce interculturel »

F. Trivellato souligne que ces formes institutionnelles ultra-majoritaires jusqu’à la fin du XIXe siècle n’ont rien de survivances archaïques : ce sont bien elles qui permettent l’expansion et la densification des flux de biens. Si on ne passe pas, alors, à la société anonyme ou à la grande entreprise intégrée, c’est que personne n’en exprime le besoin. Le talent des capitalistes du premier âge est largement celui de savoir commercer avec des étrangers, et même souvent leur confier la réalisation de transactions pour leur compte. Le titre anglais du livre, The familiarity of strangers, fait référence à cette compétence très consciemment cultivée : s’appuyer sur la famille est en effet essentiel, mais ne rester qu’en famille ne permet pas d’étendre ses opérations.

Il en va de même pour les communautés plus larges : Ergas & Silvera font en effet partie de la diaspora sépharade, ces Juifs partis d’Espagne vers le Portugal puis installés dans diverses villes d’Europe, dont tout particulièrement Livourne, un port dont les autorités ont favorisé leur installation. L’entreprise s’appuie, dans certaines villes, sur des liens religieux, et essaie de renforcer ses alliances dans la communauté. Mais ne commercer, et même n’avoir pour agents que des sépharades ne lui permettrait pas de mener ses activités à Lisbonne ou à Goa. Le livre est donc aussi une réflexion sur l’identité juive, et les identités de l’époque moderne en général : F. Trivellato refuse de céder au « groupisme », c’est-à-dire à l’assignation extérieure d’une identité simple ; elle explore bien plutôt les marges de manœuvre des différents acteurs.

Démontant ainsi bien des idées reçues, encore pour la période actuelle, sur « l’entreprise familiale » ou « le commerce communautaire », F. Trivellato montre concrètement comment le succès vient, sur un siècle et demi, pour Ergas & Silvera, de la capacité à jouer sur plusieurs tableaux : utiliser des règles sépharades sur la dot pour collecter des capitaux, la tolérance locale pour s’implanter à Livourne, l’intérêt bien compris des autorités françaises à Alep pour mobiliser leur protection, ou encore la maîtrise du jeu des recommandations, pour trouver des agents dans des ports lointains, s’assurer de leur fiabilité et obtenir en retour leur confiance. Explorant la « variété des intrications possibles entre raison d’État, impératifs du commerce, politiques et esprit de tolérance » (p. 137), F. Trivellato préfère ainsi parler de « commerce interculturel » ou de « cosmopolitisme communautaire ». Les frontières restent très strictes, les Juifs, notamment, ont un statut à part et font l’objet de mépris, voire de violences ; certains savent les traverser, et même en jouer, mais cela ne les efface nullement.

Le commerce comme conversation

Dans un passage particulièrement original, l’auteur insiste sur le fait que des compétences d’écriture au sens strict sont également nécessaires : pour échanger, il ne s’agit pas d’annoncer brutalement la qualité ou le prix de ses marchandises, qui, de toute façon, ne sont en général sous les yeux ni de l’auteur ni du destinataire de la lettre ; s’il faut, pour rester correspondant, ne pas démontrer d’incompétence manifeste dans l’appréciation de ces qualités, il faut auparavant, pour devenir correspondant, maîtriser les formules de politesse et manier le vocabulaire de l’« amitié ». Le « doux commerce » n’est pas seulement une description politique due aux philosophes du XVIIIe siècle : c’est un vocabulaire de la civilité qui constitue une des conditions de l’échange, et qui se retrouve dans toutes ses langues. Ergas & Silvera correspondent en effet en italien et portugais.

Quel est donc l’esprit de ce premier âge du capitalisme ? Il met comme aujourd’hui l’accent sur la connexion, entre des entités réduites et flexibles, pour des projets bien définis à mener ensemble. Ce n’est pas pour autant, bien sûr, l’esprit du capitalisme financiarisé des années 2000. Pas d’actionnaires à l’horizon, en particulier : on travaille pour le long terme, pour la survie, imbriquée, de l’entreprise et de la famille. Dans le cas d’Ergas & Silvera, la société succombe tout de même, au milieu du XVIIIe siècle, dans « l’affaire du gros diamant », narrée de manière savoureuse au dernier chapitre, et qui démontre, s’il en était besoin, qu’une capacité à jouer longtemps d’une grande variété de ressources n’empêche pas de tout perdre sur un contrat mal rédigé, une confiance mal placée. Le premier esprit du capitalisme, ce n’est pas l’enfermement dans un cercle étroit, mais la construction et l’entretien prudents de « liens faibles » au-delà. Un travail sur le crédit et la confiance donc, plutôt qu’une maximisation du profit immédiat, difficile à imaginer dans un contexte où, par exemple, les cargaisons, et donc aussi les lettres pour l’Inde ne peuvent doubler le Cap de Bonne-Espérance qu’une fois par an. À la fois si loin et si proche, cette description nous aide à lire, par comparaison, la mondialisation d’aujourd’hui.

par Claire Lemercier, le 21 novembre 2016

Aller plus loin

 Leora Auslander, Charlotte Guichard, Colin Jones, Giorgio Riello et Daniel Roche, « Les révolutions à l’épreuve du marché », Annales historiques de la Révolution française, 370, 2012, p. 165-190. Sur la « révolution dans la consommation ».
 Martina Avanza et Gilles Laferté, « Dépasser la « construction des identités » ? Identification, image sociale, appartenance », Genèses, 61, p. 134-152. Sur les identités et le « groupisme ».
 Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.
 Pierre Gervais, « Crédit et filières marchandes au XVIIIe siècle », Annales HSS, 67-4, 2012, p. 1011-1048. [Prochainement en libre accès]. Sur l’esprit du capitalisme à l’« âge du commerce ».
 Francesca Trivellato, « Is There a Future for Italian Microhistory in the Age of Global History ? », California Italian Studies, 2-1, 2011. Sur l’histoire connectée et ses liens avec la micro-histoire.
 Anne-Julie Etter et Thomas Grillot, « Le goût de l’archive est polyglotte. Entretien avec Sanjay Subrahmanyam », La vie des idées, 27 janvier 2012.

Pour citer cet article :

Claire Lemercier, « Naissance du commerce mondialisé », La Vie des idées , 21 novembre 2016. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Naissance-du-commerce-mondialise

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