Recensé : Vanessa Caru, Des toits sur la grève. Le logement des travailleurs et la question sociale à Bombay (1850-1950), Paris, Armand Colin, 2013, 416 p., 30 €.
L’ancien port colonial de Mumbai (Bombay) est aujourd’hui une mégalopole géante de plus de vingt millions d’habitants, dont près de la moitié vit dans des bidonvilles. Le développement de la ville, comme, dans une moindre mesure, celui de Kolkata (Calcutta) et de Chennai (Madras) se singularisa dès l’origine au sein du monde urbain indien par la présence majoritaire de travailleurs migrants, d’origine essentiellement rurale. Alors que cet afflux de main-d’œuvre, vital pour le développement économique de la ville, posa très tôt le problème du logement, la question a peu attiré l’attention des historiens jusqu’à présent.
Dans son enquête sur le logement des travailleurs, Vanessa Caru n’apporte pas seulement un nouvel éclairage sur l’histoire de la capitale économique de l’Inde. Elle étudie comment la question sociale fut manipulée, à travers le problème du logement, par les élites indiennes comme par le pouvoir colonial. L’auteure montre comment le logement devint un terrain de négociation et d’affrontement entre les travailleurs et les autorités de la ville et de la Province de Bombay. Au-delà donc de la question urbaine, le livre propose une réflexion sur la politisation des classes populaires dans l’Inde coloniale.
Une approche inspirée des Subaltern Studies
L’argumentation proposée s’opère dans un contexte institutionnel singulier : dès 1872, la politique de Self-Government associe les Indiens à la gestion des territoires du sous-continent directement administrés par la Couronne Britannique depuis 1858. Les municipalités sont dirigées par des conseils en partie élus (au suffrage censitaire), impliquant de plus en plus étroitement les élites indiennes dans la gouvernance urbaine. À l’échelle provinciale (Bombay était la capitale de la Présidence de Bombay, l’une des onze Provinces de l’empire des Indes), des conseils législatifs élus sont également mis en place à partir de 1909. Vingt ans plus tard, les municipalités comme les Provinces étaient dirigées par des gouvernements issus des urnes, même si les autorités coloniales conservaient de larges prérogatives, notamment en matière de police et de sécurité. Pendant la période considérée, les Britanniques se virent ainsi contraints de ménager les intérêts de l’élite indienne désormais associée au pouvoir. Dans le même temps, ils étaient soucieux d’empêcher l’agitation nationaliste de s’étendre aux masses populaires par une politique sociale plus efficace. C’est donc dans un contexte politique et institutionnel particulièrement complexe que s’insère la question du logement des travailleurs.
Deux axes de recherches sont retenus par l’auteure : il s’agit tout d’abord de comprendre comment et pourquoi les autorités coloniales ont choisi de faire de la question du logement ouvrier l’un des principaux terrains du traitement politique de la question sociale, ce qui conduit à s’interroger sur la nature de l’impérialisme britannique et sur l’évolution des priorités de la gestion coloniale. Le second objectif vise à étudier le rôle tenu par la question du logement dans le processus de politisation des ouvriers. Vanessa Caru se place ainsi dans la perspective des Subaltern Studies et d’une histoire « par le bas » dont elle adopte en partie les méthodes. Pour l’essentiel, ses sources sont les archives coloniales et les publications officielles. L’auteure a complété ce corpus (auquel manquent les archives municipales, non accessibles aux chercheurs) par une documentation non officielle, essentiellement la presse (en anglais ou traduite). Sans surprise, les sources révèlent d’abord les priorités de l’élite. Pour s’approcher des réalités sociales des classes populaires, l’auteure n’a pas cherché à lire les archives uniquement « against the grain » (à contre-fil) [1], mais également « along the grain ». [2] La grande attention portée au contexte institutionnel et politique permet notamment de décoder les discours et les pratiques de ceux qui ont produit les archives : ils dépendaient beaucoup des débats métropolitains mais répondaient d’abord à des problématiques locales. Des toits sur la grève permet, en organisant la réflexion de manière chronologique, de suivre au plus près le tissage complexe de ces deux éléments.
