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Recension International

Des parrains en Asie du Sud

À propos de : Mafia Raj : The Rule of Bosses in South Asia, Stanford University Press


par Arthur Cessou , le 14 décembre 2020


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Le capitalisme sauvage et la privatisation des services publics en Asie du Sud favorisent l’émergence d’acteurs criminels entre monde politique, milieux d’affaires et société civile. Les partis politiques s’appuient sur ces « boss » pour pérenniser leur pouvoir.

La multiplication des « boss » – politiciens gangsters – en Asie du Sud est révélatrice des transformations de l’économie et de l’État observables dans la région depuis les années 1990. La libéralisation des marchés et l’ouverture aux capitaux étrangers ont généré de nouveaux fronts d’accumulation et accru la porosité entre milieux d’affaires et partis politiques. Dans le même temps, le renforcement de la compétition électorale, lié au recul de partis hégémoniques (Inde) ou à la fin de dictatures militaires (Bangladesh et Pakistan), s’est accompagné d’une criminalisation de la politique. La mafia, monde de l’entre-deux, d’entre l’État et la société, se déploie entre les partis et leurs électeurs, les fonctionnaires et leurs administrés, ou entre les investisseurs et leurs partenaires et ouvriers locaux. Si ces figures mafieuses ne sont pas nouvelles (Harriss-White et Michelutti 2019), les relations entre les mondes politiques, économiques et criminels ont beaucoup évolué au cours des trois dernières décennies, favorisant considérablement leur diffusion. Ils sont aujourd’hui omniprésents, depuis les films Bollywood qui mettent en scène des héros-bandits, jusqu’en politique où, lors des élections générales de 2014, 34 % des candidats élus avaient un casier judiciaire (Association for Democratic Reforms 2014). Les boss d’Asie du Sud rencontrés dans l’ouvrage Mafia Raj – le Règne de la Mafia – participent ainsi des recompositions contemporaines de l’État et de l’économie en articulant investissements et élections. Dans chacun des lieux parcourus au fil de cette enquête collective, cette nouvelle génération de parrain se distinguent de ses prédécesseurs par son engagement indéfectible dans la politique. C’est « la fusion du pouvoir des muscles avec le capitalisme et la démocratie [qui] représente une rupture avec le passé ».

Une ethnographie collective du pouvoir en train de s’exercer

L’ouvrage nous plonge dans le quotidien de sept boss, répartis entre le Pakistan, le Bangladesh et l’Inde. « En mettant de la chair et des os sur des étiquettes abstraites (le parrain, le dabang, le mastan, le badmash), et en enracinant les statistiques disponibles et les discours autour de la criminalité dans les processus du quotidien », il nous donne à voir ces individus en train d’exercer leur pouvoir. Ces termes, qui servent de titres aux chapitres, désignent les différents avatars régionaux des boss dans les localités traversées par le livre. Ils renvoient aussi bien à des politiciens criminels (le godfather au Bangladesh) qu’à des mafieux lancés en politique (comme les dabang d’Uttar Pradesh occidental ou le mastan au Bangladesh, chapitre d’Ashraf Hoque). Par ailleurs, bien qu’on les rencontre à différents stades de leurs carrières et à diverses positions dans la hiérarchie politico-criminelle, tous doivent quotidiennement prouver leur légitimité. Le pouvoir est ainsi en permanence réinventé et rétabli par l’activité et les discours des parrains, et c’est cette dimension discursive et performative de l’autorité qui est ici analysée.

Un des attraits de ce livre tient à son originalité méthodologique. Les sept auteurs se sont rendus tous ensemble sur le terrain de chacun d’entre eux, pour ne pas seulement partager des analyses a posteriori mais bien des observations et des réflexions et même, partiellement, écrire leur enquête à plusieurs mains. Cela confère à l’ensemble de l’ouvrage une véritable unité et une grande fluidité dans la lecture. Les contextes et les personnages se succèdent mais on garde visible les fils qui lient les différents chapitres : relations de plus en plus fortes entre le monde politique, les affaires, et le monde criminel ; influence réciproque entre les films de gangsters et les répertoires d’autorité des boss ; possibilités d’ascension (limitée) pour les personnes issues des groupes discriminés ; importance de l’improvisation et de la mise en scène du pouvoir au quotidien.

Répertoires d’autorité et cultures populaires

Le chapitre La Légende (de Clarinda Still) est particulièrement révélateur de la co-formation des registres d’autorité, entre cultures populaires et art d’être un boss. Paritala Ravi, un célèbre criminel politicien d’Andhra Pradesh, a également été une star de cinéma de son vivant. À sa mort, sa famille et son parti réhabilitent entièrement son image et réécrivent son histoire pour faire oublier sa sanglante carrière de criminel. Il devient alors une idole politique régional et un sujet de prédilection pour les réalisateurs.

