L’éthique d’Aristote relève bien d’une forme de naturalisme, mais il s’agit selon Pierre-Marie Morel d’un naturalisme problématique, dans lequel la nature conserve une part d’opacité et se révèle irréductible à tout déterminisme biologique.
À propos de : Pierre-Marie Morel, La nature et le bien. L’éthique d’Aristote et la question naturaliste, Peeters
L’éthique d’Aristote relève bien d’une forme de naturalisme, mais il s’agit selon Pierre-Marie Morel d’un naturalisme problématique, dans lequel la nature conserve une part d’opacité et se révèle irréductible à tout déterminisme biologique.
Quelle place Aristote accorde-t-il à la nature dans sa philosophie pratique ? Corrélativement, dans quelle mesure l’éthique et la politique relèvent-elles selon le Stagirite de considérations d’ordre naturaliste ? Il y a là d’abord une tension, une « anomalie » (p. 1) dont s’étonnent les lecteurs et lectrices d’Aristote : d’un côté, la référence à la nature (phusis / φύσις) est récurrente dans le corpus pratique, y compris dans des passages célébrissimes comme le premier livre de la Politique, où l’homme est dit être « par nature » un vivant politique ; mais d’un autre côté, il est bien connu que la sphère pratique constitue chez Aristote un domaine spécifique et proprement humain qui semble échapper au moins en partie aux déterminations naturelles.
Le pari de l’ouvrage est de tenir ensemble ces deux pôles pour mieux poser la question du naturalisme, d’explorer avec minutie et patience cette tension à même les textes au lieu de chercher d’emblée à la réduire. Nombre de commentateurs ont en effet pris le parti de trancher la difficulté dans un sens ou dans l’autre, soit en plaçant l’éthique sous la dépendance de normes qui lui sont extérieures et la fondent – que ces normes soient d’ordre métaphysique ou physique – soit au contraire en rejetant l’idée même d’un naturalisme éthique chez Aristote. Il convient bien plutôt, selon Pierre-Marie Morel, d’interroger le sens même du naturalisme éthique d’Aristote. Il en ressort une forme de naturalisme, non pas essentialiste ou étroitement scientifique, mais proprement pratique et problématique, qui irrigue tous les aspects de la philosophie pratique sans réduire pour autant le régime d’exceptionnalité que constitue l’action humaine.
Pierre-Marie Morel, l’un des plus grands spécialistes de la philosophie aristotélicienne et de l’atomisme antique [1], livre ainsi au fil des douze chapitres qui composent l’ouvrage une étude subtile des « multiples manières » dont la nature « pénètre la sphère éthique et politique » (p. 253). Cette question a déjà été partiellement abordée dans des travaux précédents de Pierre-Marie Morel, notamment dans un ouvrage publié en 2007 [2] qui présente une théorie générale de l’action applicable aussi bien aux activités les plus simples qu’aux processus les plus complexes comme l’action humaine. Il s’agit désormais d’insister sur les limites de ce processus intégratif, et sur ce que la sphère des actions humaines conserve d’irréductible, tout en étant traversée par la question de la nature.
La question de savoir comment lire Aristote peut sembler au mieux triviale, au pire spécieuse. Ce n’est pourtant pas l’un des moindres mérites de l’ouvrage que de nous inviter à la prendre au sérieux. Pierre-Marie Morel souligne en effet à plusieurs reprises la tendance de certains commentateurs à résoudre des difficultés théoriques en s’affranchissant des textes et de ce qu’ils veulent bien nous dire, avec pour conséquence le risque de lire parfois un Aristote pour ainsi dire hors texte. Cet écueil est manifeste lorsque certains concepts, comme celui de « seconde nature » (produit de l’habitude) ou celui de « nature humaine », sont présentés comme formulés ou nettement définis par Aristote lui-même, là où ils sont tout au plus des reconstructions à partir de textes souvent difficiles, mais également lorsque certaines affirmations à connotations naturalistes sont détachées de leur contexte et tenues pour la position d’Aristote lui-même.
