La série japonaise, The Journalist, offre un terrain original d’analyse du milieu médiatico-politique japonais en donnant accès à des pratiques et des scènes politiques difficilement observables en raison de l’opacité qui couvre la haute administration.
Depuis plusieurs années, les séries sont devenues de véritables terrains d’analyse pour les sciences sociales. Elles participent à la construction de la vision du monde social en donnant accès à certains pans de la réalité qui sont difficilement accessibles au regard sociologique. Des séries politiques comme House of Cards, Borgen, The Wire, et en France Le Baron noir, pour n’en citer que quelques-unes parmi tant d’autres, nourrissent le concept de « fiction de sciences sociales » [1]. L’ouvrage de Sandra Laugier, Nos vies en séries, contribue à cette réflexion dans une démarche de démocratisation inclusive des spectateurs et des amateurs [2]. Emmanuel Taïeb et Rémi Lefebvre, dans l’ouvrage collectif qu’ils ont consacré aux séries politiques, sondent ces « nouveaux matériaux » qui constituent aussi des outils pédagogiques mobilisables par le chercheur pour synthétiser en images des résultats bien plus longs à restituer à l’oral (p.9) [3].
À cet égard, la série japonaise The Journalist (Shinbun kisha), diffusée sur Netflix depuis janvier 2022, offre un terrain original d’analyse du milieu médiatico-politique japonais en donnant accès à des pratiques et des scènes politiques difficilement observables en raison de l’opacité qui couvre la haute administration entachée par un scandale politico-financier. Cette série en six épisodes, réalisée par Michihito Fujii, concentre quasi intégralement son intrigue dans le milieu politique japonais en évoquant ses champs adventices à travers les journalistes, les hauts-fonctionnaires, les conseillers spéciaux du Premier ministre et les communicants [4]. La série expose de manière directe comment le politique l’emporte sur la politique en donnant à voir les rapports de forces, les interdépendances, les formes de violence, les rapports de domination et de soumission [5].
Michihito Fujii avait déjà réalisé un film sous le même titre, sorti dans les salles japonaises en juin 2019 [6], également disponible sur Netflix mais sans sous-titres à la différence de la série qui est plus accessible à un large public. La série, comme le film, sont inspirés du roman The Journalist (Shinbun kisha) écrit par la journaliste Isoko Mochizuki, publié en 2017 chez Kadokawa Future Publishing. Le succès de ce livre auprès du public japonais reflète l’intérêt que cette figure hors norme du journalisme politique a suscité en se différenciant de ses confrères, majoritairement masculins, dont la posture bien plus consensuelle à l’égard des dirigeants politiques a concouru à renvoyer une image de proximité entre la presse japonaise et le pouvoir politique [7]. Isoko Mochizuki, journaliste au quotidien Tokyo Shimbun et engagée pour la défense de la liberté de la presse, a également inspiré le film documentaire i:Documentary of the Journalist réalisé par Tetsuya Mori en 2019. En quelques années, cette journaliste a donc provoqué un véritable engouement médiatique au Japon et, dans une moindre mesure, à l’international, pour avoir enquêté sur plusieurs scandales politiques [8].
Plusieurs facteurs sont susceptibles d’expliquer un tel succès médiatique, nous en explorons quatre à travers l’analyse de la série The Journalist. Premièrement, le personnage principal, Anna Matsuda (interprétée par Ryoko Yonekura), journaliste au quotidien Touto Shimbun, est inspiré de la vie et de la carrière d’Isoko Mochizuki [9]. Deuxièmement, l’affaire politique dont il est question dans la série rappelle de manière troublante le scandale Moritomo Gakuen (école Moritomo) qui a impliqué l’ancien Premier ministre Shinzô Abe (2012-2020) et son épouse, Akie Abe. Isoko Mochizuki a couvert en détail cette affaire politico-judiciaire au sujet de laquelle elle a beaucoup écrit. Troisièmement, le réalisme de la série, lié notamment à la courte temporalité entre sa diffusion et l’actualité politico-judiciaire, tient aussi à la manière de montrer avec justesse certains dysfonctionnements de la démocratie japonaise.
