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Essai International

Lettre du Texas, 2
San Antonio, juin 2025


par Sandrine Sanos , le 23 juin


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Hands Off ! / Bas les pattes ! Depuis les villes de San Antonio et Corpus Christi au Texas, Sandrine Sanos dépeint les multiples formes de résistance d’une petite communauté contre la politique répressive de Trump.

Cette 2e Lettre du Texas fait suite à une première lettre de Sandrine Sanos envoyée juste avant les élections de novembre 2024.

« Hands Off ! »

« Mais où est la résistance ? Pourquoi les Américains ne sont-ils pas dans la rue ? » C’est la question qui m’est posée depuis quelques mois. Serait-elle enfin là ? Les manifestations sous l’égide « Hands Off » qui ont eu lieu le 5 avril à travers tout le pays, des grandes villes comme Los Angeles, Chicago, ou New York à de plus petites même au Texas, semblent le démontrer. Quelque sept cent personnes, paraît-il, à Corpus Christi où l’on n’a certainement pas l’habitude de ce genre de chiffres et presqu’un millier à San Antonio où les organisateur.ices se sont trouvé.es peu préparé.es à cet afflux dépassant toute attente. [1] Ces manifestations printanières n’ont pas la même ampleur que celles sous l’égide de « Black Lives Matter » de l’été 2020 après le meurtre de George Floyd. Le « People’s March » du 18 janvier 2025 n’a pas non plus fait descendre dans la rue comme beaucoup l’espéraient. [2] Ce samedi matin d’avril, on ne trouve pas non plus la scénographie habituelle des grands rassemblements, comme cela a été le cas du « Women’s March » du 21 juin 2017.

À San Antonio, les pancartes fabriquées à la hâte sont plus inventives et plus frappantes que les slogans circulés par les organisateur.ices.
« Hey hey, ho ho, Trump and Musk have got to go ! »

« No hate, no fear, immigrants are welcome here ! »
« Immigrants make-America Great ! »
« No Trump ! No KKK ! No fascist USA ! »

Le mot d’ordre, « Hands Off », lui, fait référence à la petite taille des mains du président, sujet de blagues et de moqueries depuis son premier mandat et dont même l’ancien président Barack Obama s’est raillé. Autant de parodies et satires qui usent d’un registre de genre comme antidote au virilisme suprémaciste du régime actuel. Ordre de genre, sexualité et corporalité sont en effet au cœur de bien des enjeux et de la politique actuelle et de la violence qui en découle, et le point de départ de beaucoup de slogans. [3] « Hands Off » : « Touche pas à nos corps, nos écoles, nos cours de justice, nos élections, l’air propre, DEI, [4] « free speech », l’OTAN, la sécurité sociale, les immigrants, Medicare/Medicaid, nos portefeuilles, nos bibliothèques, nos parcs nationaux, nos musées, de l’énergie propre, l’aide aux anciens combattants, la recherche, NPR et PBS ». D’autres y rajoutent : « Touche pas à notre vie privée, » catégorie légale et non seulement morale, ou bien « Touche pas à mon utérus » [5].

Musk/Hitler et sa marionnette Trump/Pinocchio

Il y en beaucoup d’autres dont des slogans plus attendus contre la corruption des milliardaires ou pour le respect de la constitution. On se moque d’Elon Musk et de MAGA, devenu « Morons Are governing America » (« les idiots dirigent l’Amérique »).
Et bien sûr, l’évocation quasi-systématique et incantatoire du nazisme, puisqu’il permet de mettre en avant la logique binaire du bien contre le mal et d’évoquer un passé patriotique : celui de la Seconde Guerre mondiale, surnommée « The Good War » (contrairement à la Guerre du Vietnam, de Corée, mais aussi l’impérialisme américain) où les États-Unis ont sauvé le monde du danger hitlérien. Rappel qui résonne particulièrement dans cette ville, seule agglomération américaine où sont concentrées autant de bases militaires. [6]