Afin de limiter ces écueils, Pierre-Marie Morel met en place une méthode de lecture des textes reposant sur deux principes : d’une part, la recension et l’étude systématiques des occurrences du champ lexical de la nature dans le corpus pratique (Éthique à Nicomaque, Éthique à Eudème, Politique), et d’autre part, une attention soutenue aux contextes et aux modalités argumentatives spécifiques des différents passages examinés. Ces préceptes semblent certes de bon sens et pourraient être revendiqués par tout commentateur d’Aristote. Tels qu’appliqués par Pierre-Marie Morel, ils lui permettent cependant de se démarquer dans le champ des études aristotéliciennes. La mise en évidence de l’ « instabilité sémantique » (p. 23) du concept de nature d’un texte à l’autre, ainsi que du caractère dialectique de nombreuses références à la nature dans les traités de philosophie pratique, constitue en effet le soubassement de sa thèse selon laquelle ces références ont une « connotation problématique » bien plus qu’elles ne font office de « principe indiscutable » (p. 6). L’approche littérale et contextuelle aboutit ainsi le plus souvent à des interprétations déflationnistes ou minimalistes des références à la nature, dans la mesure où celles-ci n’ont pas vocation à produire des démonstrations proprement scientifiques, mais s’inscrivent dans des arguments composites relayant pour partie des opinions admises, ou encore opèrent à titre d’analogies, de concepts transversaux ou de simples faits importés de l’enquête naturelle.
Il convient dès lors de déterminer plus précisément dans quelle mesure la connaissance et la mise en œuvre de la philosophie pratique requièrent des connaissances extérieures à cette dernière. En vertu du principe de l’incommunicabilité des genres scientifiques, il ne devrait pas y avoir de passage possible pour Aristote entre l’éthique et la physique (entendue en un sens large incluant la philosophie naturelle). Le « Maître de ceux qui savent », comme le surnomme Dante, semble pourtant contrevenir directement à ce précepte dans ses textes éthico-politiques, et cela à de multiples reprises, que ce soit lorsqu’il souligne l’assise physiologique de certains phénomènes dont s’occupe l’éthique (comme les actions volontaires, l’intempérance et les processus émotionnels), ou encore les similitudes entre certaines facultés et traits de caractère humains par rapport aux autres animaux.
La contradiction se dénoue cependant, dès lors qu’est élucidé le rôle épistémologique précis de ces références à la philosophie naturelle. En effet, la philosophie naturelle se présente sous la forme de « savoirs instrumentaux et simplifiés », aussi décrits comme des savoirs « embarqués » (p. 62), qui viennent seulement corroborer et délimiter l’enquête du théoricien de l’éthique sans la fonder. La sphère de l’action humaine demeure ainsi irréductible, comme en témoigne la discontinuité entre ce qui est proprement humain et le reste du règne animal (malgré les analogies établies par Aristote), en sorte que cet usage « embarqué » des connaissances physiologiques n’équivaut pas à une application des explications physiques à la sphère pratique, laquelle possède son régime explicatif propre.
Cette solution épistémologique ne permet cependant pas de résoudre toutes les difficultés. Le souverain bien, qui s’identifie au bonheur, est assimilé par Aristote à la fois à une certaine fin visée par tous les hommes, et à la fonction propre de l’homme. Ces deux affirmations célèbres du premier livre de l’Éthique à Nicomaque semblent appeler une interprétation fortement naturaliste et même essentialiste de l’éthique, puisqu’elles semblent régler l’éthique sur l’essence (la nature) de l’être humain. Pierre-Marie Morel nous rappelle cependant que malgré leur dimension naturaliste indéniable, ces affirmations sont posées comme des pierres d’attente destinées à être précisées – elles ne permettent pas, en particulier, de trancher entre deux modèles d’existence accomplie mobilisés par Aristote, celui de la vie politique et celui de la vie dédiée à la connaissance. Il ne convient donc pas d’en inférer un naturalisme trop marqué, d’autant plus que la fin proprement humaine (le bien vivre) est irréductible à la finalité animale (le vivre), en sorte que sa détermination excède largement l’enquête biologique. Il en va de façon analogue concernant la vertu, le plaisir et l’amitié, qui sont autant de manifestations de la vie bonne chez l’agent vertueux : elles ne sauraient être assimilées à des processus strictement naturels, soit parce que les vertus éthiques n’adviennent pas en nous spontanément, mais sous l’effet de l’habitude, soit parce que les plaisirs qui accompagnent les actes vertueux sont appropriés à certaines actions proprement humaines, ou encore parce que l’amitié envers autrui n’est pas directement dérivable de notre tendance spontanée à l’amour et à la préservation de soi.
