Difficile d’échapper ces temps-ci à la commémoration tous azimuts qui accompagne le quarantième anniversaire de « Mai 68 ». Dans la marée éditoriale, cet ouvrage collectif réunissant historiens, politistes et sociologues se distingue cependant, proposant d’examiner les événements dans leur complexité plutôt que d’en donner une interprétation mystifiante.
Recensé : Dominique Damamme, Boris Gobille, Frédérique Matonti et Bernard Pudal (dir.), Mai Juin 68, Editions de l’Atelier, 2008, 445 p., 27 €
C’est un paradoxe auquel nos contemporains commencent à s’habituer : l’abondance de discours sur un phénomène social n’est pas toujours le gage d’une bonne connaissance de ce dernier. Celle-ci est même bien souvent inversement proportionnelle à celle-là, fonctionnant comme un véritable « écran de fumée ». Ainsi en est-il des événements regroupés sous le label « Mai 68 », comme la déferlante déjà engagée d’ouvrages, articles et manifestations en tous genres consacrés à ces derniers devrait le confirmer. Depuis quarante ans et dès son déclenchement, c’est en effet une véritable bataille mémorielle qui fait rage autour de cette « crise », chaque décennie apportant une nouvelle interprétation dominante. Et qu’elle célèbre ou condamne ce mouvement social, c’est toujours davantage pour ses effets supposés que pour son déroulement concret [1]. Autrement dit, si les interprétations des événements de Mai-Juin 1968 et de leur postérité ne manquent pas, leur description fait en revanche cruellement défaut [2]. Tout au plus peut-on lire ou écouter les témoignages, non moins abondants, d’acteurs-phares des mobilisations, mais qui masquent les expériences des « soixante-huitards ordinaires », et plus encore leurs trajectoires, comme Erik Neveu le montre dans sa contribution à cet ouvrage, tirée d’une recherche en cours menée auprès de « soixante-huitards » bretons. Car, contrairement à leurs compagnons de lutte « médiatiques », tous ne sont pas passés « du col Mao au Rotary », pour reprendre la formule de Guy Hocquenghem [3], bien au contraire.
Restituer une connaissance rigoureuse des faits avant de les interpréter, autrement dit « prendre le temps de comprendre », tel est le projet que se sont fixés les auteurs de ce livre, réunis autour des politistes Dominique Damamme, Boris Gobille, Frédérique Matonti et Bernard Pudal. Seul cet examen minutieux peut effectivement permettre d’étayer l’hypothèse centrale qui sous-tend les 28 articles qui forment la trame de cet ouvrage, à savoir que « Mai-Juin 68 est une crise historique qui porte au jour – comme toute crise historique – l’arbitraire d’un ordre social enkysté dans des habitudes mentales, des pratiques et des idéologies » (p. 11). Ce faisant, les chercheurs ici légitimeraient presque, d’une certaine manière, l’attention impressionnante dont bénéficie cette période dans la société française quatre décennies plus tard. C’est que ces mois de 1968 revêtent selon eux un caractère d’événement, selon le sens fort que Georges Duby donnait à cette notion : celui d’un moment « inestimable » de par sa capacité à révéler – et remettre en question – les « silencieux accords » qui font une société, ce que Pierre Bourdieu ou Michel de Certeau avaient déjà souligné à l’époque. D’où l’enjeu qu’il y a pour eux, comme pour d’autres travaux [4] de faire primer un regard socio-historique sur le jeu de miroirs déformant de la mémoire [5]. A ce titre, la brève chronologie qu’établit Bernard Pudal constitue une base très utile.
La première leçon de cet ouvrage, c’est que l’objet « Mai 68 » apparaît en fait bien délicat à cerner. Le découpage chronologique, tout d’abord, pose problème. Ainsi, le titre, Mai-Juin 68, vient d’emblée rappeler que le moment le plus intense de la crise s’est bien déroulé sur deux et non un mois. Force est ensuite de constater que la crise s’est enracinée bien avant le mois de mai 1968, avec par exemple en mars 1967 la grève à l’usine Rhodiaceta de Besançon, bastion de la « modernité industrielle » comptant près de 3 000 ouvriers et ouvrières, dont Nicolas Hatzfeld et Cédric Lomba retracent la dynamique dans leur contribution. Plus fondamentalement encore, il s’agit encore aujourd’hui de distinguer les « vraies » ruptures des « fausses » parmi celles qu’aurait introduites la crise. C’est notamment ce qu’invite à faire Muriel Darmon dans son article. Contre l’idée d’une autorité institutionnelle qui aurait brutalement cédé sous l’effet de la contestation lycéenne de 1968, elle montre, en étudiant les archives au lycée Henri-Poincaré entre les années 1940 et 1970, que la renégociation des rapports d’autorité dans un sens plus compréhensif s’est amorcée bien avant 1968, et a été largement initié par l’institution scolaire elle-même, pour des motifs tenant aussi bien à la transformation des représentations de la jeunesse que de contraintes matérielles.
