Depuis quelques années déjà, les études sur la Turquie se renouvèlent de par les intérêts multiples que ce pays suscite. La science politique, et plus particulièrement une sociologie politique soucieuse d’un ancrage sur le terrain, est, elle aussi, travaillée par ce renouvellement théorique. Élise Massicard, directrice de recherche au Centre de recherches internationales de Sciences Po (CERI), s’inscrit dans cette dynamique d’enrichissement de la « turcologie » de langue française. Néanmoins, on ne peut inscrire le travail d’Élise Massicard dans un champ académique exclusivement franco-français, tant son érudition sur la Turquie repose également sur les littératures académiques turque et anglo-saxonne. Son intérêt pour l’État ne date pas d’hier. Avec ses collègues turcs, anglo-saxons, français, elle avait notamment mené une enquête sur l’Art de l’État en Turquie (paru chez Karthala en 2013 avec Marc Aymes et Benjamin Gourisse) en s’intéressant notamment à la figure du muhtar (que l’on peut traduire par « maire de quartier »). L’ouvrage en question poursuit cette enquête qualitative reposant sur des observations directes et des entretiens dans différents quartiers de la métropole d’Istanbul.
Le « muhtar » : élu et agent de l’État
D’emblée, il convient de noter que le muhtar est un objet d’étude hybride puisqu’il/elle (les femmes à occuper cette fonction en Turquie sont très peu nombreuses est un élu local et un agent de l’État. Cette figure-limite crée une tension entre d’un côté l’institution étatique et de l’autre l’échelon local. Se pose alors une première question : comment les muhtar font exister l’État ? Élise Massicard défend une approche par le quotidien et par le bas pour saisir ces points de rencontre de l’État avec la société et analyser la façon dont les muhtar produisent un sens pratique de l’État, comment ce dernier est produit, vécu au quotidien. L’auteure pousse encore plus loin l’analyse en ouvrant les portes de l’informel, de l’infra-politique comme défendu par l’anthropologue James Scott. Cette politique vernaculaire rend justice alors à ceux du bas. Pour ce faire, elle s’appuie sur des théories de la sociologie du travail politique, de la sociologie des institutions, des organisations, notamment celle de Michael Lipsky des street level bureaucrats et met en avant les arrangements, négociations dont doit faire montre le muhtar sur le terrain ainsi que les différents rôles avec lesquels il doit composer.
Dans une perspective ethnographique, l’auteure a enquêté dans 6 quartiers de 5 mairies d’arrondissement (belediye) dont 3 administrées par le parti au pouvoir l’AKP (parti de la Justice et du Développement) et 2 par le parti de l’opposition, le CHP (Parti Républicain du Peuple) ; les quartiers sont variables en termes de population (de 150 habitants à 50 000).
Élise Massicard construit son étude autour de quatre points : d’abord un retour sur cette institution hybride et caractérisée par son ancrage social (partie 1), dont elle défend ensuite l’idée qu’il s’agit d’une institution familière s’inscrivant dans la vie quotidienne du quartier alors même que se met en place le e-devlet (l’État électronique) ce qui crée des tensions dans la pratique des muhtar (partie 2). Puis elle montre l’impact du muhtar sur le rapport des administrés à l’institution administrative (respect de la règle) mais aussi les arrangements possibles de par la proximité (partie 3). Enfin l’auteure montre comment ces dernières années l’État reprend la main sur cette fonction, la politisant et restreignant de facto l’autonomie des muhtar (partie 4).
Le muhtarlik fut institué en 1829, quelques années avant les réformes administratives dites de Tanzimat. Les muhtar – dont l’origine arabe du nom désigne une personne estimée, respectée – sont alors des agents de l’État rémunérés et disposant d’un sceau officiel. Il s’agit d’encadrer la population, alors qu’en 1826 le corps des Janissaires a été dissous. En 1923, la jeune république turque semble s’accommoder de cette institution, mais très vite en 1930 une loi abolit le muhtarlik, dans une visée modernisatrice. L’institution est rétablie en 1944 à laquelle on adjoint un conseil d’anciens (aza) et dans des fonctions réduites : le quartier n’ayant pas de personnalité juridique, le muhtar ne dispose pas de budget propre. On est loin de l’idéal-type wébérien du bureaucrate de l’État moderne : ici le muhtar a simplement besoin de savoir, lire, écrire et compter, aucune compétence particulière n’est exigée. À partir de 1963, il est élu lors des élections municipales. Durant cette période qui court des années 1960 jusqu’au coup d’État de 1982, les liens avec les partis politiques sont importants, un passage par la fonction de muhtar peut servir de tremplin pour une carrière partisane et peut même être politisé notamment lors des années 1970 caractérisées par une forte polarisation de la société turque. À partir des années 1980, l’élection du muhtar se fait hors des partis et repose davantage sur les liens d’interconnaissances, de notabilité locale. Le muhtar peine donc à se faire une place dans l’édifice administratif turc et ce pour plusieurs raisons.
