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Recension Philosophie

Lumières du pragmatisme

À propos de : Stéphane Madelrieux, La philosophie comme attitude, Puf


par Romain Mollard , le 6 janvier


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Le pragmatisme est bien plus qu’une méthode d’analyse ou un ensemble de thèses fondées sur l’expérience : c’est une disposition d’esprit, et c’est certainement en cela que ce courant reste si vivant.

Cet ouvrage de Stéphane Madelrieux est issu d’articles réécrits ou augmentés pour composer un volume dont l’unité est bien réelle. L’auteur y développe des idées déjà exposées dans ses précédents livres, dont William James, L’attitude empiriste (2008) et Philosophie des expériences radicales (2022) avec une maturité accrue.

L’un des mérites du livre est de contribuer à une histoire du pragmatisme, ce courant de philosophie spécifiquement américain - histoire qui vise d’ailleurs, à dépasser les vaines querelles entre les différents tenants de ce courant, de Peirce à Rorty. Mais le projet a aussi une portée philosophique : éviter que le pragmatisme, qui est d’abord une méthode de clarification des concepts, ne se transforme en un ensemble de doctrines plus ou moins opposées, et ainsi éviter d’ériger les pères fondateurs en figures tutélaires. L’auteur tente en effet de rapprocher ces différentes figures en soulignant que, par delà leurs différences, une « attitude » commune les unit. Il s’agit alors de promouvoir cette attitude pragmatiste, définie comme une forme d’empirisme élargi, comme la meilleure à adopter en philosophie. Il faut pour cela élever cette notion commune d’attitude au rang de concept philosophique.

La notion d’attitude philosophique

C’est en partant des réflexions de William James que l’auteur cherche à construire ce concept métaphilosophique d’attitude. On sait en effet que le célèbre philosophe américain a véritablement cherché à justifier la philosophie comme un mode de vie, à la fois pour sa propre vie et pour justifier la forme de pragmatisme qu’il soutient. L’introduction de l’ouvrage propose une clarification du concept d’attitude à partir de sa différence d’avec les concepts de doctrine et de méthode. On connaît la distinction entre les deux derniers et les débats qui tentent de régler leur rapport : la doctrine est l’ensemble articulé des thèses d’un auteur, mais toute doctrine philosophique est inséparable d’une méthode, c’est-à-dire, d’une « certaine manière de conduire la réflexion » (p. 11), chaque thèse philosophique impliquant toujours aussi une certaine compréhension de ce qu’est la philosophie. On s’est souvent demandé dans quelle mesure on pouvait réellement séparer doctrine et méthode car, puisqu’il n’y a pas de méthode pour appliquer la méthode, on pourrait dire que méthode et doctrine sont en réalité inséparables. Controverse qui n’est pas tout à fait vaine pour l’auteur, puisque, si « la méthode ne se distingue pas de ses applications » (p. 17), il faut bien distinguer la méthode revendiquée par le pragmatisme des doctrines des auteurs pragmatistes (par exemple, distinguer le pragmatisme de James de ses théories sur la croyance religieuse). Toutefois, l’auteur pense qu’il faut s’appuyer sur le concept d’attitude afin de dépasser cette contradiction. La thèse principale de l’ouvrage est donc que « la philosophie doit d’abord se comprendre comme une attitude, et non seulement comme un ensemble de doctrines ou de méthodes spécifiques de penser » (p. 19). Une attitude philosophique, selon l’auteur, définit la manière par laquelle la méthode est suivie. Elle renvoie à « des dispositions d’esprit qui font de la philosophie une activité vivante » et consiste en la capacité de développer des « dispositions intellectuelles et morales » qui permettent de faire progresser la réflexion (p. 13). À l’évidence, l’attitude d’un philosophe est donc quelque chose de central, là où les méthodes et les doctrines sont plus périphériques. Ainsi, un étudiant qui récite une doctrine ou applique une méthode est comparable à un pianiste qui jouerait mécaniquement une partition, sans « âme ». Cette idée peut faire penser à « l’intuition médiatrice » de Bergson ou au « centre de la vision » de James. Quelle différence cela fait-il dans la pratique ? Dans la philosophie antique, l’idée d’attitude était comprise comme une manière de conduire sa vie. Ce qui compte était « l’engagement personnel du philosophe dans un certain mode de vie » (p.14), ce qu’avait déjà bien montré R. Shusterman (Vivre la philosophie. Pragmatisme et art de vivre, 2001) et P. Hadot. Mais la thèse de S. Madelrieux est qu’il ne faut pas, comme tend à le faire ce dernier, comprendre l’attitude uniquement dans son aspect éthique, et que qu’il n’y a pas de raison « de limiter cette conception à une période particulière ». Les attitudes de la philosophie, sans planer au-dessus de l’histoire, ont une certaine valeur anhistorique et peuvent s’apparenter à une forme de typologie que James associe à des tempéraments philosophiques qui s’opposent (p.16) et dont les principales incarnations sont l’attitude empiriste et celle du rationalisme. On peut voir en cela que cet ouvrage prolonge et approfondie la thèse de l’auteur, publiée sous le titre : William James. L’attitude empiriste (2008).

