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Recension Politique

Menace sur la démocratie

À propos de : Steven Levitsky, Daniel Ziblatt, How democracies die, Crown / La mort des démocraties, Calmann-Levy


par Damien Larrouqué , le 14 mai 2020


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Les démocraties sont fragiles. Dès que leurs principes fondamentaux sont attaqués, elles se meurent. Leur vitalité repose sur les partis politiques qui les font vivre. Mais, si ces derniers abdiquent leur rôle face aux populistes, ils en deviennent alors les fossoyeurs.

Tous deux professeurs de science politique à Harvard, Steven Levitsky et Daniel Ziblatt mettent à profit leurs compétences régionales respectives – l’un est spécialiste de l’Amérique latine, l’autre de l’Europe – pour évaluer la vulnérabilité de la démocratie étasunienne face aux sirènes du populisme, à la polarisation exacerbée et à la tentation autoritaire. En somme, leur ambition est de mesurer, à l’aune des crises institutionnelles qui ont frappé certains régimes pluralistes dans le passé – tels que la République de Weimar ou le Chili d’Allende – comme des processus d’involution démocratique à l’œuvre dans plusieurs pays de la planète (de la Hongrie au Venezuela), les risques d’érosion similaire qui pèsent sur le système politique nord-américain contemporain.

La thèse centrale qu’ils défendent est la suivante : ni une longue tradition historique, ni un cadre constitutionnel robuste, pas plus qu’une vie partisane active, ne suffisent à protéger nos régimes démocratiques contre une dérive autoritaire, si n’en sont pas préservées les normes implicites. Selon les auteurs, deux d’entre-elles sont fondamentales : la « tolérance mutuelle » (mutual toleration) et la « retenue institutionnelle » (forbearance), sur lesquelles nous allons revenir. Au demeurant, leur argument principal est que les partis politiques traditionnels doivent jouer leur rôle de « contention » ou de « garde-fou ». Il y va ainsi de leur responsabilité de ne jamais entrouvrir aux démagogues leurs plateformes électorales, au risque qu’ils en enfoncent les portes et fassent une razzia parmi les indécis, les frustrés et les plus désabusés.

Sympathisants convaincus du Parti démocrate, les auteurs visent les cadres du Parti républicain, dénoncent leur renoncement aux principes basiques de la modération politique, et vilipendent cette dernière posture comme relevant d’une « grande abdication ». Pour eux, la victoire de Donald Trump signe l’aboutissement d’une stratégie collective délétère. Ce n’est pas pour autant qu’ils dédouanent l’actuel locataire de la Maison-Blanche. Bien au contraire, cette investigation publiée tout juste un an après l’intronisation du milliardaire américain développe également une analyse très critique de sa première année de mandat.

On l’aura compris, plus qu’un ouvrage scientifique de politique comparée, ce livre est d’abord et avant tout un essai solidement argumenté. À la portée d’un public de non spécialistes, cet ouvrage traduit en français se veut in fine un livre citoyen [1]. Dans leur dernière partie, les deux universitaires assument un exercice prospectif dans le sens où ils s’interrogent sur ce qu’il adviendra de la suite du mandat trumpien et revendiquent même un propos normatif, dès lors qu’ils suggèrent des solutions pour « sauver la démocratie » (américaine).

Sauvegarder les normes implicites de la démocratie

La « tolérance mutuelle » suppose de refouler, en quelque sorte, ce qui fait l’essence de la politique d’après le juriste nazi Carl Schmitt – la distinction entre l’ami et l’ennemi – afin de toujours considérer ses adversaires politiques comme des rivaux légitimes. En guise d’illustration et pour emprunter cette fois à la célèbre formule de Clausewitz, il y a risque de dommage collatéral pour l’ensemble du système démocratique lorsque la politique prend l’allure d’une « guerre exercée par d’autres moyens ». C’est-à-dire lorsque les positions partisanes deviennent des lignes de retranchement idéologiques, les critiques politiques se font attaques personnelles, les médias se convertissent en boucs émissaires accusés par les uns de désinformation (intox, fakenews) et par les autres de manipulation (mensonges d’État), ou que les meetings de campagne servent à fanatiser les foules plutôt qu’ils ne cherchent à les convaincre ; bref lorsque la polarisation est telle qu’elle ruine toute possibilité de consensus.

