La sécularisation n’a rien d’un modèle occidental qui se serait étendu lors de la décolonisation ; c’est, selon M. A. Meziane, le colonialisme lui-même qui l’a propagé comme un moyen de domination.
La sécularisation n’a rien d’un modèle occidental qui se serait étendu lors de la décolonisation ; c’est, selon M. A. Meziane, le colonialisme lui-même qui l’a propagé comme un moyen de domination.
Cet ouvrage poursuit un objectif très ambitieux qui consiste d’abord, par le concept d’« impérialité », à relier les effets internes de la sécularisation dans l’Euroamérique, et ses effets externes, hors Occident, obtenus par la mondialisation coloniale. En rupture complète avec le grand récit des sociologues de la religion des années 1960 aux années 1980 [1] (et qui a, plus ou moins, perduré ensuite), la sécularisation, selon l’auteur, n’a rien d’un modèle occidental qui s’étendrait à la planète entière lors de la décolonisation [2]. Ce sont, au contraire, les entreprises coloniales, directes, comme l’occupation de l’Algérie et de l’Inde, ou indirectes, comme la progressive subordination de la Turquie jusqu’à la disparition de l’Empire ottoman, qui l’ont propagée. Ces entreprises ont imposé la sécularisation par un processus de domination où la rivalité mimétique des puissances occidentales a joué un rôle essentiel. Ce processus a tracé « les frontières raciales du monde, divisant de manière hiérarchique, cet Orient et cet Occident, […] cette noirceur et cette blancheur » que l’Europe a prétendu « vouloir réunir ». Meziane estime que le système d’apartheid, loin d’être réductible à la simple exception de l’Afrique du Sud, « pourrait désigner le type même de ségrégation raciale » effectué par l’Europe dans ses colonies.
Surtout la forte originalité de ce livre, consiste à appréhender également la sécularisation dans ses effets « sous la terre », et cela dans le cadre d’« une histoire souterraine de l’État et du capital ». Rappel est fait de l’importance de la sécularisation des biens d’Église, notamment des biens monastiques, qui vont entraîner une exploitation du sous-sol, dont les moines n’avaient que faire. D’une façon générale, l’économie fossile « suppose une lisibilité profane du monde souterrain », dépeuplé des êtres non humains de l’imaginaire médiéval et, par exemple en Indochine, de la croyance « qu’un dragon habite les sous-sols. » La sécularisation devient alors « la naissance d’un nouvel ordre climatique, d’une nouvelle époque géologique, […] l’avènement du Sécularocène. » Bref, selon la thèse novatrice de l’auteur, « la critique du ciel a bouleversé la Terre »… et engendré les changements climatiques actuels. Les deux perspectives de l’ouvrage se rejoignent par l’idée qu’une « exploitation utile » des ressources du globe a nécessité une division raciale du travail où, comme l’indiquaient les Saint-Simoniens, « l’Européen apporte l’intelligence et le capital et l’indigène fournit la main d’œuvre et les matières premières. »
Le livre débute par un important chapitre sur la campagne d’Égypte de Bonaparte. Cette expédition signe la fin de l’impérialité chrétienne, déjà mise à mal par la Réforme et les traités de Westphalie. Ce fait n’engendre pas une modernité politique fondée sur des États-nations, mais la renaissance d’un projet impérial issu des Lumières, s’exportant hors d’Europe, transformant la religion, la tradition, en « culte », où un pouvoir politique laïque admet la pluralité des croyances (cf. le régime napoléonien des « cultes reconnus »). De plus, les savants qui accompagnent l’expédition annoncent le développement de l’orientalisme et de l’ingénierie saint-simonienne.
En même temps, la campagne d’Égypte s’avère également emblématique sur deux autres points qui vont se manifester jusqu’au XXe siècle : la rivalité impériale entre la France et le Royaume Uni, avec l’empire russe en arrière-fond ; et un rapport très ambivalent avec l’islam, où « Mahomet » passe du statut d’Antéchrist à celui de législateur, dont Bonaparte prétend reprendre l’héritage, rendant donc implicitement obsolète le rôle du prophète. Cette optique conduit, en Algérie, à réduire le Coran à un code familial, induisant un statut personnel de sujet français non citoyen. La racialisation de l’islam se marque, notamment, par la fameuse élaboration de la notion de « musulman catholique » faite par la Cour d’appel d’Alger (en 1903) et, plus généralement, par l’idée d’une inconvertibilité des musulmans, en même temps que la négation de la possible universalité de l’islam à cause de son « impureté théocratique » supposée. Dans un autre contexte, la non conversion des Indiens sous domination britannique témoigne d’une sécularisation coloniale par la séparation des missions et de l’État et l’idée d’une immobilité de la coutume.