Il existe donc une part de naturel indéniable qui intervient dans la vie bonne, mais sous la modalité de la puissance, d’une potentialité qui demeure pour partie indéterminée et plastique, et qui requiert pour se déployer des médiations proprement humaines (l’éducation, l’exercice, la délibération, l’ordonnancement de la cité). Si le naturalisme d’Aristote est un naturalisme « contrarié » ou « inchoatif » (p. 185), dans la mesure où il permet de déterminer des potentialités et des fins de l’être humain sans pour autant être en mesure de prescrire les moyens de les réaliser, toute la tâche de l’éthique et de la politique consiste alors à élucider et à mettre en œuvre ces médiations qui opèrent à la fois comme un dépassement et un accomplissement du naturel. En cela, la référence à la nature possède bien une dimension normative, mais elle est « un problème à résoudre » (p. 24) davantage qu’une série de normes définies a priori.
L’un des résultats de cette enquête est que la philosophie pratique d’Aristote apparaît rétive à toute antinomie et aux dualismes trop tranchés. Montrer l’irréductibilité de la philosophie aristotélicienne aux grands dualismes philosophiques n’est pas en soi une nouveauté. Ce qui l’est en revanche bien davantage, c’est la façon dont Pierre-Marie Morel articule le dépassement de ces dualismes à son analyse du naturalisme d’Aristote. Il montre ainsi, à partir des cas de la justice et de la monnaie, qu’Aristote mobilise la distinction traditionnelle entre nature et convention pour mieux la transformer en une « dualité constitutive » (p. 198) caractéristique de l’existence humaine en société.
C’est encore le caractère indéterminé et pluriforme de la référence à la nature qui permet de dépasser l’antithèse entre liberté et déterminisme : l’action individuelle est partiellement déterminée par diverses formes de processus naturels, sans que l’on puisse trouver pour autant « un programme biologique spécifique qui épuiserait les possibilités humaines » (p. 240). L’analyse aristotélicienne de la prudence, qui permet de dépasser l’opposition entre approche utilitariste et déontologique de l’action morale, appelle enfin elle aussi la question de la nature : en tant qu’il est un homme politique à la tête d’une cité, le prudent doit posséder un véritable savoir pratique et objectif qui inclut une connaissance minimale de la nature, notamment de la nature humaine.
S’il constitue avant tout une étude fine et minutieuse sur la philosophie aristotélicienne, cet ouvrage peut également se lire comme un discret plaidoyer en faveur d’une approche nuancée et problématisée de la question de la nature, en particulier dans son articulation à la morale. Si la nature est, « tout à la fois, insuffisante et essentielle à la vie bonne » (p. 253), du côté des possibles davantage que des normes immuables, source de questions davantage que de solutions, alors elle peut encore trouver sa place dans les débats contemporains, et Aristote avec elle.
par , le 21 septembre 2022
Anthony Bonnemaison, « L’animal moral », La Vie des idées , 21 septembre 2022. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Morel-La-nature-et-le-bien
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[1] Il convient à cet égard de mentionner la parution, en 2021 également, d’un second ouvrage : Le plaisir et la nécessité. Philosophie naturelle et anthropologie chez Démocrite et Épicure, aux éditions Vrin.
[2] P.-M. Morel, De la matière à l’action. Aristote et le problème du vivant, Paris, Vrin, 2007.