D’une part, la série expose en toile de fond les stratégies et les manœuvres utilisées par les agents du pouvoir exécutif pour contraindre et limiter la liberté de la presse et l’autonomie de la justice. Le personnage d’Anna Matsuda, par sa persévérance et son intégrité professionnelle à toute épreuve, interroge ainsi la place et le rôle des citoyens dans le régime démocratique japonais. D’autre part, la fragilité de la démocratie est abordée au niveau organisationnel, en l’occurrence au sein du pouvoir exécutif, à travers la primauté des intérêts privés sur l’intérêt général et les comportements abusifs que la protection de ces intérêts engendre. Quatrièmement, cette série ne dresse pas uniquement un tableau sombre de la société japonaise. Michihito Fujii en montre aussi les capacités de résistance à travers certains personnages, notamment féminins, qui parviennent à transmettre leur désir de démocratie et de justice, et à éveiller un sursaut démocratique grâce à un regain d’autonomie et de liberté. En se révélant être un puissant outil d’analyse et de critique de l’actualité politique japonaise, cette série interroge donc plus largement le fonctionnement démocratique [10].
De la réalité à la fiction ou comment susciter une réflexion
Le premier épisode de la série commence dans le bureau de la direction générale du ministère des Finances où le directeur s’entretient avec l’assistant de la Première dame, Shin.ichi Murakami (interprété par Gô Ayano), au sujet de la vente à un prix dérisoire d’un terrain public destiné à la construction d’une école (Eishin gakuen). Le conflit d’intérêts se transforme progressivement en scandale politico-financier lorsque les agents du Bureau des finances locales de Chubu, dans la région de Nagoya, sont sommés de falsifier les documents liés à cette transaction sur ordre de la direction générale du ministère des Finances pour dissimuler le lien entre la vente et l’épouse du Premier ministre. Kazuya Suzuki (interprété par Hidetaka Yoshioka) fonctionnaire sérieux, récemment muté dans la région, met fin à ses jours peu de temps après avoir exécuté les ordres de sa hiérarchie, sous le poids de la culpabilité. Dans les épisodes suivants, la journaliste Anna Matsuda mène, malgré de nombreux obstacles, une enquête pour révéler les causes de ce suicide et mettre en lumière le dysfonctionnement de la haute administration japonaise : abus de pouvoir, harcèlement moral et hiérarchique, privatisation de l’intérêt général, dissolution de la responsabilité des dirigeants, culpabilité des subordonnés, atteinte à la santé mentale des employés, entre autres.
Le rapprochement avec le scandale Moritomo Gakuen, qui a perturbé la vie politique japonaise de 2017 à 2020, est à peine caché. Comme dans la série, cette affaire politique est liée à la vente d’un terrain public à un prix largement inférieur à celui du marché pour la construction d’une école privée destinée à un enseignement patriotique conforme à l’idéologie ultra-nationaliste et au conservatisme d’une partie des membres du Parti libéral-démocrate (PLD) en lien avec la Nippon Kaigi - une organisation politique et religieuse radicale – à laquelle est notamment affilié Shinzô Abe. L’ancienne Première dame, Akie Abe était impliquée directement dans cette affaire à la fois dans la vente du terrain pour le projet de construction de l’école et en tant que proviseure honoraire de l’établissement [11]. La médiatisation de ce scandale a dévoilé les manœuvres du pouvoir exécutif pour dissimuler les faits dont la falsification de documents officiels ayant entraîné le suicide d’un fonctionnaire du bureau des finances régionales du Kinki dans le département d’Osaka [12].
La présentation, sous forme de fiction grand public, d’une affaire politique largement inspirée de faits réels et de la carrière de la journaliste Isoko Mochizuki, parachève le rôle de la presse dans son effort d’information de l’opinion publique, en transmettant des éléments complémentaires qui permettent au spectateur de prendre le temps de nourrir une réflexion plus profonde. En articulant notamment les multiples dimensions que revêt l’intérêt général en fonction des personnages, la série aborde avec finesse l’un des enjeux majeurs de la démocratie.