Voir qui est venu exprimer son opposition ce matin-là nous dit quelque chose d’une évolution politique. Autour de la Cathédrale San Fernando au cœur du centre-ville, on est frappé par la majorité de femmes et d’hommes blanc.he.s et plus âgé.e.s, ce qui peut surprendre à San Antonio, ville principalement mexicaine (65% « hispanique ») mais démontre l’opposition grandissante aux actions de Trump II et à la répression qui se déchaîne, notamment sous couvert d’un soi-disant combat contre l’antisémitisme. [7] Les slogans et autres pancartes montrent bien la diversité et la portée de ces attaques. On s’attendait au pire, et il est arrivé plus rapidement et férocement que prévu, à force d’Executive Orders mis en scène à coups de signatures fièrement apposées dans un large parapheur en cuir noir que l’on parade devant les caméras, mais aussi des nouvelles quotidiennes du démantèlement de l’Etat fédéral mis à exécution par DOGE Department of Government Efficiency »] et les figures MAGA complotistes au discours eugéniste, misogyne, et ouvertement raciste à la tête de ministères, des licenciements abusifs au cœur de ce même Etat fédéral, et des attaques quotidiennes contre tout un éventail de droits gagnés de haute lutte depuis l’après Seconde Guerre mondiale. [8] Bien sûr, pour celles et ceux qui doivent faire face à des logiques répressives et dont les vies sont menacées depuis un certain nombre d’années, manifester est trop risqué.

« Qu’il ne mette pas ses petites mains sur notre démocratie »

Il ne faut néanmoins pas se méprendre. Si la population n’est pas descendue dans la rue au contraire de 2016 et ses « Pussy hats » ou de « Black Lives Matter », cela ne signifie ni la résignation ni l’acceptation comme on pourrait le croire. S’arrêter aux modes de contestation traditionnels comme seules manifestations d’opposition au régime trumpiste 2.0 ne suffit pas. Comprendre ce qui fait résistance et comment nécessite que l’on change de focale. La révolte n’a pas lieu uniquement à New York, Los Angeles ou Chicago, où l’on continue de descendre dans la rue. Elle est multiforme, discrète et, surtout, dépend des contextes politiques de chaque Etat. Au Texas, on se bat depuis des années contre un trumpisme sans Trump. Depuis son élection, la question « comment tenir » est dans tous les esprits, question encore plus urgente pour les catégories vulnérables, minoritaires, précarisées, racisées. Alors la résistance se fait silencieusement, dans les coulisses, et prend mille formes. Elle ne se fait pas dans les manifestations de masse, en tout cas pas encore.

« You can never come back »

En effet, ici, le quotidien a peu changé. On continue de vaquer à ses occupations avec juste un peu plus de fatigue et le sentiment que l’air est un peu plus lourd et pesant. On fait même un peu plus la fête. Il est difficile de saisir ce qui ressort de l’affect ordinaire, de l’anecdote, du récit de vie que l’on ne fait qu’entr’apercevoir, d’autant plus que, dans une ville « bleue » ayant voté démocrate, comme les métropoles de Houston, Dallas, et Austin, on peut plus facilement se préserver du spectacle d’un trumpisme triomphant, enragé et véhément. J’ai coupé tout lien, même ténu, avec quiconque continue de revendiquer fièrement sa MAGAtitude et son attachement au président. Comme auparavant, mes ami.es se préoccupent de l’état du monde et de l’Amérique dans le monde ou, avec d’autres, se mobilisent contre le génocide en Palestine et le droit des Palestinien.nes d’exister. Il serait erroné de penser que ces gens-là ne se préoccupent pas du reste du monde. On voit s’exprimer la rage envers cette nouvelle forme d’impérialisme américain sans oublier d’aller voter aux élections municipales qui ont lieu en ce moment.

Malgré tout, ce que le gouvernement déroule sur fonds d’annonces quotidiennes et d’un ordre global en déroute vient petit à petit interrompre ce quotidien. Pour la première fois, j’ai vu une file d’attente à la poste pour l’obtention d’un passeport, formée de couples d’origine mexicaine. Vice-directrice d’un lycée d’un des quartiers populaires principalement mexicain et mexicain américain, Ana me raconte que, depuis la rentrée scolaire, six à sept élèves annoncent leur retrait de l’établissement chaque semaine. [9] La case cochée par les parents pour expliquer ce choix : « retour au pays d’origine ». Ma voisine, elle, m’explique que l’association pour laquelle elle travaille vient de mettre fin aux programmes éducatifs de « leadership pour personnes de couleur » destinés aux écoles de la ville. L’organisation anticipe la suppression des budgets scolaires pour ce genre d’initiatives. Ma coiffeuse m’apprend que deux de ses clientes, toutes deux laborantines auprès du service médico-social du conté, viennent de se faire licencier. Aucun domaine n’est épargné, encore moins quand il s’agit de lieux où sévit cette soi-disant « idéologie woke » comme l’université. [10] Contrairement au président, le gouverneur de l’Etat Greg Abbott sait qu’il ne rencontrera pas d’opposition populaire ouverte.

