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Recension Société

Les vrais hommes et les autres

À propos de : Raewyn Connell, Masculinités. Enjeux sociaux de l’hégémonie, Amsterdam


par Mathieu Trachman , le 10 juillet 2014


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Qu’est-ce la masculinité ? Dans un ouvrage fondateur aujourd’hui traduit en français, la sociologue australienne Raewyn Connell montre que les masculinités sont plurielles. Elles prennent sens les unes par rapport aux autres, et leur définition est un enjeu de lutte entre hommes.

Recensé : Raewyn Connell, Masculinités. Enjeux sociaux de l’hégémonie. Traduction : Claire Richard, Clémence Garrot, Florian Voros, Marion Duval, Maxime Cervulle. Édition établie par Meoïn Hagège et Arthur Vuattoux, Paris, Amsterdam, 2014. [Masculinities, second edition, Berkeley, Los Angeles, University of California Press, 2005 [1995].].

Eel a 21 ans, il a quitté l’école vers 15 ans. Après quelques boulots en tant qu’apprenti, précaires et sous-payés, il est au chômage. Il est en couple depuis 3 ans, mais envisage de quitter sa femme, qui lui « prend la tête pour des conneries », et avec laquelle ses relations, comme avec les femmes en général, sont conflictuelles. S’il allait de temps à autre « casser du pédé » dans le quartier gay de Sydney, l’homosexualité de son frère a changé cette habitude : il n’accepte pas pour autant l’homosexualité en général (les copains de son frère restent des « tarlouzes bourges et branchées »), mais n’agresse pas les homosexuels tant qu’ils ne s’approchent pas de lui. Il appartient à un club de motards, avec lesquels il fait des fêtes, où l’alcool et la drogue sont consommés en grande quantité, et qui se terminent souvent par des bagarres. Ce club ne se définit pas seulement par la pratique de la moto, mais par un certain style, également adopté par Eel : cheveux courts sur les côtés et long derrière, tatouage, boucle d’oreille. S’il n’arrive pas à avoir un boulot, il n’exclut pas, selon ses propres termes, de « vivre vite et mourir jeune », sur sa moto.

La trajectoire d’Eel peut faire l’objet de plusieurs lectures. Pour les institutions étatiques, c’est un délinquant qu’il faut punir, mais qu’il faut également essayer de remettre sur le droit chemin. Pour certains sociologues, c’est un homme de classe populaire, exclu du marché scolaire et du marché du travail, qui trouve dans d’autres pratiques des formes d’affirmation de soi. En retraçant l’histoire d’Eel, la sociologue australienne Raewyn Connell se donne pour objectif d’examiner la masculinité qui la sous-tend : pas seulement ce qui différencie la trajectoire d’Eel de celles des jeunes filles de son milieu social, mais les manières dont il s’investit dans une certaine forme de masculinité, caractérisée par la violence, l’alcool, la rébellion, certaines valeurs, et qui prend sens par rapport à d’autres formes de masculinité.

Paru pour la première fois en 1995, le livre de Raewyn Connell, Masculinities, fait le bilan de dix ans de recherches fondatrices des études sur les masculinités, aujourd’hui un champ de recherche à part entière. Les études féministes avaient pour la plupart donné un privilège aux expériences et aux positions des femmes, en réponse à l’invisibilisation dont celles-ci avait fait l’objet. En faisant apparaître la spécificité de ces expériences, les études de genre faisaient également apparaître la spécificité des expériences masculines, ébranlant leur prétention au général et à l’universel. Mais Connell met également au centre de son analyse les rapports entre hommes : il s’agit de « saisir les différences de genre au sein des catégories générales de genre » (p. 243) [1]. Alors que la différenciation des groupes d’hommes selon la classe, la race ou l’âge est de plus en plus souvent un élément des recherches actuelles, les rapports de genre au sein du groupe des hommes sont peu souvent traités en tant que tels. Il s’agit pourtant d’une expérience ordinaire : de nombreux discours et expériences distinguent les « vrais hommes » des autres, identifient certains traits comme particulièrement masculins, établissent finalement une hiérarchie des masculinités. Comment concevoir la masculinité comme un rapport social ? Comment les masculinités se forment et se transforment ?