L’intérêt général et l’intérêt privé
Cette affaire politique n’est sans doute pas choisie au hasard. La série évoque comment des dirigeants politiques s’accaparent la chose commune – un terrain public – pour la transformer de manière arbitraire en bien privé. Mais surtout elle montre que la transformation de l’intérêt particulier en intérêt général par l’usage de discours normatifs permet aux supérieurs hiérarchiques d’obtenir l’exécution par les « petits » fonctionnaires des décisions prises au sommet de la hiérarchie, soit la demande de falsification des documents compromettants pour le maintien de l’administration en place. Cette série illustre donc de manière transparente ce que le politologue Harold Lasswell décrivait ainsi : « la politique est une technique de transformation du profit privé et de l’intérêt privé en chose publique » [13]. Elle met en évidence comment la mobilisation de l’intérêt général sert avant tout à protéger les intérêts privés des dirigeants politiques en les mettant à l’abri de toute forme de contestation. Comme le qualifie Yamamoto Hajime, l’intérêt général n’est rien d’autre qu’un « mot magique », car il connote une forme de raison suffisante pour justifier l’action d’un acteur [14].
L’application autoritaire des valeurs attachées à cette notion déclenche une profonde détresse psychologique filmée à travers trois fonctionnaires. Il est d’abord question de Kohei Matsuda, le frère d’Anna Matsuda, directeur adjoint au Secrétariat du Cabinet du Premier ministre, hospitalisé à cause de troubles cérébraux graves provoqués par une forte pression imposée (volontairement) par sa hiérarchie. Ensuite, Suzuki Kazuya, affecté au Bureau des finances locales de Chubu, contraint de falsifier les documents, tombe dans un état dépressif avancé. Dans un sursaut d’autonomie et de conscience civique, il décide de constituer un dossier de preuves pour rendre publique la falsification des documents. Or, soumis à un conflit intérieur entre sa loyauté et sa conscience professionnelle, il se résigne au suicide après avoir accompli sa tâche. Enfin, Shin.ichi Murakami, impliqué dans l’affaire Eishin gakuen en tant qu’assistant de la Première dame, est relégué au Bureau du renseignement du Cabinet du Premier ministre d’où il doit garder le silence. Sa santé mentale est progressivement affectée sous le double poids de la culpabilité et de la pression exercée par sa hiérarchie.
Ces personnages partagent une vision similaire de leur fonction : « Nous, les fonctionnaires, travaillons pour le peuple de ce pays » (ép.1) [15]. Or, leur conception de la mission affectée à un fonctionnaire est mise à mal par leurs supérieurs hiérarchiques qui ôtent à leur fonction toute forme d’autonomie et de liberté, les réduisant à de simples agents au service du pouvoir exécutif face auquel ils n’ont aucun droit.
