Cornelia Möser revient aux sources historiques pour offrir une histoire foisonnante des pensées de la sexualité et de leur articulation avec les pensées féministes.
À propos de : Cornelia Möser, Libérations sexuelles. Une histoire des pensées féministes et queers sur la sexualité, La Découverte
Cornelia Möser revient aux sources historiques pour offrir une histoire foisonnante des pensées de la sexualité et de leur articulation avec les pensées féministes.
Les idéaux de libération sexuelle des années 1960-1970 n’ont pas bonne presse dans le contexte actuel. Dans l’ère post #metoo et à la suite des accusations contre Gabriel Matzneff, l’accent a été mis sur les limites et abus de la libération sexuelle, portant une ombre sur les positions de nombreux intellectuels ayant défendu la révolution sexuelle dans les années 1960-1970. Dans ce contexte, qu’y-a-t-il donc à apprendre de ces discours des années 1970 sur la sexualité ? En prenant ces critiques contemporaines très au sérieux, la philosophe Cornelia Möser nous propose de retourner aux sources historiques pour offrir une histoire complexe de ces pensées de la sexualité et de leur articulation avec les pensées féministes. Möser se lance dans cette ambitieuse recherche – qui constitue son travail d’habilitation à diriger des recherches – au début des années 2010, dans un contexte où émergent des débats sur l’homonormativité avec la légalisation du mariage pour les couples de même sexe, où les féministes se polarisent sur les questions trans* et où des discours féministes et LGBTQ sont utilisés pour justifier des positions nationalistes et racistes, avec une rhétorique sur la modernité sexuelle à la française qui sert une critique des musulmans. Face à ce contexte, Möser se demande : où faut-il se diriger politiquement ?
Pour la philosophe, on ne peut plus se tourner plein d’espoir vers un futur meilleur en croyant au progrès d’une modernité sexuelle. Son ouvrage se tourne au contraire vers le passé en proposant une « histoire des pensées féministes et queers sur la sexualité ». Prendre une approche historique, c’est défaire le récit linéaire du progrès des droits vers la modernité sexuelle. L’ouvrage montre la prolifération de positionnements divers et divergents dès les années 1960 et déshomogénéise le discours du progrès des droits sexuels. Möser rassemble et décortique un nombre impressionnant de sources militantes et philosophiques, s’intéressant en premier lieu aux idées développées par ces penseuses qu’elle analyse de manière critique. Elle fait le point sur les débats ayant agité les mondes féministes et queers en France, aux États-Unis et en Allemagne, se concentrant particulièrement sur les sex wars des années 1980 aux États-Unis, dont les milieux académiques et militants français se sont longtemps tenus à distance. De ce point de vue, l’ouvrage sera assurément un ouvrage de référence pour le public français qui cherche à s’orienter dans ces débats.
Möser dessine trois questions qui constituent trois manières de penser la libération sexuelle entre la fin des années 1960 et les années 2000 : « Faut-il libérer la sexualité, qui serait déformée par la société répressive ? Faut-il se libérer de la sexualité patriarcale ? Ou faut-il se libérer par une nouvelle sexualité, alternative, féministe, queer ou révolutionnaire ? » (p. 18). L’idée qu’il faudrait libérer la sexualité renvoie à une position naturaliste du désir, que l’autrice qualifie aussi de « désiriste ». La seconde proposition – se libérer d’un certain type de sexualité, la sexualité patriarcale – correspond notamment au positionnement du lesbianisme politique et à l’analyse en termes de « classes de sexe ». Enfin, la piste de la libération à travers un nouveau type de sexualité met l’accent de manière plus positive sur un devenir alternatif de la sexualité et correspond plutôt aux positions qu’on a appelé sex-positive ainsi qu’aux positions queer.
Malgré la diversité de ces positionnements, Möser montre que la sexualité y tient à chaque fois un rôle central : soit comme le lieu privilégié d’une possible libération, soit comme celui d’une possible oppression. La plupart des discours féministes et queers associent sexualité et soi, mais cette équation est contestée par certaines, notamment par Gayle Rubin, inspirée par Michel Foucault. Pour Möser la place que les autrices donnent à la sexualité dépend de leur rapport à la psychanalyse. Dans les sex-wars, les féministes anti-porno voient la psychanalyse comme un outil d’oppression des femmes – « Ne pas être maître de soi-même : voilà précisément ce qui hante une grande partie des féministes anti-porno selon lesquelles cette perte de soi est une menace dans un contexte social qui de toute façon barre aux femmes l’accès au statut de sujet » (p. 158) – tandis que les féministes pro-sexe voient dans une forme de psychanalyse un outil pour comprendre la complexité du désir et ses multiples significations.