Et surtout, comme je l’écrivais avant l’élection, les Texans connaissent bien les ressorts du régime trumpiste et savent depuis longtemps ce que « résister au désastre » veut dire. [11] On a l’habitude de la faiblesse du système de protection sociale, des inégalités grandissantes, d’un Etat réactionnaire, de la répression cruelle et de la légitimation d’une idéologie viriliste, raciste et autoritaire. Au pays du pétrole et des exilés de la tech californienne, l’alliance des « techbros » californiens et des « theobros » scelle la suprématie idéologique d’un capitalisme racial et de son articulation à l’ultra-religieux patriarcal décrit pas Naomi Klein. [12] ICE Immigration and Customs Enforcement »], les rafles, les violations de droits civiques, on connaît. Le gouverneur vient d’annoncer la création d’un système identique à DOGE ; personne n’y fait attention. [13]

Statue de la liberté : « Tiens, prends mes boucles d’oreille »

Pour un grand nombre de Texan.es, il s’agit plutôt de l’accélération d’un programme idéologique qui a déjà fait ses ravages, comme on le sait depuis la criminalisation de l’IVG, de celles et ceux qui en assurent l’accès du Planning Familial (Planned Parenthood) aux associations bénévoles (comme Buckle Bunnies, en suspens depuis le 15 janvier, qui aidait les femmes à obtenir des pilules abortives ou à quitter l’Etat pour pouvoir avorter). [14]
Alors que toute autonomie corporelle est remise en cause, l’axiome « Protégez l’enfant » est devenu le leitmotiv justifiant l’abolition des droits et de la volonté de redéfinir les normes de genre, symptomatique de cette « lame de fond de mesures conservatrices – voire réactionnaires – qui traverse l’ensemble de la planète ». [15]

Si la volonté de s’attaquer aux personnes trans peut sembler anecdotique pour certain.es, je m’y attache car elle représente une dimension essentielle de ce que beaucoup nomment un fascisme américain, héritage d’un exceptionnalisme nativiste et messianique. Sous couvert de « désordre » et de « transgression » de « l’ordre des choses » et du sens commun qu’incarnent les personnes trans, c’est le genre qui anime cette idéologie puisqu’il permet d’asseoir les fantasmes d’un patriarcat blanc, autoritaire, et chrétien évangélique, et de faire revivre un passé esclavagiste et ségrégationniste façonné au prisme d’une hiérarchisation raciale. [16] En effet, le Texas détient probablement le titre d’Etat pionner dans la répression des individu.es trans. Comme l’a noté l’historienne Jules Gill-Peterson, il revendique la protection des enfants comme argument, incarnant « une forme hautement contemporaine de retour de bâton anti-trans qui repose sur la convergence de la visibilité et vulnérabilité trans », phénomène emblématique d’un « mode de gouvernance de normes de genre et de race ». [17] Un couple d’amis le vit depuis plusieurs années.

Vic est une cheffe d’entreprise argentine et vit à San Antonio depuis plus de quinze ans. Tout le monde la connaît. Max, son époux, est d’origine mexicaine et natif de San Antonio ; diplômé d’une grande université d’élite sur la côte est, il partage son temps entre son artisanat et ses activités de bénévolat dans le monde de la culture. Ils élèvent leur fille Harper, 12 ans, dont ils partagent la garde avec Vanessa, sa mère et l’ex de Max. Ils accompagnent et soutiennent Harper dans sa transition, suivie par un médecin spécialisé basé à Austin. Max fait en outre partie d’un réseau de parents d’enfants trans, organisé pour faciliter l’accès des familles à un monde médical réticent et déjouer la répression politique des Etats « rouges », et lieu d’échanges et de solidarité. [18] Leur vie s’est beaucoup compliquée ces dernières années. Quand le Texas a criminalisé les traitements médicaux de transition, la clinique qui accueillait Harper a fermé ; ils ont alors dû se rendre régulièrement en Californie. Or, le nombre de projets de loi anti-LGBTQ et particulièrement anti-trans déposés lors des sessions parlementaires de l’Etat est passé d’une vingtaine en 2017 à plus d’une centaine en 2023.