« Vous faites simplement votre devoir de fonctionnaire » (ép.1)
« Mais c’est illégal » (ép.1)
« Ces ordres viennent d’en haut. C’est votre travail » (ép.1)
« C’est de l’abus de confiance » (ép.2)
« Il me semble que vous ne comprenez pas quel est le devoir d’un fonctionnaire » (ép.2)
D’agents au service des citoyens, ils deviennent des exécutants au service de l’intérêt privé de dirigeants influents en mesure de diluer leur responsabilité au sein de l’organisation et donc de la société : « Pensez seulement à protéger le système (…). La stabilité de votre famille dépend aussi de celle du pays » (ép.5). Le cas de ces trois fonctionnaires témoigne de la difficulté que revêt au Japon la confrontation du fonctionnaire avec ses supérieurs hiérarchiques, du travailleur avec son employeur, et plus généralement de l’individu avec l’État, représentant de l’intérêt général, lorsque leurs droits sont bafoués arbitrairement. La série participe ainsi à une réflexion longue et plus générale sur le concept de public-privé au sujet duquel Yamamura Shin.ichi expliquait notamment que pendant la période pré-moderne ce concept avait servi de « fondement à un système de domination hiérarchisé dans lequel la volonté privée du supérieur s’imposait à l’inférieur comme une volonté publique » (p. 24) [16]. En effet, le sens japonais du concept de public évoquait l’idée de l’État en introduisant un rapport de domination entre le public et le privé. En d’autres termes, le privé – l’individu – était entièrement au service du public. Suite à la Restauration de Meiji (1868) et à l’influence des idées occidentales, plusieurs intellectuels japonais tel que Nakae Chômin, ont pensé le privé et l’individu comme étant la source du public. Or, malgré les vifs débats de l’époque, l’Empereur et ses bureaucrates ont finalement utilisé le peuple comme un bien propre de l’appareil d’État. La phrase suivante illustre la conception public-privé à travers le rôle des fonctionnaires : « le civil servant (kômuin) n’est pas un serviteur du peuple mais un fonctionnaire de l’Empereur, chargé d’imposer autoritairement la volonté de ce dernier au peuple » (p. 27) [17]. Dans l’immédiat après-guerre, en réponse à la montée en puissance des mouvements des travailleurs, y compris dans le secteur public, le gouvernement passa plusieurs lois sur la fonction publique pour limiter drastiquement les droits des fonctionnaires de l’État et de la collectivité locale. Comme le souligne Yamamoto, jusqu’aux années 1960, la légitimation constitutionnelle des restrictions législatives et jurisprudentielles apportées aux droits des travailleurs au nom de l’intérêt général était contraire à l’idéal constitutionnel de démocratie sociale que portait la Constitution de 1946 [18]. Si l’exercice des droits des travailleurs japonais dans les secteurs public et privé a progressivement fait l’objet de changements notables, le nombre de recours aux contentieux reste toujours nettement inférieur à un pays comme la France alors même qu’au Japon, la jurisprudence et l’état des connaissances, sur les formes de pression organisationnelle pouvant entraîner la mort ou le suicide par surmenage, sont très avancées.
Des formes de pression organisationnelle
La série montre avec justesse comment la pression hiérarchique et organisationnelle peut réduire la capacité de l’individu à agir de manière autonome, rationnelle et libre. L’individu est alors incapable d’invoquer, par exemple, le respect « du principe de prééminence du droit » pour s’opposer à la vision arbitraire de l’intérêt général que lui impose sa hiérarchie [19]. Selon Tatsuo Inoue, la primauté de la loyauté envers le groupe a résulté sur un faible engagement à l’égard des principes universels tels que les droits humains ou la justice [20]. Ce dernier point fait écho à la riche et dense littérature en management, histoire des entreprises, et sociologie économique qui analyse l’organisation du travail à la japonaise depuis au moins les années 1970 [21]. Ces travaux ont exploré entre autres les différentes méthodes utilisées par les employeurs pour transmettre les valeurs de loyauté au groupe, le sens du devoir, l’esprit de communauté de sorte que les valeurs de l’entreprise se confondent avec les valeurs individuelles.
Si les valeurs et les normes du travail diffusées au sein des entreprises japonaises ont suscité une certaine forme d’admiration à l’étranger – et de fierté au Japon – liée au rattrapage industriel et économique, et au niveau relativement égalitaire de la société au moins jusqu’aux années 1990, les travaux qui ont analysé les causes et les facteurs du karôshi (mort par surmenage) et du karôjisatsu (suicide par surmenage) ont toutefois mis en évidence les risques que cette organisation du travail pouvait faire encourir aux travailleurs en l’absence de contrôle, de moyens de contestation et de défense des droits [22]. Le problème de mort et de suicide au travail - mais aussi les problèmes de pollution industrielle et environnementale - ont révélé l’ampleur des risques qui peuvent être associés à l’entreprise lorsque celle-ci se comporte en institution sociale dominante exerçant un pouvoir sans limite qui absorbe totalement les individus. La série télévisée, Hanzawa Naoki, de Katsuo Fukuzawa et Takayoshi Tanazawa, diffusée de 2013 à 2020 sur la chaîne TBS et inspirée des romans de Jun Ikeido, a notamment mis en lumière les effets délétères des organisations qui sont sapées par le harcèlement hiérarchique (pawa hara). Véritable critique du capitalisme japonais du point de vue de l’individu dans l’organisation, cette série a recueilli un grand succès au Japon et à l’international. En effet, si ces aspects de l’organisation du travail étaient pendant longtemps attribués aux particularités culturelles, historiques et institutionnelles japonaises, l’actualité française, pour ne citer qu’elle, a signalé à travers la reconnaissance par les juges du harcèlement institutionnel que les mécanismes constitutifs de ces dysfonctionnements existaient dans de nombreuses organisations et sociétés. La série Shinbun kisha expose quant à elle de manière incisive un fonctionnement identique au sein de la haute administration japonaise.