Voici donc quelques-unes des idées forces de cet ouvrage qui se termine par d’intéressantes indications où Meziane se situe par rapport à des auteurs comme Derrida, Foucault ou Arendt. C’est de cette dernière qu’il me semble le plus proche, de par sa conception de l’impérialisme comme système d’expansion illimité. Cela n’enlève rien à la valeur spécifique du livre car la philosophe n’a pas écrit une « histoire écologique et raciale de la sécularisation ».
J’ai dû outrageusement résumer un ouvrage dense, mais j’espère avoir montré son grand intérêt. Il s’appuie sur une impressionnante documentation et sur une capacité, également impressionnante, de son auteur à relier, dans une unité de perspective, des faits, des processus habituellement disjoints, à montrer l’importance d’éléments souvent considérés comme anecdotiques. Par exemple, le fait que le toast d’Alger du cardinal Lavigerie, en 1890, s’est produit, précisément, … à Alger, et qu’en conséquence, c’est en situation coloniale que le Ralliement de l’Église catholique à la République a d’abord été proclamé. Par ailleurs, à plusieurs reprises en lisant ce livre, je pouvais mentalement ajouter des faits qui en renforçaient la perspective. Ainsi, pour rester en Algérie, l’Acte de capitulation proclame, en même temps que le respect de la religion des « indigènes », le respect de leurs femmes. En conséquence, malgré la vive hostilité du corps médical, l’Impératrice Eugénie obtient l’inscription d’une femme (Mlle Reingguer de la Lime) à la faculté de médecine d’Alger, afin que les femmes algériennes bénéficient des « bienfaits de la science médicale » sans devoir être examinées par des médecins hommes : l’impératrice abolit ainsi le tabou qui empêchait, en France (contrairement aux pays anglo-saxons) une femme de pouvoir être médecin. Comme quoi les chemins de « l’émancipation » peuvent être très tortueux, voire paradoxaux !
Je n’ai pas choisi cet exemple au hasard car, d’une certaine manière, son ambivalence renvoie à de nombreux passages de l’ouvrage, qui montrent des utopies réformatrices, modernistes et pacifistes, constituant, in fine, des instruments d’une domination sécularisatrice. Et si, à la fin du livre, Meziane affirme haut et fort que « seule une série de contingences » ont conduit les correspondances qu’il analyse entre sécularisation, impérialité et accumulation des énergies fossiles, c’est peut-être pour corriger l’impression qu’il donne parfois d’une sorte d’enchaînement structurel inéluctable entre différents facteurs. En effet, sa démarche veut proposer une philosophie de l’histoire non téléologique. Entreprise très louable mais bien difficile, où l’auteur se situe, effectivement, dans le champ philosophique, prenant chez les historiens ce qu’ils peuvent lui apporter à un niveau factuel, sans guère se situer par rapport aux diverses problématiques des sociologues.
Ainsi, Meziane s’intéresse relativement peu à la réception sociale des idées dont il effectue la généalogie. Quelle influence ont eu les nombreux auteurs qu’il a sélectionnés ? Il ne cache pas que, parfois, une « littérature en apparence mineure » lui paraît la plus significative. En revanche, il ne mentionne pas un homme comme Pierre Larousse, qui n’est certes pas un grand théoricien, mais dont Le Grand Dictionnaire Universel a irrigué les discours des cadres de la Troisième République. Or celui-ci considérait le bouddhisme et le « mahométisme » comme plus « tolérants » que le christianisme [3].
D’autre part, la perspective adoptée par Meziane ne me semble pas assez interactionniste. Sa focalisation sur l’enchaînement des idées risque de donner l’impression que les philosophes sont un peu (je pousse le trait) les maitres culturels du monde ; et son insistance, certes souvent bienvenue, sur le rôle de l’État risque de privilégier une imposition par le haut. Or le processus de sécularisation a également été l’œuvre de couches sociales qui s’avéraient gagnantes des changements sociaux que cette dernière impulsait. Ainsi, aspect important qui constitue souvent un point aveugle, la sécularisation a transformé l’appréhension sociale de la mort qui, de passage dans « l’au-delà » à réussir, est devenue la fin de la vie à retarder, au profit du médecin, supplantant ainsi socialement le clergé. Une des différences essentielles de l’Occident actuel avec les djihadistes est que ceux-ci considèrent, à leur manière, la mort comme le passage dans un « au-delà » plus désirable que la prolongation de la vie « ici-bas ».