William James au pays des Lumières

Une grande partie de l’ouvrage est fondée sur une lecture de James et de sa réception française qui vise à le réinscrire dans le paysage philosophique français. Le volume en question est le prolongement d’un projet fort intéressant déjà largement épousé par le livre Philosophie des expériences radicales (2022) et qui consiste à le situer par rapport aux auteurs qui en ont hérités en France, de Bergson à Deleuze. Cet apport est central dans le projet de l’auteur, qui consiste d’une certaine manière à replacer James au « pays des Lumières ».

Pour cela, l’auteur prend bien soin de relativiser les prises de position de James en faveur d’une défense de la foi au moyen d’une discussion serrée des thèses de La volonté de croire. Le but est de montrer que cet ouvrage classique propose non pas tant une doctrine associée à une défense de la croyance religieuse, comme tend parfois à l’affirmer James, mais plutôt une méthode qui traite, comme un cas d’application parmi d’autres, la question de la croyance en Dieu. Il faut donc pour cela aller chercher dans La volonté de croire, au-delà d’une simple méthode, une attitude définie par l’empirisme et l’antidogmatisme. Ce qui lui importe, c’est de montrer que la méthode de la volonté de croire bien appliquée, c’est-à-dire selon l’attitude revendiquée par James lui-même, mène plutôt à l’athéisme qu’au théisme. C’est donc la prédominance de l’attitude scientifique qui doit être soulignée dans l’attitude d’ouverture revendiquée par James, ce qui entraîne non seulement une dévalorisation de sa philosophie religieuse mais aussi de sa métaphysique de l’expérience. À ce sujet, c’est principalement le concept d’expérience pure développé par James dans les Essais d’empirisme radical qui est critiqué par l’auteur au nom des tendances ouvertement antimétaphysiques du pragmatisme jamesien. L’auteur s’attache à montrer que ce concept d’expérience pure est incompatible avec l’attitude empiriste et pragmatiste. Selon lui, cette métaphysique de l’expérience, chez James et chez les auteurs qu’il a inspiré (dont Deleuze ou Russell), aboutit paradoxalement à recréer un dualisme entre expérience pure et expérience ordinaire alors même que son but était de dépasser les dualismes classiques de la métaphysique. Cette critique du concept d’expérience pure, qui s’appuie en partie sur celle qu’avait faite John Dewey, vise à restaurer la méthodologie pragmatiste critique de tous les dualismes contre les contradictions de James lui-même. L’auteur reproche en effet à James de faire parfois comme si l’expérience pure était une sorte de « substrat » ou d’ « étoffe » de l’univers ce qui revient à en faire un être métaphysique. Or, cette métaphysique de l’expérience, selon l’auteur, a eu de funestes effets sur une grande partie de la philosophie française du XXe siècle. Selon lui, Bergson, mais aussi Wahl et Deleuze – tous trois grands lecteurs de James – ont largement contribué à élaborer, à partir de ce concept, une philosophie qui a oublié le projet pragmatiste pour prétendre à un renouvellement de la métaphysique au nom de l’expérience.

Le pragmatisme comme philosophie critique

La conséquence de tout ce qui précède amène nécessairement à faire du pragmatisme une philosophie critique, c’est à dire antimétaphysique, anti-religieuse et proche de l’ouverture scientifiques aux faits. Pour l’auteur, les pragmatistes sont alors bien des héritiers des Lumières, conformément à l’affirmation de Richard Rorty, pour qui « le pragmatisme se tient sur les épaules des Lumières » (cité p 184). C’est une tout autre filiation qui apparaît ici, de James à Rorty, que celle qui lie James et Bergson ou Deleuze. Rorty, qui permet à l’auteur de « dépasser James sur sa gauche », un peu comme Marx avait dépassé Hegel, souligne lui aussi que les concepts d’expérience et de langage sont antithétiques car une fois la nature constitutive du langage reconnu, on peut laisser de côté l’emploi du concept désuet d’expérience. En cela, il ne faisait que suivre certaines évolutions dans la pensée de Dewey, qui avait considéré que le concept d’expérience était trop vague et avait souhaité, en 1951, alors qu’il travaillait sur une nouvelle version de son ouvrage Experience et Nature, le remplacer par celui de culture (postface de Joëlle Zask, p. 446).