Un acteur relativement dominé dans le champ politique
Le muhtar est exclu des circuits décisionnels. Ce n’est que depuis 2005 qu’il peut être consulté sur des projets d’aménagements urbains mais il peut être contourné par certains administrés en matière d’aide sociale, ces derniers contactant directement une assistante sociale. De plus, jusqu’à très récemment, le muhtar ne dispose que de peu de moyens matériels : il n’a pas de budget, n’a pas de locaux, ou de secrétaire salarié et dépend donc du bon vouloir des mairies d’arrondissement. Ce n’est que depuis 2010 que sont apparues les semtevi (maisons de quartier) dans lesquelles le muhtar peut disposer d’un local. Avec l’e-devlet, dans certains quartiers, le muhtar ne peut plus prélever la taxe relative à l’émission de documents officiels, un manque à gagner relatif selon les quartiers. Le muhtar est donc placé dans une situation assez précaire, même si son indemnité du muhtar a récemment été revalorisée. Ainsi, les muhtar occupent cette fonction davantage par sens du devoir à la collectivité que par intérêt économique, ce don de soi est reconnu par l’octroi d’un permis de port d’armes à vie, la gratuité des transports en commun à Istanbul par exemple.
Cependant, si la fonction de muhtar semble peu investie par les autorités, la légitimité de leur action n’est pas fondée sur une légalité rationnelle au sens wébérien du terme mais davantage sur l’enracinement social. La disponibilité et la notoriété constituent des ressources incontournables pour qui souhaite briguer un mandat de muhtar. Ce qui joue aussi dans certains quartiers c’est la proximité de l’appartenance à une même communauté d’origine (hemsehri). Au-delà de ces « qualités » personnelles, il faut être capable de rassembler des soutiens, des bases collectives de mobilisations ce qui pose la question de relations partisanes relativement ambigües. En théorie, le muhtar doit apparaître neutre et se présente sans étiquette, mais en pratique, au moment des scrutins électoraux, les responsables de partis font leur apparition et jouent un rôle dans la mobilisation électorale
L’élection consolide le capital social du muhtar qui peut exercer plusieurs mandats consécutifs. De plus, la longévité à cette fonction fluidifie les relations avec les institutions (accès aux mairies d’arrondissements, d’où une efficacité accrue dans la gestion des affaires courantes (demandes d’aides sociales…)). Le muhtar est également en première ligne lors des élections puisqu’il « organise » le scrutin (vérification des listes électorales, distribution des cartes d’électeurs) il est donc juge et partie. Le muhtar s’inscrit alors dans le quotidien des habitants du quartier, encastré dans des relations fortement personnalisées. On peut alors se demander comment l’État légal-rationnel tente de reprendre sa place.
De fait, on assiste à une reconfiguration du rôle du muhtar, depuis quelques années. Si gouverner par la proximité semble une modalité familière du muhtar, il est désormais concurrencé par les injonctions de l’administration centrale qui entend réinvestir cet échelon de « gouvernance ».
Ainsi, si le muhtar occupe une fonction de garant en comptant, notamment, sur la mémoire du quartier et sur la maîtrise du terrain pour produire du renseignement, il n’est pas forcément à l’aise avec ce type d’injonctions et est progressivement concurrencé par d’autres formes de « surveillants » ; on songe aux vigiles de quartier (bekçi) qui disposent de plus en plus de prérogatives. Ainsi, être garant peut parfois se faire sous pression (menaces pour obtenir un document ou un certificat de pauvreté) tout en palliant la rationalisation inachevée de l’État.
Le rôle social du muhtar
Un autre aspect du rôle du muhtar étudié par Élise Massicard est celui d’instance de socialisation des citoyens aux institutions. En effet, ce contact quotidien permet une expérimentation de l’État par le citoyen turc selon des modalités moins impersonnelles. Cette familiarité institutionnelle réduit la distance sociale entre administrés et muhtar. La domination institutionnelle est atténuée par des sociabilités semi-bureaucratiques (on discute assis sur un canapé, on boit du thé, et si vraiment la conversation revêt un caractère confidentiel, alors on passe dans une partie fermée du local), le registre de la parenté fictive est mobilisé (on s’interpelle par des « mon frère, ma sœur, mon oncle, ma tante…). Le muhtar est un « guichet universel » vers lequel convergent toutes sortes de demandes faisant de lui tour à tour un écrivain public, un facilitateur pour une démarche, pour un emploi, un logement, une recommandation. Il est donc bien un médiateur social allant parfois même jusqu’à pénétrer dans la sphère privée (résolution de conflits conjugaux). Dans les quartiers défavorisés, le muhtar est davantage sollicité, on observe donc des usages sociaux différenciés du muhtar.
