La Grande grève des mineurs de 1984-1985 a été largement étudiée par les spécialistes du mouvement ouvrier britannique, dès les longs mois de la grève elle-même qui ont suscité de larges projets d’histoire orale ainsi que des analyses sur le déploiement de l’appareil d’État contre les mineurs ou sur l’effet transformateur, pour les femmes des communautés minières, de leur engagement dans le soutien à la grève. La Grande grève des mineurs a aussi été mémorialisée, non seulement dans une culture syndicale et militante qui entretient le souvenir des défaites héroïques qui parsèment le chemin de la lutte pour la justice sociale, mais aussi dans la culture populaire par des fictions qui ont connu le succès commercial comme Les Virtuoses (1996), Billy Elliott (2000) ou encore Pride (2014). N’y aurait-il alors plus rien à dire de cette Grande grève des mineurs ?
Dans son ouvrage Lesbiennes & gays au charbon : Solidarités avec les mineurs britanniques en grève, 1985-1985, M. Cabadi démontre brillamment qu’il n’en est rien. Exploitant les archives du groupe Lesbians and Gays Support the Miners (LGSM) déposées au Labour History Archive and Study Centre (LHASC) de Manchester, elle restitue la trajectoire d’une organisation qui n’a existé que pendant un an, l’inscrit à la croisée de l’histoire du militantisme de gauche et des reconfigurations de la scène gay londonienne au milieu des années 1980, enfin engage une réflexion prolongée sur les conditions, les formes et les effets des solidarités construites entre un groupe de militant·es lesbiennes et gays basé à Londres et des membres du groupe de soutien des vallées de la Neath, de la Dulais et de Swansea.
Les champs de l’histoire ouvrière (labour history) et de l’étude des relations professionnelles (industrial relations), dans lesquels s’inscrivent la plupart des travaux britanniques sur le monde du travail, ont connu un renouveau récent grâce à l’apport des études de genre. M. Cabadi s’appuie en particulier sur les recherches de D. Kelliher et de D. Leeworthy qui, à partir de terrains respectivement londonien et gallois, ont ouvert de nouvelles perspectives sur la Grande grève des mineurs autour de l’intersection entre luttes LGBT, militantisme de gauche et combats syndicaux.
Retrouver LGSM derrière Pride
Une difficulté spécifique au travail historien engagé par M. Cabadi sur le groupe Lesbians and Gays Support the Miners (LGSM) tient au succès du film Pride, sorti dans les salles de cinéma en 2014, qui racontait précisément l’histoire de ce groupe militant dans un arc narratif menant d’une marche des fiertés à l’autre, de juillet 1984 à juin 1985. Certes, en parcourant l’ouvrage de M. Cabadi, les amateurs·rices averti·es du film en retrouveront les grandes lignes narratives, pourront s’amuser à identifier les libertés prises par le film avec l’histoire de LGSM et spéculer sur les origines de personnages fictionnels de Pride. Toutefois, là n’est pas le propos de M. Cabadi, qui a d’ailleurs l’élégance de ne pas s’engager dans un jeu des différences entre le film et ce qui ressort de son travail d’historienne. À l’inverse, l’autrice prend soin de préciser que celui-ci n’est pas à prendre comme « un contre-récit historien qui dévoilerait la réalité derrière le film ou le discours militant » pour affirmer qu’ « au contraire, sans le film, ce livre n’aurait pas vu le jour. » (p. 12)
Cela étant posé, l’ouvrage de M. Cabadi se trouve pleinement libéré de tout enjeu critique à l’égard de Pride et peut faire pleinement place à une histoire de LGSM dont les sept comptes rendus de réunion sont le matériau premier. LGSM est créé à l’été 1984, à un moment où le syndicat national des mineurs, la National Union of Mineworkers (NUM), s’ouvre « au soutien des mouvements sociaux s’organisant hors du mouvement ouvrier » (p. 41) alors que la grève entre dans son cinquième mois et que la répression policière et judiciaire s’est accrue fortement depuis le mois de juin 1984.
