Recensé : Javier Auyero et María Fernanda Berti, In Harm’s Way. The Dynamics of Urban Violence, Princeton University Press, 2015, 242 p.
Version revue et enrichie d’un ouvrage plus grand public paru en espagnol (Auyero et Fernanda Berti 2013), In Harm’s Way est le produit réussi de la collaboration ethnographique de María Fernanda Berti, enseignante dans une école élémentaire d’un quartier pauvre situé à la périphérie de Buenos Aires, et de Javier Auyero, professeur de sociologie à l’université d’Austin au Texas. Servi par une écriture sobre et efficace, qui ne cède jamais à la tentation de mettre en scène ses auteurs, l’ouvrage s’appuie sur un matériau empirique riche et varié pour proposer une analyse ambitieuse des causes et des formes de la violence [1] qui structure la vie quotidienne des habitants des « marges urbaines » (urban margins) de la capitale argentine, mais aussi la façon dont ceux-ci y font face ou y contribuent.
Comme l’indique le titre du livre, les habitants d’ « Arquitecto Tucci » [2] s’y trouvent de fait « en danger » (in harm’s way). Le taux d’homicide, en hausse de 180 % entre 2007 et 2012, y est 4 fois plus élevé que pour l’ensemble de la province de Buenos Aires. C’est d’ailleurs la centralité de la violence dans les récits des élèves de M. Berti qui a conduit à « réorienter » (p. 186) l’enquête de terrain, qui visait initialement à répliquer une étude de la « souffrance environnementale » réalisée à proximité d’un complexe pétrochimique (Auyero et Swistun 2009), mais cette fois-ci dans un contexte où la source de pollution est moins visible (en l’occurrence le Riachuelo, cours d’eau très pollué qui définit la frontière méridionale de Buenos Aires). Quelques semaines seulement après le début du travail de terrain, les élèves de l’école élémentaire avaient déjà rapporté tant d’histoire de meurtres, de viols, de fusillades et de violences domestiques que les auteurs firent le choix de déplacer la focale de leur recherche.
Ces derniers assument le double objectif de leur démarche, à la fois scientifique et politique : il s’agit bien de produire une analyse scientifique de l’expérience de la violence, mais aussi de décrire ces expériences pour les rendre visibles, dans un contexte où les discours sur l’insécurité urbaine (inseguridad) sont produits et manipulés par des membres des classes moyennes et supérieures. Animés par un sentiment commun d’ « urgence » (p. xii, préface), J. Auyero et M. Berti veulent montrer que ce sont avant tout les habitants des quartiers pauvres qui « vivent dans l’insécurité » (ibid.).
Un travail ethnographique d’équipe
Le quartier étudié se trouve au sud de Buenos Aires, dans la municipalité de Lomas de Zamora, qui a comme beaucoup de communes proches de la capitale accueilli un nombre important de migrants de l’intérieur au moment de l’industrialisation du pays, notamment à partir des années 1930. Jusqu’alors principalement utilisée à des fins récréatives (piscines naturelles, stations thermales), cette vaste lande constituait un important réservoir d’espace disponible pour la construction de nouvelles usines (métallurgie, conditionnement de la viande, textile) mais aussi de logements pour ce nouveau prolétariat urbain, qui pratiqua dans bien des cas l’auto-construction. Déjà largement entamés au milieu des années 1970, puis intensifiés au tournant des années 1990 dans le cadre de la « grande transformation néolibérale » (p. 43) du pays, le processus de désindustrialisation de l’Argentine et l’informalisation croissante de son marché du travail ont depuis imprimé leur marque : c’est désormais principalement le marché informel qui fournit du travail, notamment dans les secteurs de la construction, des services à la personne et de la collecte d’ordures. La Salada, le plus grand marché informel du pays (environ 50 000 acheteurs par jour et entre 20 et 30 000 marchands), contribue également à la subsistance de nombreux habitants d’Arquitecto Tucci.
Les auteurs distinguent trois formes urbaines dans cet espace où une part importante de la population survit de la combinaison de l’emploi informel et de l’assistance publique : un quartier traditionnel de la classe ouvrière, des bidonvilles plus récents et des squats dans les zones inondables proches du Riachuelo. Dans ces deux derniers cas, la sécurité juridique du logement est loin d’être assurée, et les conditions matérielles de vie sont rudes (rues non pavées, trottoirs cassés, éclairage défaillant, collecte des ordures aléatoire). Si l’État n’est pas totalement absent (présence d’un hôpital public, d’une unité de premiers secours, d’écoles publiques et d’un certain nombre de programmes d’assistance pour la population), les trois écoles élémentaires au sein desquelles M. Berti a enseigné sont en état de dégradation avancée. Selon ses calculs, les élèves n’y bénéficient en moyenne que de 100 minutes de temps effectif de classe par jour, et ils n’ont jamais suivi une semaine complète de classe en 2009, du fait des sérieux problèmes de sécurité posés par les bâtiments, mais aussi des mouvements de grève récurrents des enseignants et du personnel en vue d’obtenir de meilleures conditions de travail.
C’est dans ce contexte que les auteurs ont conduit un travail de terrain en équipe durant 30 mois entre 2009 et 2012. Le livre s’appuie ainsi sur les notes de terrain quotidiennes de M. Berti ; sur des entretiens en profondeur conduits auprès de différents acteurs de la vie locale (habitants, docteurs de l’hôpital et du centre de santé, agents de police et membres du personnel de l’école) ; sur des entretiens collectifs organisés avec des lycéens du quartier ; sur des ateliers photographiques organisés pour les élèves de l’école primaire ; sur une centaine d’entretiens courts conduits auprès de résidents ; et enfin sur un travail intensif d’observation participante conduit pendant six mois par un assistant de recherche, Agustin Burbano de Lara. Conscients du caractère original de ce dispositif au regard des canons méthodologiques de l’ethnographie urbaine, qui tend à privilégier l’immersion de longue durée d’un seul enquêteur, les auteurs soulignent qu’il permet de recueillir des matériaux empiriques auprès de sources différentes à un même moment, ce qui s’avère précieux pour reconstruire les différentes séquences d’un épisode violent.