Il reste que le muhtar est placé sous tension entre d’un côté la prescription de rôles multiples dévolus par l’État et de l’autre l’attente forte d’être le défenseur des habitants du quartier. Du coup le muhtar doit afficher son dévouement à la population par sa disponibilité (honorer les invitations à des événements du quartier et des habitants du quartier). Concrètement il reçoit les demandes et montre qu’il fait son maximum pour satisfaire les habitants qui exagèrent parfois leurs requêtes. Le muhtar doit donc s’arranger, se montrer souple, parfois sortir du cadre réglementaire. La prise de rôle consiste à mettre en scène son service (hizmet) à la population, par une rhétorique altruiste teintée de justice sociale, tout en montrant des limites (ne pas pouvoir faire aboutir toutes les demandes).
Une fonction, des trajectoires
Dans ce répertoire d’actions, le muhtar compose sa prise de rôles différenciée. L’auteure a observé plusieurs manières d’être muhtar qui tiennent aux trajectoires des individus, aux capitaux dont ils disposent et au rapport qu’ils entretiennent à la loi (p. 267). Le muhtar peut développer des relations clientélaires avec les habitants du quartier en mobilisant une dimension morale à son action, rappelant qu’il est pourvoyeur de ressources et qu’il peut ajuster son aide en fonction de critères moraux (ne pas donner de l’argent à une famille dont on sait que l’un des membres joue à des jeux d’argent mais privilégier des paniers de nourriture), replacer l’échange dans une relation politique plus large, justifier ses arbitrages sinon on suscite les jalousies des uns qui peuvent considérer les pratiques distributives comme inéquitables. Au fond, les prises de rôle des muhtar doivent s’envisager comme des combinaisons possibles de situation et non comme des variables simples dans des contextes d’opportunités et de contraintes.
Ces contraintes appellent une capacité de ménagement et d’aménagement de l’action du muhtar. L’État n’est pas que producteur de contraintes, il est également pourvoyeur de ressources. De fait, il est important pour le muhtar de soigner ses relations avec les autorités, d’aménager ces liens le cas échéant et de ne pas omettre la dimension partisane du rôle notamment depuis quelques années. La relation avec les autorités ne s’entend pas hiérarchiquement mais bien de manière croisée. Le muhtar doit composer en premier lieu avec la mairie d’arrondissement son principal interlocuteur institutionnel (qui gère l’aménagement urbain (trottoirs), la métropole apparaissant lointaine notamment à Istanbul). La sous-préfecture constitue également un partenaire institutionnel car elle gère une partie de l’aide sociale. Enfin il ne faut pas négliger les concurrences entre quartiers d’un même arrondissement et donc les rivalités entre certains muhtar qui luttent pour obtenir l’action de l’autorité publique, des ressources (une secrétaire salariée payée par la mairie d’arrondissement). Mais les interlocuteurs sont aussi dépendants dans une moindre mesure des informations de première main dont dispose le muhtar sur les habitants – toujours cette idée d’encadrer la population – mais aussi de facilitateur de mobilisation électorale pour les partis politiques.
En fin de compte, les relations croisées sont asymétriques en faveur des institutions municipales qui se jouent, parfois, d’une relation qui se détériore avec un muhtar pour lui retirer des avantages matériels discrétionnaires. On l’aura compris, c’est à un savant dosage entre sollicitation et retrait que le muhtar s’adonne. Les contacts sont donc de véritables ressources mais qui nécessitent aussi de saisir les logiques partisanes à l’heure où cette dimension est de plus en plus prégnante dans l’édifice administratif.
Avec cet ouvrage, le lecteur curieux du système administratif turc dispose d’un travail synthétique pour saisir non seulement cette figure du muhtar mais, à travers cette institution, une modalité de gouvernement des populations à un échelon proche, au plus près des préoccupations des administrés. Cette étude riche, au long cours sur les muhtar nous en dit beaucoup sur la fragmentation des modes de gouvernement et ouvre les portes d’une réflexion plus large sur la domination politique d’un État inachevé, tentant de faire aboutir sa rationalisation tout en composant avec la nécessité première de ne pas désincarner l’action publique. Gageons que même reconfigurée, concurrencée, l’institution du muhtar a encore de beaux jours devant elle. Gouverner par la proximité constitue une lecture incontournable pour celui ou celle qui entend comprendre la Turquie contemporaine et au-delà les mécanismes de gouvernement.
Élise Massicard, Gouverner par la proximité. Une sociologie politique des maires de quartier en Turquie, Karthala, 2019.