L’Empire ottoman a, pendant près de 7 siècles, constitué un ensemble à la fois uni et divers. Ce nouveau Dictionnaire de l’Empire ottoman permet d’en prendre la mesure et montre la vitalité des études qui lui sont consacrées.
L’Empire ottoman a, pendant près de 7 siècles, constitué un ensemble à la fois uni et divers. Ce nouveau Dictionnaire de l’Empire ottoman permet d’en prendre la mesure et montre la vitalité des études qui lui sont consacrées.
Quoi de commun entre Pir Sultan Abdal, poète alévi du XVIe siècle, et un « Zimmi », membre d’une minorité non musulmane pratiquant une religion du livre ? Ces deux notices, parmi les 720 que compte le Dictionnaire de l’Empire ottoman, initient et clôturent le vaste panorama tant de la recherche récente que plus ancienne sur un domaine encore méconnu. L’Empire ottoman est à la fois une ère chronologique et une aire d’étude, du XIVe siècle finissant au XXe siècle, et s’étend des Balkans au Maroc. Son étude devient progressivement un champ à part entière, comme le rappellent les deux articles sur l’« historiographie », à l’intersection des études arabes, byzantines, et turques. Les multiples entrées témoignent de l’ampleur de la tâche consistant à rassembler dans un même volume la diversité ottomane. Soulignons d’emblée l’extraordinaire richesse de cet ouvrage. Vingt-cinq cartes, 8 pages d’iconographie en couleur, un index thématique, nominatif, et géographique complètent le volume d’articles qui sont chacun accompagnés d’entrées bibliographiques. Tous ces éléments font du Dictionnaire de l’Empire ottoman un outil de recherche et de travail autant qu’une synthèse des plus plaisantes à parcourir.
Ce livre atteste d’un pari éditorial porté par une maison d’édition, Fayard, et d’une œuvre de longue haleine. Fayard pose un nouveau jalon dans les études ottomanes. En 1989, L’Histoire de l’Empire ottoman dirigée par Robert Mantran [1] donnait accès pour le lecteur francophone à de nouvelles écoles historiques, témoignant de l’« ottoman turn » [2] dans les recherches turques et arabes des années 1970. Il demeure depuis une référence. Ce Dictionnaire de l’Empire ottoman renouvelle avec audace cette entreprise. Cette fois, 15 années furent nécessaires entre la conception et la publication, enregistrant les résultats de plusieurs générations de chercheurs, de nombreuses nationalités. Européens, Américains, Israéliens, Arabes, Turcs se côtoient dans ces pages. Des chercheurs confirmés écrivent à côté de nouveaux auteurs qui ont depuis démontré la vitalité des recherches ottomanes. Les trois directeurs de l’ouvrage renforcent ce constat par leurs institutions d’appartenance [3].
Quatre types de notices partagent les entrées du Dictionnaire. Le premier tient aux domaines géographiques et aux événements. Des villes comme Le Caire, Istanbul ou Bagdad, des pays comme la Syrie, des régions ou provinces comme le Kosovo ou la Valachie constituent autant de points d’entrée. Les meilleurs spécialistes ont été réunis. Ainsi, le défunt André Raymond, dont la thèse Artisans et commerçants a inauguré les recherches urbaines ottomanes en France, rédige celle sur Le Caire [4]. De même Édouard Méténier, un des fins connaisseurs de l’Irak contemporain, propose dans les rubriques « Bagdad » et « Irak », un regard inédit sur ces territoires trop souvent délaissés. Naturellement, il sera aisé de critiquer les choix ou de mentionner les absences : pourquoi Mossoul plutôt que Basra, par exemple [5] ? De même, la rédaction de ces articles est soumise à une tension permanente : quelle période faut-il privilégier au cours des 5 siècles d’existence de l’Empire ? On constate aussi parfois des distorsions liées aux spécialités des auteurs, qui favorisent par exemple le XVIIIe siècle pour l’étude du Levant. La multiplicité des lieux suscite l’envie de voir d’autres endroits couverts, alors même que le champ géographique est déjà très conséquent. Quant aux événements, il s’agit en premier lieu de batailles permettant aux étudiants et chercheurs d’en préciser le sens. Le Dictionnaire joue ici son rôle d’outils de travail.
Le second type d’entrée concerne les personnalités. En premier lieu, le lecteur trouvera des notices sur la plupart des sultans, mais aussi les grands vizirs et ministres comme les Koprülü. Ces grandes figures permettent un suivi fin de l’histoire politique de l’Empire ottoman. Le choix de tels noms souligne le croisement de plusieurs historiographies. L’une, plus ancienne, s’intéresse aux grands acteurs des conquêtes, qui furent pensées comme l’âge d’or par excellence. D’autres approches s’interrogent sur le temps des réformes au cours du XIXe siècle, présentant les grandes figures ministérielles ou les familles de vizirs. Par ce biais, quelques éléments de prosopographie utiles à l’histoire sociale sont mis à la disposition du lecteur. Ces notices biographiques ne concernent pas seulement le monde politique. D’autres personnalités du monde culturel sont sélectionnées. Ce sont principalement des poètes et des penseurs rappelant les productions de temps oubliés. Il s’agit certainement de montrer que ce moment ottoman s’inscrit bien dans les grandes heures culturelles de ces régions du monde, et ainsi de parfaire la démonstration que l’Empire ottoman n’est nullement un temps de déclin ou de stagnation. Selon les théories forgées par les orientalistes et reprises par les écoles historiques des nouveaux États indépendants, après l’âge d’or de l’époque médiévale, les contrées arabes et turques subissent un fort recul à l’ère ottomane, ce que démentent les études récentes.