Le néo-pragmatisme de Rorty parviendrait ainsi, selon l’auteur, à synthétiser les différentes formes contemporaines d’esprit critique : « la critique thérapeutique de la métaphysique, la critique historiciste de la tradition, la critique émancipatrice des dominations sociales » (p.233-234) ; la première est commune à Wittgenstein et au positivisme logique, la seconde à Hegel et Heidegger, la troisième à Nietzsche, Marx et Freud – et cela, sans pour autant épouser les principaux défauts de ces grands courants de la philosophie critique : la tendance à la « dissolution » de tout concept selon la critique thérapeutique, la tendance dogmatisante du freudo-marxisme, l’idéalisation de la conception grecque de l’être chez Heidegger. L’ouvrage appelle donc de ses vœux à un renouveau de la philosophie à partir de cette interprétation du pragmatisme américain.

Conclusion

On peut toutefois s’interroger, en dépit des qualités pédagogiques de l’ouvrage et de son effort constant de clarification, sur la volonté de l’auteur de situer le pragmatisme dans le sillage des Lumières, étant donné sa critique de l’universalisme, son absence de séparation tranchée entre public et privé ou sa volonté d’apaiser le conflit entre science et religion. On peut aussi se demander ce qui reste du pragmatisme une fois qu’on lui a ôté certaines de ses excentricités qui font aussi son charme et qui tiennent notamment à son ancrage dans sa terre natale.

En effet, l’insistance de l’auteur sur la science (« Peirce et James ont tous les deux défini le pragmatisme d’abord comme une manière d’introduire la méthode des sciences expérimentales en philosophie », p. 83) réactive en partie le conflit entre science et religion que James avait bien cherché à désactiver et oriente sa pensée du côté d’une forme de positivisme, voire d’athéisme.

Or, la critique par l’auteur de la psychologie et de la philosophie de la religion au nom de la science ne l’empêche-t-il pas de saisir la signification logique du concept de Dieu dans le pragmatisme de James ? Chez ce dernier, l’idée de Dieu, ne consiste pas, comme le prétend l’auteur, à garantir la réalisation de nos idéaux dans l’action (ce n’est pas du tout un Dieu providence) mais à en garantir une éventuelle préservation.

Il semble donc difficile de faire fi, comme le fait Stéphane Madelrieux, de toute une philosophie pragmatiste des conditions de l’action dans le monde (souvenons-nous que pragma signifie action en grec) – philosophie qui trouve, dans l’idée de Dieu, un élément de réponse. Car la possibilité d’agir dans le monde et de créer des différences par l’action suppose pour James à la fois le libre-arbitre, comme capacité d’agir en fonction d’un idéal choisi (ce avec quoi l’auteur est d’accord), mais aussi l’idée de Dieu sous la forme d’une mémoire des idéaux, permettant de faire que les choses qui ont été faites ne seront pas, un jour, entièrement défaites. C’est en effet ainsi que James semble définir Dieu dans presque toute son œuvre : comme une mémoire des idéaux humains de l’action et non comme un être omniscient et omnipotent (voir par exemple, James, 2007, p. 200 et Mollard, 2018, 2020). On peut donc se demander s’il n’est pas un peu réducteur de dire, ainsi que le fait l’auteur, que l’hypothèse de Dieu ne promet rien de plus pour James que celle de garantir la possibilité du libre-arbitre. Il est possible que l’hypothèse religieuse chez James repose plus sur une nécessité logique inhérente aux conditions de l’action dans le monde que sur l’adhésion aveugle à quelques credo dépassés.

Stéphane Madelrieux, La philosophie comme attitude, Paris, Puf, 2023, 433 p., 27 €.

par Romain Mollard, le 6 janvier

Aller plus loin

 William James, Philosophie de l’expérience, Un univers pluraliste, Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 2007.
 Stéphane Madelrieux, William James. L’attitude empiriste, Paris, PUF, 2008
 Romain Mollard, « Entropy, Eternity and Unheimlishkeit in William James’s philosophy », dans The American Journal of Philosophy and Theology, numéro 41 (1):32-52, 2020.
 Romain Mollard, « Tuer le temps, blesser l’éternité, deux lectures pragmatistes du sentiment de l’éternité » dans L’expérience de l’éternité, sous la direction A. Feneuil, I. Krtolika, Paris, Hermann, 2018.
 Richard Rorty, « Intellectual Autobiography », in Randall E. Auxier et Lewis Edwin Hahn (dir.), The Philosophy of Richard Rorty, Chicago/La Salle, Open Court, 2010, p. 3-24.

Pour citer cet article :

Romain Mollard, « Lumières du pragmatisme », La Vie des idées , 6 janvier 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Lumieres-du-pragmatisme

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