La judiciarisation comme moyen de contester
La dernière scène de la série se termine sur les marches du Tribunal de première instance de Nagoya où un procès au civil est intenté contre l’État par Mayumi Suzuki (interprétée par Shinobu Terajima) pour le suicide de son mari. Cette dernière scène est symbolique à plusieurs égards. D’une part, la société japonaise a longtemps condamné les batailles juridiques entamées par un travailleur contre l’un de ses employeurs comme étant un acte radical et menaçant à la fois pour les autres collègues et pour la direction [23]. Cette dernière scène suggère dès lors que le recours au droit est progressivement perçu comme un outil de lutte, de confrontation et de dépassement des injustices [24], tel que l’illustre la dernière phrase prononcée par Shin.ichi Murakami sur les marches du tribunal : « C’est ici que tout commence » (ép.6).
D’autre part, en choisissant de tourner cette dernière scène sur les marches du tribunal, le réalisateur fait directement référence au scandale Moritomo gakuen. En effet, Masako Akagi, l’épouse du fonctionnaire qui s’est suicidé, a intenté une action en justice en mars 2020 contre le gouvernement pour demander l’ouverture d’une enquête sur les causes du décès de son époux, Toshio Akagi [25]. Maître Tadashi Matsumaru est l’un des avocats de la plaignante. C’est un avocat travailliste et membre actif du Réseau de Défense des Victimes de Karôshi (National Defense Counsel for Victimes of Karoshi) qui est un réseau d’avocats militants créé en 1988 [26]. La procédure de reconnaissance du suicide en accident du travail a permis de demander officiellement l’accès aux documents du ministère des Finances dans le cadre de l’enquête conduite par l’Autorité nationale du personnel, responsable du contrôle des conditions de travail des employés du secteur public. Le suicide a été reconnu en accident du travail en février 2019, et en décembre 2021 le gouvernement a reconnu officiellement que Toshio Akagi avait développé des troubles mentaux après avoir falsifié des documents officiels sur demande du ministère. Le gouvernement a ainsi accepté de payer les indemnisations demandées par la plaignante pour suspendre les poursuites judiciaires [27].
Cette affaire politico-juridique a mis en évidence le rôle que peuvent jouer les journalistes et les avocats pour rendre public les dysfonctionnements démocratiques en donnant aux citoyens l’accès à l’information et en contraignant les dirigeants (politiques et économiques) à divulguer des documents attestant de la faute de l’employeur par voie judiciaire. De manière générale, la publicisation du karôshi a remis en question les valeurs de loyauté au travail en rendant public les abus de pouvoir des supérieurs hiérarchiques en l’absence de protection juridique et légale des travailleurs. Depuis les années 1960, les avocats et les avocates en collaboration avec des syndicats, des journalistes, des associations de victimes sont parvenus, par le recours aux tribunaux, à publiciser les problèmes de harcèlement au travail sous différentes formes : harcèlement sexuel, harcèlement moral, harcèlement hiérarchique pour ne citer qu’eux. Le gouvernement de Shinzô Abe s’était d’ailleurs attaqué à la grande réforme du travail (hatarakikata kaikaku) en juin 2018, incluant la prévention du karôshi, la réforme du système de compensation des accidents du travail et des maladies professionnelles, et le harcèlement sexuel entre autres [28]. La série Shinbun Kisha montre, à travers la question de la liberté de la presse, à quel point il est important que les citoyens soient informés pour rester éveillés face aux contradictions qui peuvent exister entre l’esprit des lois et leur application réelle.