Yaseer a également un temps été une star de l’industrie cinématographique de Lahore au Pakistan (chapitre The Adujicators, Paul Rollier). Dans ses discussions avec son fils, se confrontent deux visions de l’art d’être un boss. Là où la nouvelle génération revendique l’opulence, la violence, l’alcool et les motos, le père incarne la tradition penjâbie du « criminel digne », qui n’est violent que parce que la société et l’État l’y contraignent. Des salles de cinéma aux foyers, la définition du bon bandit, de la violence légitime, et du parrain juste est en constante discussion et redéfinition.

Cet art de gouverner comme un boss est donc bricolé et négocié au quotidien. Les répertoires d’autorités qui s’élaborent ainsi sont saisis dans leurs évolutions en lien avec des contextes culturels et sociaux spécifiques. On voit deux générations de gangsters opposer leur conception du banditisme, des boss influencés par le cinéma et des réalisateurs inspirés par des carrières de parrain. En s’intéressant aux cultures populaires (cinématographiques et médiatiques) sur lesquelles reposent ces performances du pouvoir, l’ouvrage restitue les conditions d’émergence de ces nouveaux patrons et les références collectives qui légitiment leurs actions auprès du public. Les positions sont souvent précaires et la multiplicité des concurrents contraint à rejouer et remettre en jeu chaque jour son autorité. Cette série de sept carrières permet de saisir cette dynamique du pouvoir et de ses improvisations, la façon dont il se construit comme une performance à laquelle participe également celles et ceux qui reconnaissent l’autorité du boss ou qui aspirent à le détrôner en l’imitant.

Diversité des figures de boss en Asie du Sud

Les différents contextes politiques, économiques et sociaux entrevus ont donné naissance à des traditions particulières de boss et des registres originaux d’autorité. En Andhra Pradesh, les rivalités partisanes et électorales ont mené ces dernières décennies à la multiplication des henchmen (bras droit, chapitre du même nom de David Picherit) au service des boss de la région. Kondappa est l’un d’entre eux et il se présente comme un leader dalit [1] dans la ville de Kothapalle où il dirige une ONG de développement pour les basses castes. Il ne tire cependant pas sa légitimité de cette activité mais de son rôle d’homme de main d’un politicien de haute caste, GMR, également influent industrialiste de la localité. Pour lui, Kondappa mobilise des électeurs pour les scrutins ou organise des rackets et des intimidations. S’il se présente et se comporte comme un boss auprès de certains, il est en réalité, comme beaucoup, le bras droit d’un autre plus puissant. Dès lors, « il construit son propre agenda et son propre pouvoir dans les limites contestées de son affiliation à ce boss de haute caste. »

Lady Dabang (chapitre éponyme, Lucia Michelutti), investit dans l’extorsion et les élections et se construit une réputation de dabang, avatar local des boss en Uttar Pradesh occidental. Seule femme de cette galerie de portraits, elle est contrainte d’adopter un style viril et violent pour se faire accepter et respecter dans un monde d’hommes. Elle façonne son pouvoir en entretenant une réputation sanguinaire et laisse planer des rumeurs de séquestrations et de meurtres dont elle serait à l’origine. Elle mobilise également des références à la mythologie hindoue pour justifier et légitimer sa position actuelle et son ascension par la violence.

Sukhbir Singh (chapitre The Bluffer, Nicolas Martin), ancien fonctionnaire municipal et président d’un syndicat qu’il a fondé dans son village au Pendjab, s’est lui-même attribué le titre de ministre. Par la seule performance, il se forge une autorité toutefois fortement limitée. Il s’invente des connexions à Delhi parmi les leaders du parti du Congrès pour séduire ses supporteurs. En parallèle, il agite le nombre (supposé) de ces derniers devant les autorités locales pour être reconnu comme un interlocuteur. Il s’attribue pour cela a posteriori l’initiative d’un rassemblement spontané de travailleurs en colère et déclare tous les participants comme membres de son organisation. Sukhbir est ainsi dans une représentation permanente, en équilibre entre ses mensonges qui lui confèrent une légitimité à se poser comme intermédiaire entre les travailleurs dalits et l’État.

Au Bangladesh, Fakhrul Khan (chapitre The godfather d’Arild E. Ruud) est un parrain puissant et respecté qui règle les conflits dans son den. Il incarne le boss dans son art de jongler avec toutes les formes de personnages, de styles, et de répertoires d’autorités connues et reconnues dans le pays et dans la langue bengalie. Il peut discuter avec des étrangers comme un riche urbain éduqué et cultivé, commander et donner des ordres, ou encore tenir des discours enflammés devant de larges audiences.