Je me permets, tout en m’en excusant, d’évoquer mon cas personnel, car il me semble assez significatif. Mes travaux d’historien sont cités pour préciser tel ou tel fait, mais je ne suis jamais mentionné comme sociologue ayant combattu le paradigme englobant de la sécularisation, en opérant une distinction entre « sécularisation » et « laïcisation ». Je remarque, d’ailleurs, qu’autant la sécularisation est conceptualisée, autant l’usage social du terme de « laïcité » est repris sans être travaillé théoriquement. Il me semble pourtant que la démarche de l’auteur aurait gagné en précision, en distinguant la sécularisation, dans le champ socio-culturel, et la laïcisation, référée au champ socio-politique ; deux notions autonomes, bien qu’en interférence. Dans cette approche, la laïcité devient la régulation politique d’individus et de groupes qui entretiennent des rapports différenciés avec la sécularisation [4], même si certains acteurs sociaux tentent, aujourd’hui, de « culturaliser » la laïcité. Naturellement, nul n’est tenu d’adopter cette perspective, mais puisqu’elle existe, pourquoi ne pas la discuter ?
On trouve donc quelques failles dans l’ambitieux projet de l’auteur, ce qui vaut mieux, naturellement, qu’un défaut d’ambition. Ces failles me semblent être de trois ordres.
D’abord, première faille, le concept d’« impérialité » est centré sur les mutations sécularisantes d’une impérialité d’origine chrétienne, sans effectuer de comparatisme avec d’autres entreprises impériales. Celles-ci sont, soit évoquées de façon allusive, comme les empires mogol, ottoman et perse, soit ignorées comme le Japon ou la Chine. Ces deux derniers cas auraient vraiment dû être pris en compte. Si un long XIXe, s’achevant en 1914, est le siècle de l’hégémonie de l’Europe sur l’empire ottoman, c’est également le moment où, en 1905, la Russie est vaincue par l’empire japonais, ce qui contredit totalement les théories racialistes ambiantes et déplace, avec la médiation américaine, le centre du monde de la Méditerranée (qui reste centrale dans cette étude), à l’Océan Pacifique. Beaucoup de Français sont sidérés par la défaite de « l’allié russe », mais certains, à gauche, se montrent enthousiastes : un Anatole France, par exemple, se réjouit de l’échec du racialisme, se moque de ses partisans. Clemenceau (et d’autres) se montre ‘japonophile’ pour des raisons assez analogues [5]. Moralité : en l’Occident, la disparité est peut-être plus forte qu’il n’est indiqué.
Le cas chinois conforterait la démonstration de l’auteur pour ce qui concerne le XIXe siècle, mais pas pour notre époque. Cela révèle une autre limite de l’ouvrage : le peu de prise en compte de la situation de ces dernières décennies. En définitive quid de ces empires sur fond polythéiste ? Et si je mets ce travail en perspective socio-historique, j’indiquerai que la perspective des sociologues de la sécularisation peut être corrélée à un Occident triomphant, persuadé que son modèle va subsister en dépit de la décolonisation. L’entreprise de Meziane, comme les travaux de Tahal Asad et d’autres (tel Dipesh Chakrabarty) [6] est contemporaine du déclin de l’impérialité occidentale, face à d’autres entreprises impériales.
Ensuite, deuxième faille, l’ampleur de la perspective adoptée induit, forcément, des raccourcis plus ou moins contestables. Deux exemples : le fait qu’au sein du protestantisme, le terme d’ « évangélisme » n’a pas la même signification en anglais et en allemand est minimisé ; à l’inverse, beaucoup d’importance est donnée aux articles de « police des cultes » de la loi française de 1905, séparant les Églises de l’État, sans percevoir vraiment qu’ils ne constituent pas seulement des mesures d’ordre public, fortement libéralisées d’ailleurs par rapport aux projets antérieurs, mais aussi des « garanties » du libre exercice des cultes, contre ceux qui leur porteraient atteinte. La nouveauté de la loi est la proclamation, pour la première fois en France, en son Article 1er, de la « liberté de conscience », que l’article 31 rend égale pour les convictions religieuses et non religieuses.