Les sursauts démocratiques
Si dans sa première adaptation filmique, Michihito Fujii a laissé une certaine distance entre les citoyens et l’affrontement qui oppose les journalistes à la haute administration, dans la série il donne davantage d’importance à la « voix des sans-voix » en introduisant notamment les personnages de Ryo Kinoshita (interprété par Ryusei Yokohama) et de Mayu (interprétée par Karin Ono) deux étudiants qui livrent des journaux pour financer leurs études. Alors que Ryo incarne au début de la série la jeunesse apolitique japonaise qui ne lit jamais la presse et s’informe uniquement via Internet, Mayu représente, quant à elle, la difficulté de trouver une place dans la société japonaise pour les individualités à travers le décalage entre son intelligence et son éveil critique, et les refus qu’elle essuie dans sa recherche d’emploi. « C’est comme si tout était décidé par avance » (ép.4). A travers leurs échanges, le spectateur assiste à la construction progressive de leur pensée sur le monde influencée par l’actualité politique. Ryo, le neveu du fonctionnaire qui s’est suicidé, décide de se faire embaucher dans le même quotidien de presse qu’Anna Matsuda pour qui il voue une admiration et du respect. Il écrira d’ailleurs son premier article pour porter la voix de Mayu et diffuser la vision de la société de son amie, dont la justesse et l’objectivité semblent être renforcées par les épreuves qu’elle traverse pour trouver un emploi. La décision de Ryo d’exercer le métier de journaliste au nom de l’intérêt général, inspiré par la conception d’Anna Matsuda, reflète une forme de sursaut démocratique au sein de la jeunesse japonaise.
Les trois principaux personnages féminins – Anna Matsuda, la journaliste, Mayumi Suzuki, l’épouse du fonctionnaire qui s’est suicidé, et Mayu, l’étudiante - incarnent différentes formes de contestation face aux abus de pouvoir, aux injustices et au système, rappelant de manière symbolique certains pans de l’histoire de la lutte pour les libertés publiques et privées au Japon. D’abord, les acteurs et les actrices du Mouvement pour la liberté et les droits du peuple (1870-1880) qui se sont mobilisées pour la reconnaissance en droits fondamentaux de la liberté de la presse, la liberté de conscience, la liberté de croyance entre autres, et la reconnaissance en droits démocratiques des droits de l’individu face au pouvoir étatique et au pouvoir bureaucratique. Puis, après-guerre, les tenants du modernisme qui défendaient l’idée selon laquelle la société civile – au sein de laquelle l’individu est défini comme un citoyen – pouvait constituer la base d’une résistance contre l’État, donnant naissance dans les années suivantes à plusieurs mouvements sociaux dont les mouvements étudiants de 1968 [29]. Enfin, plus récemment pendant le gouvernement de Shinzô Abe plusieurs mouvements de protestation de la jeunesse japonaise ont vu, à nouveau, le jour : le mouvement dit SEALDs (Students Emergency Action for Liberal Democracy) organisé par des étudiants et étudiantes en réaction à une loi votée en 2015 sur la sécurité et le déploiement à l’étranger des Forces d’auto-défense, dont une partie des jeunes membres engagés avaient déjà participé au mouvement SASPL (Students Against Secret Protection Law) pour protester contre une loi sur les secrets d’État votée en 2013 [30]. Ces différentes formes de mobilisation collective et citoyenne ont, à différentes époques, interrogé la raison d’être de la politique au-delà de sa fonction de coordination des intérêts antagonistes. Aussi, la place et le rôle attribués à ces trois femmes dans la série ne sont pas laissés au hasard, car elles éveillent de différentes manières la conscience démocratique des autres personnages clés – le rédacteur en chef du journal qui accepte de dévoiler le scandale politique malgré les pressions gouvernementales, Ryo Kinoshita, l’étudiant apolitique qui souhaite devenir journaliste engagé, Shin.ichi Murakami, le fonctionnaire qui accepte de témoigner devant le juge. Les héroïnes de la série parviennent ainsi par leur résistance à préserver la liberté de la presse et l’indépendance de la justice.