La troisième catégorie, la plus volumineuse, est celle des entrées thématiques. Ces dernières se divisent entre celles qui portent sur des thèmes généraux, comme « les animaux », « cuisine » ou « esclavage » ; et d’autres, propres au monde ottoman, comme « la dette ottomane ». Les secondes sont les plus attendues dans ce type d’ouvrage. Ainsi chaque minorité confessionnelle et ethnique fait l’objet d’une présentation clarifiant pour tous ce qu’il faut entendre par « catholique », « arméniens » ou « kurdes ». Ces notices mettent au jour les dernières connaissances et les récents débats qui animent les études ottomanes. Elles présentent aussi les points polémiques. C’est le cas particulièrement du génocide de 1915, traité à diverses reprises d’une façon qui actualise l’approche scientifique autour de cette notion.
Le dernier domaine concerne les termes propres aux mondes ottomans, tels que « Agha », « Janissaires », « Kanun, Kanunname ». Une distinction majeure s’opère dans l’approche de ce lexique. Certaines notices portent uniquement sur une précision, en quelques lignes, concernant l’origine et les applications du terme. D’autres termes au contraire font l’objet d’une explication détaillée, qui permet de saisir les enjeux historiographiques et les significations successives du terme en question. Ici, le lecteur sera parfois déçu de ne pas trouver plus de rubriques. Les termes de « defter » (registre) ou de « wali » (gouverneur) sont absents. Un tel lexique aurait parfait l’entreprise de mise à jour attendue de ce Dictionnaire.
L’une des plus grandes originalités du dictionnaire réside cependant dans les entrées thématiques générales. Elles mettent au jour toute une historiographie croisée, des angles d’approches mis de côté, et inscrivent plus que jamais les études ottomanes dans les derniers courants des recherches historiques. Les « transports », « mines », ou « étrangers » sont autant de points d’entrée qui témoignent des nouvelles perspectives développées dans les études ottomanes. Les choix sont sans doute ici plus arbitraires que dans d’autres rubriques. On peut regretter ainsi qu’aucune entrée ne traite véritablement des climats (hormis l’entrée « catastrophes naturelles »). De même, il n’y a pas d’entrées pour « révolte » ou « révolution ». Ici se croisent deux phénomènes propres aux études sur les aires culturelles. Le premier tient à l’interdisciplinarité qui y est plus forte en général, ouvrant les études ottomanes à la sociologie et l’économie. De même, des réflexions sur la démographie historique, sur le mouvement des prix, ont connu un traitement détaillé là où ils n’étaient qu’abordés succinctement pour d’autres terrains historiques. Elles soulignent la vigueur et l’ouverture de telles recherches. Cependant, le second phénomène nuit à cette ambition : le faible nombre de chercheurs spécialisés sur ces aires d’étude empêche de couvrir tous les champs.
Dans l’ensemble, le Dictionnaire de l’Empire ottoman s’impose par la richesse et la diversité des approches qu’il accueille. La qualité des traductions et de l’édition des textes en rend la lecture des plus plaisantes, avec une grande unité de style. Un effort aurait pu être fait pour équilibrer les présentations afin qu’elles restituent les différentes époques de manière plus harmonieuse. De même, on peut regretter que la présente édition ne puisse aisément être acquise par tous les lecteurs… Il est certain que d’autres formats notamment électroniques devraient permettre de le rendre plus accessible. Hormis ces quelques limites, et qui naissent de la très grande qualité de ce dictionnaire, il faut saluer l’entreprise, la persévérance et la richesse du présent ouvrage qui demeurera longtemps une référence incontournable dans les études ottomanes, balkaniques et moyen-orientales.
par , le 5 juillet 2018
Matthieu Rey, « Mondes ottomans », La Vie des idées , 5 juillet 2018. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Mondes-ottomans
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[1] Robert Mantran (dir.), L’histoire de l’Empire ottoman, Paris, Fayard, 1989.
[2] Ghislaine Alleaume, « Un ottoman turn ? L’historiographie des provinces arabes de l’Empire ottomane », dans Eberhard Kienle, Les sciences sociales en voyage, L’Afrique du Nord et le Moyen-Orient vu d’Europe, d’Amériques et de l’intérieur, Paris, Iremam-Karthala, 2010, p. 23-39.
[3] Appartenant respectivement à l’Ehess, au CNRS et au Collège de France. La durée du travail a vu l’un d’entre eux, Gilles Veinstein, disparaître en 2013. Récemment, la nomination de Edhem Edlem à la chaire internationale « L’Empire Ottoman et la Turquie face à l’Occident » marque un changement de générations.
[4] André Raymond, Artisans et commerçants au Caire au XVIIIe siècle, Damas, IFEAD, 1974.
[5] La réponse tient naturellement au développement de l’historiographie, Mossoul ayant fait l’objet d’une monographie pour la période ottomane non Basra, voir Dina Rizk Khoury, State and Provincial Society in the Ottoman Empire : Mosul 1540-1834, New York, Cambridge University Press, 1997.