Les dynamiques de la violence
Les auteurs cherchent à saisir les relations de causalité entre l’augmentation de la violence au niveau local et certains processus structurels tels que l’informalisation du marché du travail, l’action illégale de l’État et l’accroissement des inégalités économiques. Ils proposent tout d’abord une analyse stimulante de la façon dont le marché informel de La Salada est progressivement devenu un espace « civilisé » au sens de Norbert Elias (Elias 1975), dans le cadre de la monopolisation progressive, par un petit groupe d’entrepreneurs, de l’usage de la force et de la collecte de taxes. Ils montrent ensuite finement comment ce processus a largement contribué à la « décivilisation » (p. 64) d’Arquitecto Tucci, dont la vie quotidienne est devenue plus violente à mesure du développement de ce gigantesque marché. Liée à la circulation de grandes quantités d’argent liquide (quatre milliards de dollars de chiffre d’affaires estimé en 2011), la multiplication des occasions de commettre des actes criminels dans les environs immédiats de La Salada a rendu la vie quotidienne des résidents de moins en moins prévisible et sûre au cours des deux dernières décennies.
Dans le même temps, les représentants de l’État ont joué un « rôle clé » (p. 109) dans la perpétuation de la violence. La description effectuée par Norbert Elias des liens de renforcement réciproque entre la pacification de la vie quotidienne et la présence de l’État au sein d’un territoire ne s’applique pas au cas d’Arquitecto Tucci : la situation que décrivent les auteurs est même l’ « exact opposé » du processus de civilisation, dans la mesure où l’État met ici les pauvres « en danger », notamment car la police se trouve impliquée dans de nombreuses activités illégales. Ses agents sont de fait considérés par de nombreux enquêtés comme des voleurs (chorros) impliqués dans différents trafics. Différentes cours de justice ont du reste largement prouvé l’existence de pots de vin, liés à la couverture de paris illégaux ou de réseaux de prostitution, mais aussi à diverses formes d’implication dans des trafics (notamment de drogue). « Vu depuis les marges urbaines, l’État est parfois le complice du crime » (p. 171), ce qui explique les fortes réticences de la population locale à solliciter la police en cas de problème. J. Auyero et M. Berti insistent dès lors sur l’importance, pour la « sociologie politique de la marginalité urbaine » qu’ils défendent, de prendre en compte « les actions étatiques les moins officielles et les moins publiques » (p. 177).
Dans une certaine mesure, ce sont les pauvres eux-mêmes qui se chargent de se protéger et de protéger leurs proches de la violence. Une des manières les plus fréquentes de le faire est la « fortification » (p. 141) des maisons, qui passe notamment par le renforcement des séparations (portes, fenêtres) entre les logements et la rue. Les habitants d’Arquitecto Tucci peuvent également recourir à la violence en vue de faire face à différents problèmes de leur vie quotidienne, chez eux ou dans le quartier. Les auteurs montrent ainsi que l’agression physique fait partie d’un « répertoire d’action » local, et que la « violence de rue » (street violence) et les violences domestiques peuvent être liées de différentes manières. Le recours à la violence contre des proches peut même dans certains cas être envisagé comme un instrument de care en dernier ressort, notamment lorsqu’il s’agit de « discipliner » (p. 137) les enfants en vue de les protéger de dangers perçus comme plus grands, tels la toxicomanie ou l’entrée dans la délinquance organisée.
Quartier pauvre et socialisation à la violence
Si les effets à moyen et long terme de l’exposition à la violence ne se trouvent pas au cœur de l’analyse, l’enquête suggère que leur expérience résidentielle laisse des marques indélébiles « dans les esprits et les corps de ceux qui vivent aux marges urbaines » (p. 13), en particulier des enfants. Nombreux sont ainsi les élèves de M. Berti à avoir assisté à un meurtre ou à une fusillade, et leurs dessins et leurs photographies, ainsi que de nombreuses vignettes ethnographiques, montrent la présence centrale de la violence dans leur quotidien. Citons par exemple le cas d’un élève de 13 ans capable de distinguer sans se tromper le calibre de différentes armes à feu, la photo prise par un de ses camarades d’une peinture murale représentant un adolescent, tué par balles, et ses deux grandes passions (le Club Atlético Boca Juniors et Mickael Jackson), ou encore le récit fait par une élève de la façon dont son grand-père lui a enseigné comment tuer un homme avec ses mains en la faisant s’entraîner sur un fruit.
Côtoyant la violence au quotidien, les enfants d’Arquitecto Tucci ne l’apprécient pas pour autant, comme le suggèrent leurs dessins qui montrent qu’ils craignent vivement les fusillades et les bagarres et préfèrent de loin jouer au football. Mais les auteurs attirent à juste titre notre attention sur la nécessité qu’il y a à penser les effets socialisateurs de leur exposition à la violence :
Quels types de schèmes d’action, de perception et d’évaluation sont-ils incorporés dans le cadre de cette exposition routinière à un environnement si rude ? Quel type d’habitus émerge donc de cette vie en permanence exposée au danger ? (p. 168)
Il s’agit là d’une réflexion fondamentale, dans la mesure où, si les enfants et les adolescents doivent à n’en pas douter être considérés comme les premières victimes de la violence dans ce type de contextes urbains, elle aide à mieux saisir comment et pourquoi certains d’entre eux intègreront, quelques années plus tard, les rangs de ses auteurs.