L’art d’être un boss comme art de jongler

C’est cette capacité à s’adapter et à improviser qui permet aux boss de parler aussi bien aux politiciens, aux criminels, aux investisseurs, qu’aux ouvriers et donc de s’imposer comme une médiation nécessaire dans les stratégies politiques et économiques contemporaines. Les activités des boss sont multiples – de la résolution des conflits à l’extorsion – mais elles tendent toutes à s’inscrire dans des formes de médiations. Celles-ci peuvent prendre la forme de racket, d’intimidation, de passage à tabac, mais aussi de redistribution, de commission, ou de mise en relation. Que ce soit entre les candidats et les électeurs, les travailleurs et les fonctionnaires, les investisseurs et les élites politiques, leurs carrières sont bâties sur de telles transactions.

En dépit de la variété des contextes et des situations personnelles, ces sept boss établissent et légitiment leur pouvoir selon des modalités similaires. Ils s’inscrivent tous au croisement de plusieurs réseaux – politiques, économiques, criminels. Cette situation, dont ils tirent leurs revenus, les contraint également à adopter diverses manières de parler et de se comporter pour s’adapter à ces multiples affiliations. Au-delà de la violence, leur autorité, et son maintien, est donc dépendante de leur activité quotidienne et de la mise en scène de leurs fonctions et de leur personne. Cette variété de registres dans le discours et le comportement ne justifie pas simplement leur pouvoir, elle le construit et le reproduit.

À l’ombre du « capitalisme de connivence » fleurit la mafia

La précarité du pouvoir des boss est aussi, paradoxalement, une des conditions de leur expansion actuelle. Les liens importants entre mondes criminels et politiques ne doivent pas faire penser que les États d’Asie du Sud seraient sous la coupe de la mafia. Dans le système qu’ils reproduisent, les parrains servent les intérêts des dirigeants et des investisseurs qui organisent la criminalisation de l’économie et de la politique. À travers la privatisation de secteurs économiques mais aussi de certaines fonctions étatiques, élus et investisseurs entretiennent sciemment l’instabilité du pouvoir des mafias et des intermédiaires pour s’assurer du maintien de leur propre position.

Mafia Raj vient ici enrichir notre vision du « capitalisme de connivence » mis en avant par Christophe Jaffrelot pour caractériser la reconfiguration des rapports entre le monde politique et le milieu des affaires sous le gouvernement de Narendra Modi en Inde (Jaffrelot 2018). Certains travaux sur les modalités de cette collusion entre élites économiques et politiques ont d’ailleurs souligné le manque d’études spécifiques sur ces niveaux inférieurs d’intermédiaires sur lesquels reposent largement ces connexions (Naudet, Allorant et Ferry 2018). Cette approche ethnographique des carrières de « boss » en Asie du Sud donne à voir les formes particulières d’autorité qui émergent dans ce contexte et vient compléter des études nationales et essentiellement quantitatives. Cet ouvrage ouvre ainsi un espace de recherche important pour notre compréhension du régime politique indien contemporain et il offre un cadre possible pour d’autres travaux sur ces personnages et ces répertoires qui « cimentent le champ du pouvoir » (Naudet, Allorant et Ferry 2018).

Lucia Michutti, Ashraf Hoque, Nicolas Martin, David Picherit, Paul Rollier, Arild E. Ruud & Clarinda Still, Mafia Raj : The Rule of Bosses in South Asia, Stanford University Press 2018, 352 p.

par Arthur Cessou, le 14 décembre 2020

Aller plus loin

Références :
• Association for Democratic Reforms – National Elections Watch. 2014. « Analysis of Comparison of Declared Criminal Cases and Financial Details of Re-elected MPs in Lok Sabha 2014 elections ».
• Harriss-White, Barbara, et Lucia Michelutti. 2019. The Wild East : Criminal Political Economies in South Asia.
• Jaffrelot, Christophe. 2018. « Le capitalisme de connivence en Inde sous Narendra Modi ». Études du CERI, Sciences Po.
• Naudet, Jules, Adrien Allorant, et Mathieu Ferry. 2018. « Heirs, Corporate Aristocrats and ‘Meritocrats’ : The Social Space of Top CEOs and Chairmen in India ». Socio-Economic Review 16 (2) : 307 39.

Pour citer cet article :

Arthur Cessou, « Des parrains en Asie du Sud », La Vie des idées , 14 décembre 2020. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Mafia-Raj-Rule-Bosses-South-Asia

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Notes

[1Terme signifiant « opprimé » revendiqué par les populations placées tout en bas de la hiérarchie des castes et qualifiées de Castes Répertoriées (SC) par l’État colonial puis indépendant.

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