Harper n’est pas la seule en danger. Ses parents le sont aussi selon la nouvelle législation texane. Les trois parents ont donc pris la décision de transformer leur vie. Vic a pu légalement adopter Harper et, le 15 janvier, toutes deux sont parties pour l’Argentine. Max les rejoindra plus tard. Venue prendre un café à la maison lors d’un retour rapide à San Antonio pour régler quelques affaires, elle me montre un message que Max vient de lui faire suivre par l’entremise de leur réseau d’entraide. La Maison Blanche a publié sur son site web qu’à partir du 14 avril, le ministère de la santé [« Department of Health and Human services »] accorderait sa protection à tout lanceur.se d’alerte dénonçant, anonymement ou pas, les médecins, services médicaux « ou autres », coupables de « mutilation chimique et chirurgicale d’enfants ». S’attaquer au corps médical n’est pas nouveau au Texas mais ce « ou autres » fait froid dans le dos. [19] Vic se tourne vers moi : « n’importe qui dans notre entourage peut nous dénoncer ». Elle a dû annoncer à Harper que revenir n’est plus possible : « Je ne sais pas si elle a réalisé ce que ne pas revenir implique… » me dit-elle.

« Pas touche à mon utérus ! »

Cette logique de protection de l’enfance invoquée par les dirigeants trumpistes et par l’Etat est d’ailleurs la même que celle avancée par les mouvements religieux et réactionnaires qui se mobilisent depuis plusieurs années pour que l’on déclare légitime la protection de la « personne fetale » [« fetal personhood »] , but ultime qui permettra de mettre fin aux droits reproducteurs, de la contraception aux traitements de FIV. [20] La culture populaire —avec cette obsession des « trad wives », de la domesticité bourgeoise d’un autre temps, du « wellness » (« bien-être ») et de fantasmes d’un corps pur et naturel proclamés par les « MAHA mamas » (« Make American Healthy Again »)—légitime cette vision eugéniste d’une Amérique blanche. [21]

La dénonciation n’est pas non plus un nouvel attribut de l’appareil répressif de l’Etat. Depuis le premier régime Trump, le gouverneur, les dirigeants et parlementaires du Texas n’ont de cesse de durcir et d’étendre l’appareil répressif, dans une mise en scène souvent spectaculaire de la violence d’Etat. Actuellement en session, le congrès doit discuter d’une batterie de lois dont le but avoué est de rétablir un soi-disant ordre « naturel » de genre : en écho au Executive Order 14168 promulgué le 30 janvier 2025, le gouverneur a annoncé publiquement le même jour qu’il n’existait que deux sexes, masculin et féminin. [22] Surtout, le Texas mène une bataille bureaucratique : alors qu’il se réclame d’un libertarianisme Randien revendiquant un capitalisme racial et extractiviste et un héroïsme masculiniste fondé sur le mépris des « faibles » et des « pauvres », toute une paperasserie est en passe d’être créée pour asseoir cet ordre réactionnaire. [23] Contrairement aux pratiques qui permettaient auparavant de changer ses papiers d’identité relativement aisément, la naturalisation autoritaire de normes de genre doit désormais être inscrite dans l’état civil. Ces propositions de loi ne cherchent pas seulement à interdire tout changement d’état civil pour les personnes trans adultes, qu’il s’agisse de certificats de naissance ou permis de conduire, celui-ci étant la forme de carte d’identité la plus répandue, mais veulent imposer d’indiquer le sexe « biologique » sur le certificat de naissance et l’interdiction d’en changer pour des mineurs. [24] Ces initiatives s’inscrivent dans le contexte plus large de remise en cause du droit de vote—soumis à l’exigence de preuve de citoyenneté—et du droit du sol [« Birthright citizenship »]—régi la constitution. [25] La logique est évidente : cet ordre réactionnaire suprémaciste ne peut s’établir qu’à travers toute une législation qui, seule, décide du droit d’exister et de se revendiquer citoyen.ne à part entière, droit que l’on sait déjà remis en cause au Texas. [26]

« Come and Take It ! »