M. Cabadi souligne l’ampleur ainsi que le caractère traditionnel du répertoire d’action de l’organisation : « manifestations et rassemblements, réunions publiques et conférences, présence sur des piquets de grève, tractage et collectes de rue, autant de modes opératoires qui correspondent bien au répertoire d’action habituel du mouvement ouvrier et de la gauche britannique de cette époque », même si « [l]’activité plus prenante, celle qui occupe le plus les membres de LGSM au quotidien, est avant tout la levée de fonds » (p. 52), confirmant la fonction primordiale de soutien aux communautés minières de LGSM.
LGSM n’ait pas été seulement un groupe de soutien parmi d’autres mis en place par des militant·es londonien·nes mais un « modèle d’organisation » pour des militant·es installé·es dans le reste du Royaume-Uni ainsi qu’en Irlande. Les autres groupes LGBT dont M. Cabadi a trouvé des traces de l’existence sont toutefois pour la plupart « implantés dans des villes proches de bassins houillers », reversent l’argent récolté à des communautés minières proches et sont caractérisés par une proximité sociologique souvent forte (p. 159-161). Ce qui distingue ici LGSM, c’est la mise en place de solidarités entre des militant·es de la métropole londonienne et des communautés minières des vallées du sud du Pays de Galles.
LGSM et les vallées galloises : construire la solidarité
La relation de solidarité entre LGSM et le groupe de soutien des vallées de la Neath, de la Dulais et de Swansea s’est construite, techniquement, par l’entremise d’un procédé dit d’adoption ou de jumelage, qui « consiste à créer des liens forts, presque exclusifs, entre un groupe de soutien organisant la grève dans une communauté minière et un groupe de soutien implanté en dehors de celle-ci » (p. 41). La collecte et le transfert de fonds ont été redoublés et accompagnés de visites réciproques : weekends militants et festifs organisés dans les vallées du sud du Pays de Galles pour les membres de LGSM en octobre 1984, février 1985 et de nouveau début mars 1985 ; visites londoniennes de membres du groupe de soutien des vallées de la Neath, de la Dulais et de Swansea, avec pour point d’orgue le concert « Pits & Perverts » organisé par LGSM le 10 décembre 1984.
Ces rencontres constituent autant de moments « d’émotion et de consolidation de liens personnels forts » (p. 50) des « moments de partage, de commensalité, de sociabilité, qui encouragent l’approfondissement de liens personnels et visent à divertir les invité·es » (p. 174). M. Cabadi reprend ici les éléments d’analyse développés par D. Kelliher dans son étude sur les réseaux de soutien établis entre Londres et les communautés minières, où le jumelage joue un rôle central en tant que « tactique spatiale distincte utilisée par les soutiens à la grève pour surmonter la distance géographique et encourager le développement des relations personnelles » [1].
M. Cabadi nous invite toutefois à nous garder d’une représentation de la relation nouée par LGSM et le groupe de soutien des vallées comme une « rencontre improbable » : l’identification entre l’homosexualité des militant·es de LGSM et leur ancrage londonien participe « à l’invisibilisation de toutes traces historiques d’homosexualité au Pays de Galles », alors même que ce dernier « et ses espaces ruraux ont aussi une histoire LGBTQ, celle de lieux envisagés comme des refuges et investis par de petits collectifs espérant s’installer à distance d’une société trop hétéronormée » (p. 179-180).
Inscrire LGSM dans une histoire du syndicalisme et de la gauche
L’idée d’une « rencontre improbable » entre militant·es londonien·nes, source récurrente de comique dans le film Pride, fait aussi « risquer une altérisation de l’homosexualité, et en faire un corps étranger à la gauche socialiste et au mouvement ouvrier » (p. 63). À rebours d’une telle conception étanche et mutuellement exclusive des identités sociales et politiques, M. Cabadi met en évidence les appartenances syndicales et partisanes des membres de LGSM, telles qu’elle a pu les reconstituer à partir des archives du groupe.
Le soutien à la grève des mineurs des militants gays de LGSM n’est donc pas à comprendre sur le registre de l’étrangeté, mais au contraire sous le prisme de la continuité des préoccupations et des pratiques militantes. Cela ne résout pas pour autant les tensions qui peuvent exister sur la position occupée dans le champ des soutiens à la grève par LGSM, qui à aucun moment ne se présente ou ne se conçoit comme une organisation de nature syndicale.