La politisation de la question du logement
Jusqu’en 1896, la question du logement est peu abordée dans les archives coloniales. Mais l’épidémie de peste qui décime la ville à cette date contraint les autorités britanniques à mettre en œuvre une politique sanitaire qui s’en préoccupe d’une manière nouvelle. En 1898, la création du Bombay City Improvement Trust (BCIT), avec à sa tête un président nommé par le gouvernement provincial, vise à réorganiser l’espace urbain. Son action se concentre sur l’éradication des zones déclarées insalubres. Mais si les propriétaires sont indemnisés (l’auteure souligne les limites du dirigisme colonial qui ménage les classes possédantes urbaines), aucune obligation de relogement des locataires n’est prévue. Il s’agit donc d’un interventionnisme limité à quelques secteurs qui prend fin en 1908. Le BCIT a finalement peu innové, construisant peu de logements pendant cette période, et reprenant les normes locales –les appartements d’une seule pièce – dans ses immeubles de rapport (chawls).
C’est au cours de la période suivante que la question du logement ouvrier devient une question politique à Bombay. La guerre de 1914-1918 vient d’abord y perturber les équilibres politiques et sociaux : le mouvement nationaliste réclame une réforme de la Bombay Municipal Corporation, tandis que l’agitation sociale se développe, nourrie par un afflux considérable de main d’œuvre. L’augmentation du coût de la vie suscite notamment une vague de grèves dans les usines textiles entre 1919 et 1920. La fin du conflit mondial est marquée par un interventionnisme inédit des autorités coloniales dans la sphère du logement : tout d’abord, deux lois de contrôle des loyers sont adoptées en 1918, assorties de conditions qui montrent qu’elles répondent avant tout à la pression des locataires les plus nantis. Mais l’accent, dans les années 1920, est surtout mis sur la construction de logements (jetant ainsi, « des toits sur la grève ») : un nouveau ministère, le Bombay Development Department (BDD), reçoit comme mission la construction de 50 000 logements pour les travailleurs de la ville. Cet organisme, qui dépend des autorités provinciales, permet au pouvoir colonial de conserver le contrôle de l’aménagement urbain, au moment où une réforme de la municipalité élargit le rôle de ses membres élus.
Ce programme ambitieux est cependant abandonné, inachevé, à la fin des années 1920, notamment à cause de l’explosion de ses dépenses : le coût élevé des terrains et les améliorations apportées, sous la pression des locataires, aux équipements prévus par les ingénieurs, limitent les économies que devait permettre la standardisation des constructions. Pour être rentable, il faut imposer des loyers plus élevés qui rendent les logements inaccessibles aux plus pauvres. Le taux de vacance très important dans les immeubles construits indique que les logements fournis étaient en réalité inadaptés à la demande.
Dans un chapitre 6 particulièrement novateur, Vanessa Caru montre comment les espaces de la vie quotidienne (ici le logement) deviennent, dans les années 1920, de nouveaux espaces de lutte et de mobilisation pour les travailleurs. Tout d’abord, les locataires s’organisent pour obtenir une amélioration des logements construits et des services fournis, reprenant souvent les arguments hygiénistes de l’État colonial. Surtout, la répression aux abords des usines lors des mouvements sociaux du début des années 1920, a conduit les militants syndicaux à investir les espaces privés, où l’intervention de la police était jugée illégale : les chawls deviennent ainsi les lieux où s’organisent les ouvriers lors des grèves.
La période révèle finalement un paradoxe : les autorités coloniales sont intervenues dans la sphère du logement populaire pour calmer l’agitation sociale. Mais cela a débouché sur un processus d’organisation et de politisation des travailleurs. Les mouvements non-brahmanes et intouchables, particulièrement puissants à Bombay, ont mis en avant des revendications ayant trait à la vie quotidienne. Comme les autorités coloniales, devant la radicalisation du mouvement nationaliste du Congrès, étaient soucieuses de les ménager, elles ont favorisé leur implantation dans les immeubles du BDD.