C’est ensuite l’homogénéité de la crise qui fait problème. Il s’agit en effet de repérer les différences sectorielles des événements de Mai-Juin 68, contre une représentation dominante qui tend à les réduire au seul mouvement étudiant parisien. Les questions suscitées par l’ouverture subite des Universités, telles que celles des effets psychologiques de l’échec et de la sélection ou la conception de l’étudiant comme « travailleurs intellectuel » qui ont alors émergé, diagnostiquées dès l’époque et rappelées ici par Dominique Dammame, ne sont certes pas à négliger, mais il apparaît essentiel de ne plus oublier les grèves ouvrières dont l’ampleur est inversement proportionnel à la trace qu’elles ont laissée dans la mémoire collective. Pas moins de 7 millions d’ouvriers – soit plus d’un tiers des salariés – ont en effet débrayé pendant près de trois semaines, paralysant pratiquement l’économie nationale, comme le rappellent Bernard Pudal et Jean-Noël Retière. Mais si le « record absolu » pour le vingtième siècle établi par cette grève « quasi-générale » a donné lieu à une amnésie collective, le paradoxe n’est finalement qu’apparent, comme l’expliquent les deux chercheurs, car la remise en cause des rapports d’autorité dans les usines est restée relativement exceptionnelle, tout comme les « métissages » entre (jeunes) ouvriers, paysans et étudiants. La conduite du mouvement par les syndicats étant elle-même restée largement dépendante du champ politique, ce vaste mouvement social semble finalement avoir été marqué d’abord par un repli sur soi du monde ouvrier, qui a dès lors échoué à inventer de nouvelles pratiques culturelles, une symbolique inédite propre à en faire une « page nouvelle dans la longue histoire des luttes ouvrières » (p. 219). Un constat que vient confirmer Xavier Vigna dans son analyse de l’insubordination ouvrière après 1968, finalement sensible à l’amélioration progressive des salaires et de l’organisation du travail – du moins jusqu’à la prochaine crise, économique cette fois.
Les manifestations de rue en mai-juin 1968 sont elles-mêmes mal connues, comme le révèle la contribution de Lilian Mathieu. Travaillant à partir des archives de police sur des terrains aussi variés que Paris, Lyon, Saint-Étienne et Roanne, le chercheur en retrace les logiques, à commencer par une dimension de « dispute territoriale » très importante. Ainsi, les lieux de manifestation ont été l’objet d’un marquage symbolique particulièrement fort de la part des manifestants, comme leurs opposants – policiers et contre-manifestants de droite et d’extrême-droite.
Parmi les distinctions sectorielles qu’il y aurait encore à opérer, il s’agit également de remarquer que l’école n’a pas n’a pas été agitée par les mêmes soubresauts que l’Université : la crise de Mai-Juin 68 a ainsi agi comme un « laboratoire » et un accélérateur des réformes pédagogiques en germe depuis le début de la décennie dans les écrits de psychosociologues comme Kurt Lewin, Wilfred Bion, Jacob L. Moreno ou Carl Rogers, résultant sur un double-mouvement paradoxal alliant critique radicale de l’autorité pédagogique et « pédagogisation » de la société dans son ensemble, ainsi que l’analyse Dominique Damamme. La volonté de « déscolariser l’école » a finalement reçu un certain nombre de mises en pratiques diverses – et qui ont pour beaucoup su se perpétuer jusqu’à aujourd’hui –, que Julie Pagis dépeint dans sa contribution, avec des effets contrastés pour les enfants concernés. De même, peut-on discerner un « Mai » des peintres et architectes, dont Jean-Louis Violeau retrace les logiques spécifiques, à distinguer en bien des points, malgré les apparences, de l’effacement – temporaire – des hiérarchies professionnelles dans le monde du cinéma décrit par Audrey Mariette, ou de la politisation du théâtre retracée par Olivier Neveux. Le champ littéraire a été pour sa part agité d’abord par des « stratégies éditoriales transgressives » sur un plan des mœurs bien plus que celui des rapports de production, ainsi que le montre Anne Simonin à partir de l’exemple de l’écrivain Tony Duvert et des Editions de Minuit. Et si, comme Roger Chartier l’a bien montré, les livres ne font pas les révolutions [6], il n’est cependant pas superflu d’étudier les « évolutions » culturelles qui l’accompagnent, ce que Philippe Olivera effectue à propos de 1968, en retraçant les supports matériels de la « pensée critique », et plus particulièrement les transformations affectant les catalogues de trois éditeurs l’alimentant chacun à leur manière, en l’occurrence Maspero, les Editions sociales et celles de Minuit. Toujours dans le champ intellectuel, Eric Lagneau et Sandrine Lévêque montrent dans leur contribution comment la crise de mai-juin 1968 a profondément « tourmenté » la profession journalistique. Celle-ci en est finalement sortie renforcée, mais également normalisée, libérée des contraintes étatiques pour mieux retomber dans celles du marché, ce qui s’est aussi accompagné de la « démonétisation » d’une conception militante du journalisme.