Face à tout ça, il n’y donc pas une résistance mais dix mille manières de résister. Après les quatre ans de la première présidence Trump et une pandémie, beaucoup disent ne pas pouvoir vivre quotidiennement dans la rage et l’horreur, sans parler de l’angoisse sourde face à la mise en œuvre implacable d’un régime autoritaire. il n’y donc pas une résistance mais dix mille manières de résister.Ne pas faire attention au bruit ambiant permet de ne pas se laisser engloutir par cette rage ou cette angoisse et succomber à cette fameuse stratégie du « chaos » élaborée par l’idéologue Steve Bannon durant la première présidence Trump. Contrairement à l’après-2016, beaucoup évitent les nouvelles ou ne regardent que les grands titres. Lorsqu’on commence à discuter de tout ça, certain.es reprennent une version du slogan libertarien « Don’t tread on me » [« ne me marche pas dessus »] dont on voit partout le drapeau jaune aux Texas. Comme une amie états-unienne, qui vit ici depuis bientôt dix ans, pour qui « les Américains ont un amour immodéré de la liberté. C’est dans leur ADN. Contrairement à l’Europe, ils sont d’abord des individualistes. C’est pour ça qu’ils ne tolèreront pas cette situation longtemps ». Son optimisme n’est que l’autre face de l’attachement trumpiste à « l’Amérique » qui repose sur la conviction qu’ être Américain, c’est faire preuve d’un esprit résolument individualiste, viscéralement attaché à la liberté quoi qu’il en coûte, et donc rétif à toute forme d’autoritarisme. [27] Le mari de Gloria qui a voté deux fois pour Trump en 2016 et 2020 (mais pas en 2024 pour éviter le divorce et l’opprobre de ses enfants) est convaincu que le Congrès va très vite mettre en branle une procédure d’« impeachment » à l’encontre du président actuel. Lui et d’autres repentis sont affolés, incompréhensifs et ne cessent de répéter que Trump n’incarne pas les valeurs de la nation.

Et puis il y a un petit nombre qui se dit prêt à quitter les États-Unis. On l’entend moins ces jours-ci : tout quitter est compliqué, impossible pour beaucoup. D’origine mexicaine, très engagée politiquement mais pas militante, mon amie Rebecca me dit qu’elle n’en peut plus de vivre ici — « I hate it here. F*** this place ! » - mais elle ne peut quitter San Antonio en raison de la garde partagée de son fils. Pendant ce temps, Karina, mon ancienne étudiante, militante trans latina, vice-présidente de l’association « Corpus Christi LGBT » et Miss Trans Texas 2025, continue de mener le combat dans sa petite ville de province.

manifestation « Hands Off » , 5 avril 2025

Je vois un certain nombre autour de moi focaliser leur énergie sur des formes d’action politique ou associative locale, alors que le démantèlement de l’Etat fédéral semble impossible à contrer. Melissa a décidé de recentrer son bénévolat sur les droits reproductifs dans sa ville natale de San Antonio, dont le conseil municipal vient de voter le déblocage de 100 000 dollars pour le « Reproductive Justice Fund ». [28] Les organisations de « Mutual Aid » (« entraide ») qui avaient fleuri durant la pandémie, ressurgissent de plus belle. Tout un tissu associatif déjà en place en raison de l’indigence de l’Etat, s’organise et ce, malgré la perte immédiate de financement ou d’éventuelles répercutions judiciaires. Plutôt que des manifestations, c’est la solidarité de proximité qui continue de mobiliser les énergies. On entend régulièrement qu’il faut se rapprocher les uns des autres —la fête sert aussi à ça— et faire acte de solidarité à travers le vivre en commun parce qu’on sait que les choses vont empirer.

J’ai aussi entendu certain.es dire qu’elles et ils « se préparent » discrètement. Loin de signifier un retrait du politique, cette posture relève d’un discours né d’une conscience aigüe du durcissement de contexte politique autoritaire dans lequel nous vivons tous.tes. Mais cela se fait discrètement, de manière presque invisible. D’autant que se faire arrêter n’est pas impossible ces jours-ci. On vient d’annoncer l’extension du programme 287G, mis en place en 2016 (et contre lequel nous nous étions mobilisé.es à Corpus Christi), permettant à ICE de « déléguer des pouvoirs d’action en tant qu’agence d’immigration aux autorités policières locales et de l’Etat ». Les contrôles ne se feront plus seulement aux « border checks ». Suzanne nous raconte que de l’équipement militaire, dont des hélicoptères et des jeeps, a été débarqué dans le port de Corpus Christi, le septième arrivage du mois d’avril. Elle et Gloria sont convaincues que cela prépare la militarisation de la frontière dont le président s’est toujours vanté. Le lendemain, Gloria nous fait suivre par SMS un extrait d’annonce de la Maison blanche