Le logement, un terrain de négociation entre nationalistes et travailleurs
Vanessa Caru insiste sur l’importance des années 1930, peu étudiées, pour l’histoire de Bombay. Entre 1933 et 1939, les élites du mouvement nationaliste indien, parvenues au pouvoir à la faveur des réformes institutionnelles et des élections qu’il remporte, sont confrontées à la politisation accrue des classes populaires de Bombay. Le Congrès veut appliquer une politique de « service social » qui vise à doter les « zones défavorisées » de services urbains et d’équipements sociaux (bibliothèques, travailleurs sociaux, « centres de récréation »). Pour l’auteure, il s’agit de l’offensive d’une élite bourgeoise destinée à discipliner et à contrôler les pratiques populaires. L’élargissement de l’électorat en 1939 et l’essor du mouvement des locataires des classes populaires soutenu par les syndicats et le parti socialiste, expliquent également ces initiatives, signe que l’hégémonie du Congrès n’est pas encore installée. Mais les concessions obtenues concernent essentiellement le logement des employés municipaux et les programmes mis en œuvre restent modestes, dans le souci de limiter les dépenses municipales et de ménager le soutien des industriels et marchands qui dominent l’économie urbaine.
Après la guerre, l’explosion démographique (la ville passe de 1,3 million à 2,9 millions d’habitants entre 1937 et 1951) et la vague de grèves de 1946 légitiment un interventionnisme plus poussé de l’État dans le domaine du logement. Vanessa Caru parle cependant de « l’ajournement d’une ‘urgence nationale’ » (p. 341). La politique suivie après l’indépendance ne conduit en effet à aucune rupture majeure. Le rôle de l’État reste très limité, et les programmes de construction, qui se veulent économes, sont sous-dimensionnés et peu inventifs, largement inspirés de conceptions de l’urbanisme développées au début du XXe siècle dans les pays occidentaux. Les employés du gouvernement sont favorisés, au détriment des migrants et des travailleurs du secteur informel, ce qui crée de nouvelles inégalités. Pour l’auteure, ce manquement provient d’une politique de classe, privilégiant toujours les classes possédantes et la rentabilité des investissements immobiliers sur le bien-être de la population de Bombay.
Des sources peu loquaces
Dans sa conclusion, l’auteure remarque que même si les éléments de continuité dominent tout au long de la période, l’interventionnisme des élites du Congrès, tranche sur l’attitude prudente de l’État colonial, qui évitait de trop perturber la vie quotidienne des populations. Il ne s’agit cependant pas seulement d’une volonté de contrôle social : l’introduction progressive de la démocratie et les politiques de discrimination positive mises en place très tôt imposaient une prise en compte des revendications populaires. Elle ne se fit cependant qu’a minima.
On pourra regretter la place finalement assez réduite des développements (passionnants) sur les manières d’habiter des travailleurs de Bombay. Faute de sources, le secteur privé et l’habitat informel sont peu abordés. Une mise en perspective dans le temps et dans l’espace aurait également été utile : l’étude porte sur un peu plus de 50 ans (les sources ne permettant pas vraiment de traiter la période antérieure à 1896) et ne propose pas de réflexion sur les spécificités des villes indiennes d’une part, et sur la singularité de Bombay au sein de l’ensemble indien d’autre part. Si le sujet choisi permet de questionner la nature de l’impérialisme colonial, il reste confiné à un terrain d’exception (une ville créée par la colonisation), où la confrontation coloniale a pris une dimension qu’il faut certes rapprocher de l’expérience des deux autres capitales portuaires indiennes que sont Calcutta et Madras, mais qui reste sans doute éloignée de celle des villes plus anciennes de la vallée du Gange ou du Tamil Nadu. Une étude plus générale sur les manières d’habiter et sur la place prise par les espaces privés ou semi-privés dans les processus de politisation en Inde, permettrait sans doute de mieux comprendre l’échec des propositions du pouvoir en terme d’aménagement urbain à Bombay (et, par exemple, la désaffection à l’égard des immeubles municipaux), qui furent avant tout guidées par des modèles métropolitains.
Il faut néanmoins souligner que l’attention portée aux espaces de la vie quotidienne des classes populaires permet enfin de sortir de la sphère des classes moyennes, souvent privilégiées [3]. Le plan rigoureux, les cartes précises, l’approche bibliographique et théorique, font de ce livre un outil précieux pour les spécialistes de l’histoire des empires et de l’Inde coloniale ou pour tous ceux qui, plus généralement, s’intéressent aux questions sociales et urbaines.