Möser propose des analyses particulièrement stimulantes de deux moments des débats féministes. Alors que les mouvements homosexuels du début des années 1970, notamment à travers la figure de la folle, glorifiaient l’idée d’une libération par le sexe, les lesbiennes radicales voient dans l’homosexualité une manière de se libérer du sexe patriarcal. La sexualité est perçue comme la sphère d’oppression des femmes par excellence et refuser la sexualité hétérosexuelle permettrait donc de détruire les rapports de domination. Möser analyse de manière particulièrement éclairante la pensée de Christine Delphy sur les « classes de sexe » sur laquelle repose le lesbianisme politique. Elle montre notamment que « le modèle ‘classes de sexe’ est clairement ‘anti-intersectionnel’ (pour employer un terme qui à l’époque n’existait pas encore) dans la mesure où il donne la priorité aux rapports sociaux de sexe » (p. 79-80). Möser clarifie ainsi l’usage du terme matérialiste pour décrire ce féminisme : bien que ce terme le rapproche en apparence du matérialisme historique et donc du marxisme, l’approche « classes de sexe » occulte en fait l’articulation entre classe et genre, car une femme bourgeoise et une femme travailleuse sont considérées comme étant oppressées de la même manière par les structures de genre. Möser propose donc une lecture intersectionnelle du féminisme matérialiste qui clarifie les positions de l’approche « classes de sexe » sur la classe sociale et la race.
Möser explique ensuite que les sex-wars et leurs débats sur la pornographie, le BDSM et le consentement ont remis en cause l’analyse en termes de classes de sexe en faisant émerger « une vision plus nuancée ou plus détaillée des enjeux complexes qui se nouent autour de la race et de la sexualité » (p. 185) et en faisant montre d’une plus grande sensibilité aux inégalités économiques entre femmes. En effet, le camp souvent appelé « pro-sexe » de ce débat invite à penser les significations différentes que peut prendre la sexualité et le genre pour différents individus. Sans abandonner l’analyse structurelle, ces féministes insistent davantage sur la marge de manœuvre des individus, offrant ainsi des pistes pour penser d’autres dimensions de l’expérience de la sexualité que celle du genre. Plutôt que de simplement décrire deux pôles qui s’affrontent dans les sex-wars, Möser prend position dans ce débat américain en montrant la violence subie par les féministes pro-sexe. Elle montre aussi que les sex-wars ont mené à une division du travail féministe – « les pro-sexe s’occupent de tout ce qui est jouissance, subcultures, libération et communautés ; les ‘anti-sexe’ de tout ce qui touche aux questions de violences sexuelles, de viols, de trafic de femmes, etc. » (p. 189) – division regrettable car Möser montre que l’intérêt du féminisme pro-sexe est spécifiquement de montrer la tension entre plaisir et danger au cœur de la sexualité plutôt que d’évacuer la question du danger comme certaines féministes anti-porno l’ont affirmé.
Si l’ouvrage offre un aperçu général sur ces pensées, son intérêt réside également dans la perspective originale que l’autrice développe. Inspirée par quarante ans de productions théoriques et militantes et armée du recul rétrospectif, Möser construit une réflexion ontologique et philosophique originale qui se dessine au fil de la lecture. Son objectif consiste à sauver l’idée du politique et de l’émancipation sans compromettre l’inclusivité ou céder au désirisme naturalisant caractéristique de la pensée d’Hocquenghem notamment. En effet, Möser regrette l’abandon d’une conception révolutionnaire de la sexualité dans les approches pro-sexe et queer qui par ailleurs semblent l’enthousiasmer : « les sex radicals proto-queers ne tentent plus d’élaborer de politique révolutionnaire par le biais de la sexualité ou dans leurs pratiques sexuelles. La seule dimension politique que les sex radicals revendiquent concernant leur sexualité se trouve dans le refus de la discriminer dans un ordre de sexualités hierarchisées » (p. 171). Möser veut envisager une émancipation qui n’est pas seulement une « critique des structures de pouvoir, de domination ou d’exclusions existantes » (p. 285) et qui ne se limite pas à une conquête des droits au nom d’identités sexuelles ou de genres.
L’approche révolutionnaire qu’elle cherche à formuler repose sur la distinction entre oppression et pouvoir qui dessine une ligne de partage entre différentes approches féministes. Dans Trouble dans le genre, Judith Butler critique le terme « oppression » qui offre une analyse du patriarcat trop grossière et aveugle aux situations sociales spécifiques et aux marges de manœuvre des individus. Inspirée par Foucault, elle préfère une analyse en termes de pouvoir qui saisit mieux la diversité des vécus. Möser s’approprie cette critique en regrettant que l’idée d’émancipation moderne corresponde à une lutte « contre l’oppression » (p. 266), et elle articule la distinction oppression/pouvoir avec celle entre idéologie et discours proposée par Stuart Hall. Pour Hall, la lutte contre repose sur la notion d’idéologie. L’idéologie décrirait les rapports sociaux de sexe (et donc une situation d’oppression structurelle qui correspond à l’analyse en termes de classes de sexe), tandis que le discours renverrait aux processus de construction du genre et permettrait ainsi de penser « le pouvoir des femmes, leur contre-pouvoir et les faiblesses de l’ordre du genre » (p. 272). L’idéologie mène à une analyse plus figée en termes d’oppression, tandis que les discours pointent vers une analyse dynamique de la circulation du pouvoir. Selon Möser, il ne faut plus espérer que le sexe même détruise les oppressions structurelles, mais il faut néanmoins penser l’individualité et le contre-pouvoir. Il faut tenir ensemble analyse structurelle et individualité. En mettant l’accent sur la question de la propriété privée, elle se sert des concepts de discours et de pouvoir pour envisager des émancipations pleinement politiques qui joueraient sur la marge de manœuvre des individus, reconnaîtraient l’individualité au-delà des structures, et par là même permettraient une conception de l’émancipation sexuelle plus intersectionnelle.