Il faudrait compléter ce « jeu des différences sectorielles » de la crise de1968, en évoquant la remise en cause des hiérarchies, la politisation et les revendications de décléricalisation qui ont agité une partie de l’Eglise catholique au cours des années 1960, comme le rappelle Hervé Serry, l’acmé de l’anticolonialisme, symbolisé notamment par la virulence des Comités Vietnam, et également porté par l’ombre de la guerre d’Algérie, comme le retrace Romain Bertrand, mais également les raisons d’une influence durable de « Mai 68 » dans le monde agricole, ou plutôt une partie de celui-ci, bien développées par Ivan Bruneau, dans les pratiques féministes marquées par une forte montée de la subjectivité et un effritement des normes de comportement genrées, bien différents en tous cas des clichés que l’on véhicule sur les années MLF, comme le montrent Catherine Achin et Delphine Naudier. Ce sont enfin les nombreuses lignes de clivage dans les mouvements « gauchistes » – d’extrême-gauche ou anarchistes –, qu’Isabelle Sommier aide à repérer, tandis que Frédérique Matonti et Bernard Pudal s’intéressent au cas particulier de l’Union des Etudiants Communistes (UEC) pour montrer en quoi sa reprise en main par le Parti Communiste Français (PCF) entre la fin des années 1950 et 1968 a pu provoquer par ses scissions l’émergence des principaux groupes d’extrême-gauche, Jeunesse Communiste Révolutionnaire (JCR) [7], et Union des Jeunesses Communistes marxiste-léniniste (UJC(ml)) [8], en tête. Même le mouvement gaulliste n’est pas sorti inchangé de la crise, avec la dépossession du monopole du charisme que détenait jusqu’alors le président de la République, comme l’analyse Brigitte Gaïti.
Reste qu’au-delà de ces différences sectorielles, il s’agit également de distinguer les lames de fond plus globales qui ont porté ces différents mouvements. Un exercice plus délicat encore que de décrire les spécificités, auquel se sont notamment livrés Dominique Memmi, Frédérique Matonti ou Boris Gobille. Le premier montre ainsi en quoi « Mai 68 » constitue une « crise de la domination rapprochée », c’est-à-dire que la remise en cause de l’autorité s’y est insinuée au plus profond des relations privées, celles qui relient parents et enfants, hommes et femmes ou maîtres et serviteurs. La deuxième explique en quoi les frontières entre ce qui et considéré comme « normal » et comme « pathologique » ont été déplacées, marquant une rénovation profonde de la psychiatrie et de la psychanalyse, qui a affecté aussi bien l’institution asilaire que le reste de la société. Dans un autre article, la même auteure analyse l’influence des textes regroupés sous l’étiquette du « structuralisme », émanant d’auteurs aussi divers que Foucault, Lacan, Althusser ou Barthes, et le travail de politisation qu’ils ont accompagné avant 1968. Mais elle montre aussi comment le bouillonnement intellectuel de cette année-là ont aussi changé la réception de ces écrits, leur conférant une dimension qu’elle qualifie de « prophétique ».
Boris Gobille, enfin, explique en quoi les discours contestataires de Mai-Juin 68 se retrouvent sont unies par la même « vocation d’hétérodoxie » qui vient mettre en évidence la dimension arbitraire de l’ordre établi et les fausses « évidences » sur lesquels il repose, en investissant le langage et la loi symbolique qu’il instaure. Une ouverture du « pensable » et du « possible » qui a certes pris des formes différentes selon les contextes et les individus, mais qui continue aujourd’hui à s’incarner dans des « subversions pratiques » malgré la normalisation sociale et politique intervenue après juin 1968. Un exemple significatif de ces détournements subjectifs de l’ordre symbolique peut être puisée dans l’expérience des groupes Medvedkine, « rencontre improbable » effaçant les frontières entre ouvriers, techniciens et réalisateurs du cinéma que retracent deux de ses acteurs, Bruno Muel et Francine Muel-Dreyfus, non sans pointer les difficultés de cette création collective qui avait tenté d’ériger l’accès à la culture en combat politique de premier plan.