La seconde norme, « la retenue institutionnelle », implique de ne pas pervertir le jeu politique par un usage abusif de prérogatives détournées de leurs fonctions [2]. Par exemple, le droit à la parole dans l’hémicycle contrevient à l’esprit démocratique s’il sert à l’obstruction parlementaire systématique (filibustering). Dans la même logique, le pouvoir de décret ne doit pas être exercé comme une arme paralégislative, sans quoi le débat démocratique s’en trouve autant compromis que la séparation des pouvoirs. Cette nécessaire modération condamne des pratiques plus pernicieuses encore, comme celle de profiter d’une majorité législative pour redessiner une carte électorale à son avantage (gerrymandering), ou pire, pour modifier les lois électorales afin d’introduire des obstacles à la participation populaire (minorités, jeunes, nouveaux résidents, etc.).

Pour les auteurs, plus encore que de respecter à la lettre la Constitution, il faut s’attacher à en défendre l’esprit. C’est-à-dire ne jamais perdre de vue les idéaux démocratiques fondamentaux qui sont à la base de l’architecture constitutionnelle aux États-Unis (We the People) comme en France (Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789). Certes, si cet esprit originel évolue nécessairement avec la pratique des institutions, celles-là ne doivent pas pour autant en corrompre les principes, et bien au contraire, s’efforcer de les revivifier. Or, dans le cas des États-Unis, l’ironie de l’Histoire est que le fonctionnement bipartisan relativement consensuel qui est entré dans les mœurs au lendemain de la guerre de Sécession s’est fait, en réalité, au prix de l’infâme Compromis de 1877 qui a jeté les bases d’un système discriminatoire, violemment inégalitaire et profondément anti-démocratique [3].

En somme, une démocratie n’est vivante qu’autant qu’elle garantit les droits et les libertés fondamentales de tous d’une part, et qu’elle repose sur des pratiques politiques et institutionnelles qui consacrent ses principes d’autre part. À partir du moment où un régime adopte des conceptions jusqu’au-boutistes qui font de la compétition politique une lutte darwinienne pour la survie des uns (maintien au pouvoir) et l’anéantissement des autres (opposition = ennemi), la démocratie se meurt. Les premiers responsables de son avilissement sont souvent les démagogues, auxquels rien ne doit être cédé.

Ne pas abdiquer face aux populistes

En ouverture de leur deuxième chapitre, les politistes évoquent l’ouvrage de Philip Roth, Le Complot contre l’Amérique (2004). Il s’agit d’un récit uchronique qui imagine ce qu’il se serait passé si le pionnier de l’aviation transatlantique, Charles Lindbergh, admiratif du nazisme, avait été non seulement candidat mais élu président des États-Unis en 1941. Selon eux, cette éventualité contrefactuelle était maigre, du fait des logiques discrétionnaires de sélection des candidats à l’élection présidentielle qui prévalaient alors. Pendant une grande partie du XXe siècle, les cadres dirigeants des deux partis politiques nord-américains exerçaient, en effet, un filtre sur les candidatures populaires, mais potentiellement clivantes et les écartaient de la course à l’investiture. Tout en reconnaissant les dilemmes éthiques que pose ce type de fonctionnement arbitraire et peu démocratique, les auteurs n’en assument pas moins des accents tocquevilliens, où perce la crainte d’une dictature de la majorité. Aussi et sans pour autant l’affirmer en ces termes, ils véhiculent une vision relativement élitiste ou, plus exactement, intellectuelle de la démocratie : bien que jamais ils n’écrivent que celle-ci ne devrait être réservée qu’aux citoyens éclairés, leurs propos soulèvent la principale aporie de nos théories démocratiques contemporaines. En clair, la question que pose cet ouvrage est la suivante : est-il préférable de faire élire démocratiquement un acteur politique susceptible de miner la démocratie ou de court-circuiter arbitrairement sa candidature pour protéger le système démocratique ? Les auteurs penchent plutôt vers la seconde option.

Cette prévention serait d’autant plus importante à leurs yeux qu’ils rappellent que les glissements autoritaires sont souvent pernicieux. Sur la base de prétextes fallacieux ou à la faveur d’une crise, un dirigeant mû par des velléités autocratiques est susceptible d’introduire des subterfuges – tels que des dispositifs restrictifs sur les libertés publiques – qui fragilisent la démocratie, tout en prétendant la consolider. Dernièrement, le renforcement des prérogatives déjà exorbitantes du premier ministre hongrois dans le cas de la lutte contre le covid-19 constitue une illustration significative de ces dérives autoritaires.