Möser espère ainsi proposer une émancipation sexuelle qui ne souscrive pas à l’idée universalisante de modernité sexuelle. En effet, le spectre des discours sur la modernité sexuelle qu’elle mentionne en introduction finit par structurer le dernier tiers de l’ouvrage. La portée de son travail va au-delà de la question de la sexualité : il s’agit d’une critique de la notion de modernité et d’une prise de position sur l’ontologie et la subjectivité. Selon elle, « c’est parce que la notion de modernité est intimement liée à l’idée d’un Occident qui serait sexuellement moderne que cette construction et ses conséquences sur la subjectivation doivent nous intéresser » (p. 233). En arrière-fond de sa pensée politique, on peut identifier une remise en cause de l’ontologie occidentale, de son culte de la raison et son discours sur la modernité. On pourrait considérer que, bien qu’elle apparaisse de prime abord comme éminemment moderne et occidentale, la psychanalyse porte en elle une critique du sujet rationnel qui reconfigure la manière dont on doit penser l’émancipation et la politique. Bien que Möser ne tisse pas ces liens, on trouve ici des échos avec d’autres remises en cause de l’ontologie occidentale : théories post-coloniales, tentatives de défaire la distinction nature/culture qui correspondrait à une distinction raison/corps (inspirées par Philippe Descola) et pensée critique sur le consentement.
Dans Demain le bon sexe [1], Katherine Angel esquisse une critique assez similaire du postulat de transparence du sujet à lui-même dans les discours sur le consentement et propose une autre vision de l’émancipation sexuelle qui ne s’appuierait pas sur le sujet moderne rationnel. Au fil du livre, Möser se concentre sur la question du désir, thème clé de la psychanalyse, qui ne sépare pas la raison et le corps, car « le concept de désir permet de bien saisir ce rapport complexe entre plaisir et danger que les féministes pro-sexe avaient mis en avant » (p. 287).
La distinction plaisir/danger proposée par Carol Vance en 1982 exprime l’ambivalence qui réside au cœur de toute sexualité et qu’il faudrait donc assumer dans une pensée politique de la sexualité. Il faudrait alors considérer qu’il n’existe pas de libération sexuelle qui puisse intégralement abolir le danger ou annihiler l’oppression, et qu’il ne peut exister d’utopie de plaisir parfait. Ce n’est toutefois pas la direction que prend Möser, qui reste en partie empreinte de l’espoir révolutionnaire classique en invitant à utiliser l’imagination pour penser des utopies futures et en offrant une sorte de perspective programmatique dans sa conclusion. Elle affirme ce besoin d’utopie en opposition aux approches dépolitisées de la sexualité, mais on peut se demander si les approches pro-sexe et queers défendent vraiment « le sexe sans la libération » comme elle l’affirme, ou si elles abandonnent seulement une forme d’idéal de la libération révolutionnaire qui serait une libération absolue, une destruction de l’oppression. Peut-être que ces penseuses queers abandonnent l’eschatologie marxiste et révolutionnaire de la libération, où l’on passe d’une situation d’oppression structurelle à une libération structurelle, où l’on abolit le danger et ne garde que le plaisir. À rebours d’une telle approche tournée vers un futur utopique, on pourrait penser une libération situationnelle, pratique, intermittente, disruptive, sans attendre un renversement intégral et sans croire à la fin totale de l’oppression.
La conclusion de Cornelia Möser va toutefois dans une direction différente : elle invite à embrasser la naturalité, la dépendance, la matérialité de l’existence humaine et donc de la sexualité. La dimension matérialiste de son appel renvoie à l’accent qu’elle met sur la question de la propriété privée, mais la référence à la naturalité peut paraître surprenante dans un ouvrage qui prend pour point de départ la critique de la naturalité du désir au fondement des revendications pour la liberté sexuelle des années 1960. Mais si l’on a en tête les tentatives récentes de défaire la dichotomie nature/culture, l’appel de Möser prend tout son sens et apparaît comme une contribution précieuse à la critique de la modernité occidentale appliquée à la sexualité.
par , le 15 juin 2023
Blanche Plaquevent, « Le temps long de la révolution sexuelle », La Vie des idées , 15 juin 2023. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Moser-Liberations-sexuelles
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[1] Katherine Angel, Demain le bon sexe (Le Détour, 2022). Version originale : Tomorrow Sex Will Be Good Again (London : Verso, 2021).