Inévitables, ces raccourcis sont cependant parfois aggravés par la construction cyclique de l’ouvrage, qui aboutit, à diverses reprises, à une récurrence d’affirmations, là où il aurait été sans doute plus opportun de consacrer un développement consistant auquel l’auteur aurait renvoyé par la suite. Celui-ci donne quelquefois l’impression de considérer un peu la réalité historico-sociale comme un réservoir d’exemples où il prend ce qui alimente son « fil conducteur », quitte, d’ailleurs, à signaler par des notes, souvent passionnantes, la possibilité d’autres perspectives. Un exemple : il est signalé, en note (p. 237), que le code minier saoudien actuel est « plus proche du modèle napoléonien que des positions de l’école théologique hanbalite ». Est-ce ou non paradoxal par rapport à la ligne directrice du livre ? On aimerait que cette piste soit développée. Faute de cela, quelques pièces du puzzle peuvent apparaître un peu emboitées au forceps. C’est bien sûr le revers de l’ampleur du projet et donc n’enlève rien à son intérêt.
Enfin, troisième faille : comme déjà indiqué, l’ouvrage montre comment des utopies ont, non seulement cautionné, mais façonné de ce qui est nommé le « Sécularocène ». On pourrait évoquer, dans ce sens, les notions wébériennes de « paradoxes des conséquences », d’« effets non voulus », etc. Et, comme Meziane rejette, avec justesse, tout sens linéaire de l’histoire et insiste sur les « rebonds », ne faut-il pas alors se montrer très attentif au fait que, toujours plus ou moins instrumentalisés, repris à leur compte par les forces dominantes, les idéaux symboliques de justice, de démocratie, de paix, de dignité, d’égalité sociale, raciale et de genre, etc., possèdent également une dimension « spectrale », créatrice de rebonds historiques imprévus et de nouvelles dynamiques ? Ce sont, dans ce cas, des armes à double tranchant et pas seulement, au bout du compte, des outils au service des dominants.
J’aurais aimé mieux voir apparaitre cet aspect. Par exemple, p. 209, on lit que la « libéralisation religieuse des institutions », dans le Royaume Uni des années 1820 et 1830, « n’a rien d’une tolérance morale ; elle est l’envers de la manière dont l’État renforce son pouvoir sur l’Église officielle et assure son contrôle sur les Églises dissidentes. » En jouxtant « morale » à tolérance, l’auteur se donne le beau rôle de refuser une historiographie axiologiquement engagée. Mais il a tort, me semble-t-il, de ne pas prendre en compte les enjeux socio-politiques spécifiques de « liberté de conscience », où différentes forces sociales se sont affrontées. Cela rejoint l’absence, dans le livre, d’une notion de laïcisation, et lui fait courir parfois le risque de la monocausalité.
C’est le rôle d’un recenseur de présenter des remarques critiques en espérant ainsi contribuer à une réflexion sur des questions au demeurant fondamentales. Reste que cette étude constitue une belle contribution au débat intellectuel, en ces temps où tant d’acteurs le poussent vers le bas. En effet, en suivant son « fil conducteur » par une argumentation serrée, l’auteur élabore une approche neuve de la sécularisation, dont il faudra désormais tenir compte.
par , le 20 avril 2022
– Autour du livre : le Groupe d’Étude du Matérialisme Rationnel (GEMR) consacre à l’ouvrage son Séminaire « Laïcité ». Jean-Claude Bourdin et Gérard Bras en débattront en visioconférence le 21 avril, de 20h à 22h.
Lien de connexion : https://meet.jit.si/s%C3%A9minairela%C3%AFcit%C3%A9gemr
Si vous souhaitez lire le texte intégral, demandez-le à l’adresse : gerard.bras0015 chez orange.fr
Jean Baubérot, « L’avènement du Sécularocène », La Vie des idées , 20 avril 2022. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Meziane-Des-empires-sous-la-terre
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[1] Cf. O. Tschannen, Les théories de la sécularisation, Genève, Droz, 1992.
[2] Le sociologue américain Peter Berger fut l’auteur le plus représentatif de cette perspective. Au tournant du XXe et du XXIe siècle, il opéra un tournant et estima alors que le monde se « dé-sécularisait ».
[3] Cf. J.-Y. Mollier & P. Ory (dir.), Pierre Larousse en son temps, Paris, Larousse, 1995.
[4] Cf. J. Baubérot, Les Laïcités dans le monde, Paris, Puf, 5e édition mise à jour, 2020 (2007) ; J. Baubérot-M. Milot, Laïcités sans frontières, Paris, Seuil, 2011.
[5] M. Séguéla, Clemenceau ou la tentation du Japon, Paris, CNRS Éditions, 2014.
[6] Cf., notamment, T. Asad, Formation of the Secular, Stanford, Stanford University Press, 2003 et D. Chakrabarty, Provincialiser l’Europe. La pensée post-coloniale et la différence historique, Paris, Éditions Amsterdam, 2020 (2000).