Annonce de la Maison Blanche, 30 avril 2025
Autorisation officielle donnée à la militarisation de la frontière

autorisant « l’accroissement, le cas échéant, de la mise à disposition des ressources militaires et de sécurité nationale excédentaires dans les juridictions locales afin d’aider les forces de l’ordre étatiques et locales ». Une semaine plus tard, un article du New York Times décrit la militarisation de la frontière en cours. L’état de droit et les droits civiques, désormais inexistants pour qui est sans-papier [« undocumented »], sont gravement mis à mal.

Mais cela ne veut pas forcément dire que l’on va descendre dans la rue. Beaucoup sont convaincu.es que des manifestations serviraient de prétexte au régime fédéral pour déclarer la loi martiale et envoyer l’armée réprimer toute forme de contestation populaire. Je connais plusieurs personnes persuadées qu’une guerre civile est imminente et qui se disent prêtes à une possible insurrection. Loin d’être des survivalistes ou aux extrêmes politiques, ce sont des démocrates de longue date, peu ancré.es dans le militantisme. Gloria et Suzanne m’ont raconté avoir prévenu leurs maris que s’il le fallait, elles seraient « prêtes à faire ce qu’il faut » et à prendre les armes. Détentrices d’armes à feu et de fusils, comme la plupart au Texas quelle que soit son appartenance politique, elles se sont assurées d’avoir ce qu’il faut comme stock de munitions. De loin, ces remarques semblent dignes d’un film d’invasion de zombies ou de paranoïa aigüe. Quand on vit ici, cela ne surprend nullement. Militaire à la retraite désormais consultant civil pour l’armée et républicain modéré que l’on ne soupçonnerait jamais de complotisme, Joe m’explique autour d’une bière qu’il garde désormais chez lui une grosse somme d’espèces « au cas où », qu’il a viré ses économies dans une banque locale [« Credit Union »] pour échapper à toute emprise fédérale et a fait le plein de munitions et de conserves.

« Moi, enfant, j’espère qu’un jour j’aurai plus de droits qu’un fusil »

Et surtout, il se dit prêt à quitter le Texas avec son épouse si « ça devient chaud » parce que San Antonio étant « une ville militaire », « c’est ici que tout risque d’exploser » –de quel camp viendra l’insurrection, il ne le précise pas. « Come and Take it » est un mantra ici, une version du « Don’t Tread on Me » et, ces jours-ci, le slogan pour qui promet de prendre les armes contre la tyrannie d’un gouvernement autoritaire. C’est donc l’attente qui règne, non pas l’attentisme : quoiqu’il arrive, on s’attend à quelque chose qui va tout faire exploser. Entre la fin de l’écriture de cet article et sa parution, qui sait quel autre Executive Order ou décision du gouverneur Abbott sera venu encore peser sur un quotidien déjà usant et lourd ? Certain.es se tournent vers la Hongrie de Victor Orban plutôt que le spectre de l’Allemagne Nazie pour mieux appréhender les agissements d’une « présidence mafieuse » et ce qui va venir. [29] Comme Gloria, Suzanne, et tant d’autres le répètent, comme un mantra : « il faut se préparer au pire ».

par Sandrine Sanos, le 23 juin

Aller plus loin

Depuis l’écriture de cet article, San Antonio a élu la démocrate Gina Ortiz Jones, qui a servi dans l’armée de l’air et occupé le poste de Sous-secrétaire à l’armée de l’air durant la présidence Biden. Elle sera la première femme maire d’origine philippine (« Asian American ») et ouvertement lesbienne.

Au même moment, et contrairement à la Californie, le gouverneur Greg Abbott a ordonné à la Garde Nationale de se mobiliser à San Antonio en amont des manifestations « No Kings » prévues le 14 juin, qui ont eu lieu sans accroc et à laquelle ont participé plus de dix mille personnes selon les organisateur.ices.

Pour citer cet article :

Sandrine Sanos, « Lettre du Texas, 2. San Antonio, juin 2025 », La Vie des idées , 23 juin 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Lettre-du-Texas-2

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Notes

[2Une deuxième série de manifestations a eu lieu le weekend du 19 avril à travers le pays sans grand retentissement médiatique.