Conclusion
En montrant comment s’opposent et s’articulent les notions d’intérêt général et d’intérêt privé à travers les différents dilemmes auxquels sont confrontés les personnages en fonction de leur groupe d’appartenance, cette série atteste, comme le souligne Sandra Laugier, du « renforcement des exigences démocratiques en permettant à chacun de se rendre maître de ses choix (…) en transformant le sens même de la démocratie » [31]. La dimension « démocratique » de cette série est en effet identifiable à travers l’accès qu’elle donne aux enjeux de pouvoir, aux pratiques et aux manœuvres mais également aux émotions, à l’intimité, et au rapport avec la famille, les collègues et les supérieurs, pour permettre aux personnages de redéfinir leur place et leur rôle. La série se différencie ainsi du film The Journalist par l’introduction des deux personnages, Ryo et Mayu, à travers lesquels le réalisateur a mis en scène le rôle de la presse comme moyen d’information et de développement d’une réflexivité nécessaire à la participation à la vie politique.
En évoquant des questions centrales du fonctionnement démocratique telles que la liberté de la presse, l’intérêt général et le fonctionnement du pouvoir politique, cette série se veut être une arène de discussion pour les différents débats qu’elle pose en relation avec la liberté de la presse et des médias, la question de la responsabilité des dirigeants politiques ou encore la concentration du pouvoir au sein du Cabinet du Premier ministre et l’affaiblissement des marges de manœuvre de la bureaucratie. Ces questions ont notamment été virulemment discutées suite au scandale Moritomo gakuen lors des débats parlementaires et pendant la campagne électorale pour la succession de l’ancien Premier ministre Yoshihide Suga en septembre 2021. Enfin, la série entretient des allers-retours entre la fiction et le réel jusqu’à proposer une issue judiciaire proche de la réalité montrant ainsi que la judiciarisation et sa médiatisation sont des révélateurs d’une démocratie qui fonctionne dans le sens où l’accès à la justice et à la presse sont des moyens de comprendre pour faire changer les choses. Pour conclure, cette série reste un bien culturel dépeignant certaines formes de fonctionnement et dysfonctionnement organisationnel et institutionnel au Japon, faisant en cela l’objet d’interprétations et de réflexions stimulantes.
Adrienne Sala, « Liberté de la presse et intérêt général. À propos de la série « The Journalist » de Michihito Fujii »,
La Vie des idées
, 17 juin 2022.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Liberte-de-la-presse-et-interet-general
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Notes
[1] R. Penfold-Mounce, D. Beer et R. Burrows, “The Wire as Social Science-Fiction ?”, Sociology, 45, 2011, p. 152-167.
[2] Sandra Laugier, Nos vies en séries. Philosophie et morale d’une culture populaire, Paris, Climats, 2019.
[3] Emmanuel Taïeb et Rémi Lefebvre, Séries politiques. Le pouvoir entre fiction et vérité. Deboeck supérieur ed. 2020. 192 p.
[4] Michel Offerlé, Sociologie de la vie politique française, Paris, La Découverte, 2004.
[6] Le film, The Journalist, réalisé par Michito Fujii en 2019, a reçu trois distinctions majeures lors du 43e Japan Academy Film Prize, dont celui du meilleur film de l’année (RTS culture, « Netflix : une série critique le puissant système médiatico-politique du Japon », 14 février 2022).
[7] César Castellvi, Le dernier empire de la presse. Une sociologie du journalisme au Japon, Paris, CNRS, 2022, 280 p.