Nombre de membres de LGSM sont également membres d’organisations politiques de la gauche britannique. Comme au sein des organisations syndicales, des groupes de défense des droits des gays et lesbiennes sont alors actifs depuis plusieurs années au sein de ces organisations partisanes, qui ont contribué en retour à une politisation à gauche de la lutte pour les droits homosexuels.
Si cette inscription de LGSM dans le tissu militant du syndicalisme et de la gauche britannique replace le groupe à sa juste place dans une histoire de l’articulation entre le mouvement ouvrier et les luttes de libération, M. Cabadi met aussi en évidence une articulation saisissante entre l’activisme des femmes du groupe de soutien des vallées de la Neath, de la Dulais et de Swansea avec le mouvement pacifiste britannique, en particulier avec la composante féministe et lesbienne de celui-ci incarnée par le camp de femmes pour la paix de Greenham Common.
LGSM et les scènes gay et lesbienne de Londres
Il ne faudrait pas penser pour autant que le travail de M. Cabadi, en inscrivant LGSM dans une histoire des gauches britanniques dans les années 1980, l’arrache au milieu gay et lesbien londonien dont ses membres sont issu·es. C’est bien dans les espaces de celui-ci, dans ces « lieux de sociabilité, de rencontres, de drague, de fête » que LGSM met en œuvre la collecte d’argent qui est « [l]’action la plus quotidienne et la plus banale au cœur du répertoire mobilisé par LGSM » (p. 119-120).
Si les bars et discothèques jouent un rôle central dans l’activité de collecte d’argent, ils ne forment qu’une partie d’un ensemble plus larges de lieux et d’établissements soutenant une vie culturelle gay et lesbienne. Ainsi, si la soirée concert « Pits and Perverts » organisée le 10 décembre 1984 vise un public large à travers la publicisation de l’événement dans la presse musicale et la presse locale et par la vente des billets en dehors du seul réseaux des établissements gays et lesbiens, c’est bien sur ce dernier et sur son ancrage dans la scène gay et lesbienne londonienne que LGSM s’appuie pour élaborer sa programmation (p. 235).
Ce que note aussi M. Cabadi dans la cartographie londonienne de l’activité de LGSM, c’est qu’il s’agit « d’une scène essentiellement masculine et blanche » : malgré l’ambition affichée par LGSM de rassembler lesbiennes et gays, le groupe « se retrouve donc dans un cercle vicieux : comptant trop peu lesbiennes dans ses rangs, le groupe ne peut assurer une présence régulière dans leurs lieux de sociabilité, ce qui limite certainement sa capacité à y recruter et par là même à faire grandir la proportion de membres lesbiennes » (p. 135). C’est cette réduction de fait des « espaces ‘mixtes’ » à des « espaces pensés pour et par des hommes gays » qui conduit plusieurs militant·es lesbiennes qui avaient dans un premier temps investi LGSM à créer le groupe non-mixte Lesbians Against Pit Closures (LAPC) de manière à élargir le mouvement de soutien à la grève à « des femmes qui, elles, n’envisagent pas de participer à des réunions avec des hommes » (p. 213). M. Cabadi dresse un parallèle avec la trajectoire des femmes des vallées de la Neath, de la Dulais et de Swansea, qui « commencent par participer au groupe mixte qui a été créé sur une initiative masculine » avant de décider, à la suite d’expériences négatives, de « fonder un groupe autonome, mais qui conserve des liens avec leur collectif d’origine » (p. 214).
Proposer une histoire et une reconstitution détaillée des activités de l’organisation LGSM aurait suffi à faire de l’ouvrage de M. Cabadi une contribution importante à notre connaissance des groupes de soutien aux mineurs britanniques en grève en 1984-1985. L’ouvrage ambitionne toutefois et parvient à faire bien plus, en ouvrant à partir de LGSM des perspectives sur une histoire croisée des militantismes au milieu des années 1980, en participant au décloisonnement entre l’histoire ouvrière et les études sur les mouvements sociaux et en démontrant que la Grande grève des mineurs de 1984-1985 est loin d’être épuisée comme objet d’étude.
Marie Cabadi, Lesbiennes et Gays au charbon : Solidarités avec les mineurs britanniques en grève, 1984-1985, Paris, EHESS, 2023. 272 p., 14 €.