[3Sur la violence de la normativité de genre, voir Mat Fournier, Dysphoric Modernism : Undoing Gender in French Literature (Columbia University Press, 2025).

[4L’acronyme «  Diversity, Equity, and Inclusion  » [diversité, équité et inclusion] désigne une série de politiques et initiatives anti-discriminatoires, élaborées en référence à un programme fédéral mot d’ordre d’une série de politiques destinées à contrer les inégalités structurantes du monde social. Incarnation et symbole d’une vision émancipatrice de la société d’après-guerre, il est devenu l’obsession d’une idéologie conservatrice et du parti républicain qui en ont fait à la fois l’origine et l’exemple des méfaits civilisationnels du “wokisme”.
Sur les logiques managériales des politiques DEI, voir notamment Laure Béréni, Le management de la vertu : la diversité en entreprise à New York et à Paris (Presses universitaires de Sciences Po, 2023)  ;
sur la difference minoritaire, voir Roderick Ferguson, The Reorder of Things : The University and its pedagogies of minority difference (University of Minnesota Press, 2012) et Bruno Perreau, Sphères d’injustice : pour un universalisme minoritaire (La découverte, 2023).

[5La légalisation de l’avortement tout comme la dépénalisation de l’homosexualité ont été entérinées grâce à la logique du respect de la vie privée. Voir :
What Privacy in the United States Could Look Like without Roe v. Wade
Lawrence v. Texas (2003)

[6Le Texas est le deuxième Etat “militaire” après la Californie qui compte 123 bases et infrastructures militaires.

[7Sur ce sujet, voir le “Projet Esther,” élaboré par le think-tank conservateur, the Heritage Foundation : Projet Esther

[8Ces Executive Orders n’ont aucune valeur législative, le Congrès demeurant seul autorisé à légiférer et statuer sur beaucoup des sujets que Donald Trump annonce régler à coup de signature, l’effet d’annonce étant conçu pour créer un climat de peur et de panique, comme le démontre le plus récent ordre qui décrète la fin du système d’«  accréditation  » de l’enseignement supérieur :
Accreditors Sound Off on Executive Order

[9En raison du contexte actuel, tous les prénoms et certains détails biographiqes permettant d’identifier les personnes ont été modifiés.

[10Les universités ne sont pas en reste : le système éducatif est depuis longtemps le champ de batailles politiques au Texas où, avant même le gouvernement actuel, la loi SB17 avait décrété l’abolition de tout ce qui relève de «  Diversity Inclusion Equity  » et vient juste d’étendre la censure et l’élimination de ce qui ressort de «  gender  » et «  ethnic studies  » tandis que le Congrès de l’Etat vient d’autoriser SB 37, autorisant la mise au pas effective de l’université à travers le pouvoir de décisionnaires extérieurs à scruter les contenus de cours et même les embauches éventuelles. Voir :
Anti-DEI Guidance Letter Put On Hold, for Now
The Lege’s ‘Big Government Intrusion’ into University Academics
Bill to give political appointees more oversight over Texas universities wins final passage

[11Isabelle Stengers, Résister au désastre (Wild Project, 2019).

[12J’emprunte l’expression «  theo bros  » à Naomi Klein : voir Naomi Klein & Astra Taylor, “The rise of end times fascism”, The Guardian (13 avril 2025).

[14Le taux de mortalité maternelle a augmenté de 56% suivant l’interdiction de l’IVG, les Texanes ayant un risque de mortalité 155% plus élevées que les Californiennes, tandis que «  les mères latinas  » courent trois fois plus de risque mortel que les mères californiennes à l’issue d’une grossesse.
Voir TheGEPI : Maternal Mortality in the United States After Abortion Bans
Sur la racisation des politiques reproductives, voir Dorothy Roberts, Killing the Black Body : Race, Reproduction, and the Meaning of Liberty (Vintagem 1997, 2017).

[15Isabelle Guérin & Kalpana Karunakaran, «  Le genre au cœur de l’ordre global  » AOC (27 mars 2025) : lien vers l’article

[16Sur le genre comme catégorie fondamentale du fascisme et son articulation au colonialisme et au racisme, voir : Sandrine Sanos, The Aesthetics of Hate : Far-Right Intellectuals, Antisemitism, and Gender in 1930s France (Stanford University Press, 2013).

[17Jules Gill-Peterson, Histories of the Transgender Child (University of Minnesota Press, 2018), 196, 10.