A contre-courant de la plupart des publications et manifestations qui abondent ces temps-ci autour des événements de mai-juin 1968, cet ouvrage – forcément – collectif s’efforce donc de remettre en avant un regard socio-historique démystifiant tout en reconnaissant le caractère « matriciel » (Boris Gobille) des contestations alors portées. On peut se demander si un tel regard distancier aurait pu être obtenu sans la participation à cet ouvrage de nombreux jeunes chercheurs, qui n’ont précisément pas été témoins de cette période. Mais une chose est sûre : la connaissance réelle des événements de Mai-Juin 1968 passera par le fait de rendre à nouveau la parole à ceux qui l’avaient prise l’espace de quelques semaines : tous ces « soixante-huitards ordinaires » qui ont su conférer d’une manière ou d’une autre une continuité à cette expérience dans leur trajectoire de vie. Un chantier dont Erik Neveu esquisse ici les fondations, et dont la poursuite apportera un complément nécessaire au présent ouvrage.
– Le site de l’Université populaire de Lyon, où on peut réécouter l’intégralité des six séances du cours de Lilian Mathieu consacré à « Mai 68, l’événement face à ses interprétations »
– Le site du séminaire organisé depuis 2003 à l’Ecole nationale des Chartes par Agnès Callu, « Mai 68 et les intellectuels. Questions à l’histoire orale »
– L’introduction et les « bonnes feuilles » de l’ouvrage de Kristin Ross (Mai 68 et ses vies ultérieures, Bruxelles, Complexe, 2005) sur le site du Monde diplomatique
– Un compte rendu de l’ouvrage de Boris Gobille consacré à Mai 68 sur Liens sociaux
Igor Martinache, « « Mai 68 » : la socio-histoire face aux guerres de mémoire »,
La Vie des idées
, 2 mai 2008.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Mai-68-la-socio-histoire-face-aux
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[1] Cette évolution des discours, qui a culminé avec le discours du candidat Nicolas Sarkozy à Bercy le 29 avril 2007 imputant à l’ « idéologie de mai 68 » la « crise morale » qui traverserait les mondes du travail et de l’éducation français, est notamment bien rappelée par Lilian Mathieu dans son cours intitulé « Mai-Juin 68 : L’évènement face à ses interprétations » qu’il a donné à l’Université Populaire de Lyon, et que l’on peut réécouter librement sur le site de cette dernière
[2] En un certain sens, les discours sur les mouvements sociaux de 1967-1968 se heurtent à un écueil similaire à la sociologie et la littérature quand elles veulent rendre compte de la vie des classes populaires. Ces disciplines oscillent entre populisme et misérabilisme, exagérant soit l’autonomie, soit l’aliénation de ces catégories, mais ont du mal à rendre la complexité de leurs rapports au reste de la société. Cf. Claude Grignon et Jean-Claude Passeron, Le Savant et le populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Gallimard-Le Seuil, coll. « Hautes études », 1989.
[3] Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col Mao au Rotary, Agone, 2003 (1re éd. Albin Michel, coll. « Lettre ouverte », 1986)
[4] Voir notamment 68 : Une histoire collective, 1962-1981 dirigé par Philippe Artières et Michèle Zancarini-Fournel, La Découverte, 2008 ou Mai 68 de Boris Gobille, La Découverte, coll. « Repères », 2008.
[5] Sur la distinction plus problématique qu’il n’y paraît entre « histoire » et « mémoire », voir par exemple l’article de Gérard Noiriel, « Histoire, mémoire et engagement civique », paru dans Hommes et Migrations, janvier-février 2004.
[6] Cf. Les origines culturelles de la Révolution française, Seuil, 1990.
[7] Organisation trotskiste dont Alain Krivine et Daniel Bensaïd apparaissent comme les chefs de file.
[8] Groupe maoïste ancêtre de la Gauche Prolétarienne, fondé par les disciples d’Althusser à l’Ecole Normale supérieure, parmi lesquels Robert Linhart, le futur auteur de L’établi (Editions de Minuit, 1981).