Conscients que le filtrage préalable des candidatures démagogiques n’est plus aujourd’hui possible à l’heure de l’explosion des dépenses partisanes et du développement des médias alternatifs, les auteurs en appellent néanmoins à la responsabilité des partis politiques institutionnalisés. Il est ainsi de leur devoir de maintenir les outsiders émergeant à l’une ou l’autre des extrémités du spectre partisan (et en particulier ceux de la droite radicale) en marge du jeu politique et, au besoin, de s’allier sur le mode d’une convergence des centres pour faire barrage à leur possible ascension électorale. La pire des erreurs consiste à durcir leurs propres discours, pratiques et programmes, avec comme danger d’en normaliser les conceptions et de déplacer, in fine, le centre de gravité politique vers les extrêmes. La critique cible le parti républicain qui depuis les années 1980 est devenu de plus en plus conservateur voire réactionnaire dans ses prises de positions (sur le climat, l’économie, la santé, la religion, ou encore les droits civiques et sociaux). Se faisant, ils ont en quelque sorte libéré les passions populistes et pavé la voie de la Maison Blanche à un énergumène plus décomplexé qu’eux encore.

Haro sur le « casseur de normes »

Steven Levitsky et Daniel Ziblatt n’épargnent pas l’actuel président américain. Sur la base des travaux du célèbre politiste Juan Linz, ils établissent quatre indicateurs qui permettent de cibler les comportements politiques autoritaires. Il s’agit 1) de la réticence à accepter les règles du jeu démocratique, 2) de la propension à délégitimer les adverses politiques, 3) du recours à la violence ou, tout du moins, de son acceptation, et enfin 4) de la prédisposition à restreindre les libertés civiles, politiques et notamment à museler la presse. Selon eux, Trump répond à tous les critères. Entre autres, il a osé mettre en doute la crédibilité du système électoral – en insinuant qu’il était biaisé –, a tâché de nuire à l’indépendance de la justice (notamment dans le cadre de l’enquête sur l’ingérence russe présumée), a légitimé des pratiques des forces de l’ordre sujettes à caution – par exemple lorsqu’il a enjoint les policiers à ne prendre aucune précaution lors des arrestations, et ne cesse de jeter l’opprobre sur les médias d’opposition. De surcroît, il a dressé le mensonge effronté en acte de communication, a rompu les digues en matière de conflits d’intérêts et continue d’utiliser l’intimidation comme levier politique (et diplomatique). Bref, en tout juste un an de mandat, il apparaît déjà aux yeux des chercheurs comme un « casseur de normes en série » (a serial norm breaker, p. 195).

Leur conclusion est sans appel. La démocratie (américaine) est en danger. Il appartient plus que jamais aux citoyens de rester vigilants et de jouer, dans le sens où l’entend Pierre Rosanvallon, leur rôle « contre-démocratique ». Dénonçant enfin les effets néfastes du néolibéralisme en matière d’intégration sociale et donc de cohésion politique, les deux universitaires militent pour un changement de paradigme économique et se prononcent, très concrètement, en faveur du modèle social-démocrate scandinave.

Steven Levitsky, Daniel Ziblatt, How democracies die, New York, Crown, 2018, 320 p. Traduction française par Pascale-Marie Deschamps, La mort des démocraties, Calmann-Levy, 2019.

par Damien Larrouqué, le 14 mai 2020

Pour citer cet article :

Damien Larrouqué, « Menace sur la démocratie », La Vie des idées , 14 mai 2020. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Levitsky-Ziblatt-democracies-Crown-mort-democraties

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Notes

[1Steven Levitsky et Daniel Ziblatt, La mort des démocraties, (traduction de Pascale-Marie Deschamps), Paris, Calmann-Levy, 2019. Soit dit en passant, le titre français me semble d’ailleurs plus approprié par rapport au contenu de l’ouvrage que ce que laisse supposer le titre original en anglais. Il est ici permis de penser que sa détermination a moins incombé aux auteurs qu’à l’éditeur. Et de fait, «  Comment meurent les démocraties  » sonne plus attrayant et sans doute moins pessimiste que «  The death of democracies  ». Il n’empêche le propos général relève plus du constat que de la projection.

[2En anglais, le terme de «   forbearance  » a été emprunté par les deux politistes (cf. Endnotes, p.259) à l’excellent ouvrage tiré de la thèse d’Alisha Holland et intitulé Forbearance as Redistribution : The Politics of Informal Welfare in Latin America (Cambridge University Press, 2017). Or, pour celles et ceux que cela intéresse, il s’avère que j’en ai réalisé la recension pour la Revue française de science politique (vol.68, n°4, 2018, p.736-737).

[3En contrepartie de l’élection d’un président républicain, les démocrates du Sud ont obtenu le retrait des troupes fédérales, lesquelles assuraient notamment la protection des communautés noires récemment émancipées. Sera par la suite adopté un ensemble de dispositifs réglementaires dits «  lois Jim Crow  » qui excluront les noirs du suffrage jusqu’aux victoires législatives du mouvement des droits civiques dans les années 1960.

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