[18Sur ce sujet, voir le documentaire sur les pères d’enfants trans, The Dads (2023) de Luchina Fisher  ; un deuxième s’apprête à sortir, Dads, Too, par la même cinéaste : Luchina Fisher’s ‘The Dads’ Spotlights Fathers and Unconditional, Healing Love for their LGBTQ Children  ; et pour la bande annonce de “Dads, too”

[19Une sage-femme et un médecin ont été arrêtés pour pratique illégale de la médecine à Houston en mars 2025, les cliniques sous leur responsabilité permettaient aux femmes d’obtenir l’IVG. The Nation : Texas Charges a Midwife in the First Arrest Under the State’s Abortion Ban
Texas Observer : Republican Abortion Laws Are ‘Torturing Women.’ Can the GOP Fix Its Own Crisis  ?

[20Sur la question du statut de la «  personne foetale,  » voir Mary Zieger, autrice de Personhood : The New Civil War over Reproduction (Yale University Press, 2025), interviewée dans l’excellent podcast, Amicus, animé par Dalia Lithwick : Playing Chicken With the Constitution

[21Pour une appréhension de cette dimension du mouvement trumpiste et sa logique eugéniste, notamment incarné par Robert F. Kennedy Jr, voir l’excellent podcast Conspirituality.

[22Il s’agit de codifier une ségrégation de genre dans les abris pour femmes battues, prisons, bâtiments publics, les écoles et universités par la redéfinition des normes de genre comme fondement d’un ordre soi-disant naturel et immuable. Voir Judith Butler, «  This is Wrong  », London Review of Books Vol. 47, #6-3 (avril 2025). Sur l’importance d’articuler sexisme et racisme, voir Eric Fassin, “Trump vs. Harris : du genre à l’intersectionnalité”, AOC Média (17 novembre 2017)

[23Sur la paperasserie bureaucratique comme «  technologie  » de gouvernance d’Etat et ses contradictions, voir Ben Kafka, The Demon of Writing : Powers and Failures of Paperwork (Zone Books, 2012). Sur l’idéologie Randienne, tirée des écrits de l’écrivaine d’origine russe, Ayn Rand, dont les romans ont inspiré des figures comme l’ancien président de la Federal Reserve Alan Greenspan, mais aussi toute une élite d’entrepreneurs de la Silicon Valley, de Steve Jobs à Peter Thiel et Jeff Bezos, voir Lisa Duggan, Mean Girl : Ayn Rand and the Culture of Greed (California University Press, 2019)  ; «  La Silicon Valley est née de la répression de l’État social et progressiste de Roosevelt  »
La popularité de Curtis Yarvin est également à inscrire dans cette plus longue histoire pour mieux saisir l’articulation libertarianisme, masculinisme et suprémacisme, nourri de nostalgie futuriste.

[25Sur la volonté de mettre fin au droit du sol, régi par le 14e amendement de la constitution, voir : “The Un-American Project,” Amicus (3 mai 2025)

[26En effet, le SAVE Act («  Safeguard American Voter Inegibility Act  » ) vient d’être présenté devant le Congrès américain par un parlementaire Texan. Il imposerait à toute personne en droit de voter de faire preuve de sa citoyenneté et d’être obligée de présenter un passeport, certificat de naissance, ou certificat de naturalisation pour s’inscrire, acte largement perçu par beaucoup comme une autre manière de limiter l’accès au vote («  voter suppression  »). Or 140 millions d’Américain.es ne possèdent pas de passeport, document fédéral. De plus, cette loi imposerait que le nom de famille inscrit sur un permis de conduire ou passeport soit identique à celui inscrit sur le certificat de naissance (ou de naturalisation), signifiant que toute personne ayant changé de nom serait de fait dépourvue du droit de vote, comme 69 millions de femmes mariées. Tout couple LGBTQ ayant entrepris la même démarche (ou personne trans ayant changé d’état-civil) serait également affecté. Pour le texte de loi, voir ici  ; et aussi

[27Sur la “liberté” –concept et pratique aux fondements des États-Unis—comme forme de violence, voir Elisabeth Anker, Ugly Freedoms (Duke University Press, 2022), 11.

[28Or, le gouvernement du Texas a l’habitude de contrer ces initiatives locales : l’Attorney General Ken Paxton vient d’assigner la ville en justice comme il l’avait fait pour Austin. Voir Texas tribune Texas sues San Antonio over abortion funding

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