[8] “Isoko Mochizuki, the ‘Troublesome’ Thorn in Shinzo Abe’s Side”, The Guardian, 27 décembre 2019. “The Journalist Review – is this Japanese Drama’s Government More Corrupt than Ours ?”, The Guardian, 13 janvier 2022 ; “Netflix Drama Review : The Journalist – Japanese Series about the Uncovering of a Government Scandal is Fun to Watch, Albeit Merely Scratching the Surface of its Materials”. South China Morning Post, 14 janvier 2022. « The Journalist (2022), série réalisée par Michihito Fujii. Six épisodes à voir sur Netflix », Lettre de Tokyo, Le Monde, 7 février 2022.
[9] Elle est l’une des rares journalistes à avoir enquêté sur l’affaire Shiori Ito (“Why Shiori Ito Broke Japan’s Silence on Rape”, Financial Review, 10 janvier 2018).
[12] “Deceased Japan Bureaucrat Left Copy of Email Seen as Start of Doc Tampering Scandal”, The Mainichi, 14 septembre 2021.
[13] Shin.ichi Yamamuro, « Le concept de public-privé » inL’État et l’individu au Japon, Yoichi Higuchi et Christian Sautter (dirs.) , Paris, Editions de l’École des hautes études en sciences sociales 1990, p.38 en référence à Harold D. Lasswell “The Public Interest : Proposing Principles of Content and Procedure” inThe Public Interest, Carl J. Friedrich (dir), New York, Atherton Press, 1962.
[14] Hajime Yamamoto, « L’intérêt général en droit constitutionnel japonais » inL’intérêt général au Japon et en France, Société de législation comparée, Paris, Dalloz, 2008.
[15] Ce à quoi répond son épouse « Tu as toujours été fier de faire de ton mieux pour le peuple » (ép.1).
[19] Tusseau , « L’intérêt général en droit constitutionnel », op. cit.
[20] Tatsuo Inoue, “The Poverty of Rights-Blind Communality : Looking Through the Window of Japan”, B.Y.U.L. Review, 517-528, 1993.
[21] Ronald Dore, Flexible Rigidities. Industrial Policy and Structural Adjustment in the Japanese Economy (1970-1980), Stanford : Stanford University Press,1986 ; Ninomiya Atsumi et al., « Kigyo shakai no kokufu ni mukete » (Comment dépasser la société de l’entreprise), 1303 rôdô horitsu junpo, p.6-32, 1993 ; Bernard Thomann, Le salarié et l’entreprise dans le Japon contemporain – Formes, genèse et mutations d’une relation de dépendance (1868-1999), Paris, Les Indes savantes, 2008.
[22] Junko Kitanaka, De la mort volontaire au suicide au travail, Ithaque, 2015 ; Kumazawa Makoto, Karôshi – karôshi to karôjisatsu no rôdôshi (Mort par surmenage – Une histoire du travail de la mort et du suicide par surmenage), Tokyo, Iwanami shoten, 2010 ; Paul Jobin, « Japon : la mort par surtravail et le toyotisme », Les mondes du travail, 6, 2008, p. 103-116 ; Tadashi Fujimoto, « Nihongata kigyô no byôri to seinen no shi : Dentsû jisatsu karôshi jiken » (Pathologie de la grande entreprise à la japonaise et décès d’un jeune homme : le cas d’un suicide par surmenage chez Dentsu), Kikan rôdôsha no kenri (Les droits des travailleurs) 220, 1997.
[23] Upham Frank, Law and Social Change in Postwar Japan, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1987.
[24] Liora Israël, L’arme du droit, Paris, Presses de Science Po, 2020.
[25] “Widow Sues for Info on Suicide of Husband, Land Sale to Moritomo”, Asahi Shimbun, 7 juillet 2020.
[26] Adrienne Sala et Eri Kasagi, « Judiciarisation de la mort et du suicide par surmenage et cause lawyering à la japonaise ? », Droit et Société, n°109, 2021.
[27] “Widow Disgusted by Government’s Move to end False-Data Suit”, Asahi Shimbun 16 décembre 2021.
[28] Steven Vogel, “Abe Slight Left Turn : How a Labor Shortage Transformed Politics and Policy” in Takeo Hoshi et Philip Lipscy (eds.), The Political Economy of the Abe Government and Abenomics Reforms, Cambridge, Cambridge University Press, 2021.