Ces questions sont au centre de l’ouvrage édité par Meoïn Hagège et Arthur Vuattoux. Cette traduction partielle de Masculinities est complétée par une utile postface d’Éric Fassin, qui situe le travail de Connell au sein des enjeux scientifiques et politiques de l’étude des masculinités en France. L’ouvrage reprend les principaux points de recherche de l’ouvrage fondateur de Connell : l’élaboration théorique de la notion de « masculinité hégémonique », et l’analyse des récits de vie sur lesquels elle s’appuie. Deux chapitres analysent ainsi la « masculinité de protestation » des jeunes hommes des classes populaires australiennes et les rapports de genre chez les gays après les luttes politiques des années 1970. Les éditeurs ont choisi de traduire d’autres textes illustrant les apports de Connell dans le domaine de la santé.

L’espace des masculinités

Les études de genre ont établi la dimension structurelle des inégalités et des asymétries entre le groupe des hommes et le groupe des femmes, dans la sphère du travail, de la conjugalité et de la sexualité, identifiant ainsi la domination masculine ou l’oppression des femmes. Elles ont également questionné les identités masculines et féminines, leur formation et leur historicité. En prenant pour objet la masculinité, Connell déplace le regard. La sociologue définit la masculinité comme un « projet de genre » (p. 67) : l’ordre du genre définit des espaces et des traits dans lesquels les hommes sont tenus de s’investir pour devenir des hommes. C’est pourquoi l’analyse des parcours biographiques est au centre du travail de Connell. La sociologue ne s’appuie prioritairement pas sur les discours qui définissent en quoi consistent les « vrais » hommes, ou sur les représentations culturelles, proliférantes, qui donnent à voir les images de la virilité. Retraçant les expériences scolaires, professionnelles, conjugales et sexuelles des hommes, mais aussi leurs sentiments et leurs désirs, elle se donne pour tâche de rendre compte, à partir d’un ensemble de cas, de leur investissement dans certaines formes de masculinités.

Si l’étude des masculinités ne se réduit pas à celle des structures du genre, elle ne rejoint pas non plus l’analyse du genre en termes de rôle. Cette idée, que l’on trouve chez Goffman mais aussi, d’une certaine manière, chez Judith Butler, conçoit le genre comme le produit d’une performance : il s’agit alors de mettre en évidence les multiples manières par lesquelles les individus incarnent une masculinité ou une féminité, par des gestes, des postures, des vêtements par exemple [2]. Il s’agit également d’analyser les institutions et les espaces qui soutiennent ces processus de sexuation, comme l’école, l’espace public, la médecine. Si pour Connell la masculinité n’est pas un rôle, c’est que cette notion est relationnelle. Il s’agit moins d’étudier la masculinité que les masculinités, et moins de définir une masculinité de classe populaire ou de classe moyenne, ou telle ou telle figure de la masculinité (le sportif, l’homme politique…) que de saisir les manières dont les masculinités se définissent les unes par rapport aux autres. Elle distingue ainsi quatre formes de masculinité : masculinité hégémonique, subordonnée, complice, marginalisée.

Connell ne définit pas la masculinité hégémonique par des traits spécifiques (force, assurance, position de pouvoir etc.) mais comme « la configuration de la pratique de genre qui incarne la réponse acceptée à un moment donnée au problème de la légitimité du patriarcat » (p. 74). Elle se constitue donc dans une double relation, par rapport à l’ordre du genre, et aux autres masculinités. Sa fonction de justification est centrale : dans un contexte d’inégalité et d’asymétrie, elle présente une masculinité acceptable, qui légitime l’ordre du genre malgré ses contestations, par les mouvements féministes par exemple. Tous les hommes n’incarnent pas cette masculinité hégémonique : celle-ci justifie les exclusions et les violences que subissent d’autres hommes, par exemple les gays, qui apparaissent ainsi comme l’exemple d’une masculinité subordonnée. D’autres hommes profitent de leur position dans l’ordre du genre sans s’investir totalement dans la masculinité hégémonique : c’est ce que Connell nomme la masculinité complice. Enfin certains hommes, en particulier parce qu’ils sont dans une position dominée dans les rapports de classe ou de race, peuvent incarner certains traits de la masculinité hégémonique sans bénéficier pour autant de tous ses avantages, en particulier du point de vue collectif : ils témoignent de l’existence de masculinités marginalisées, qu’incarnent par exemple les hommes noirs dans les sociétés blanches.

Connell insiste sur l’idée que les masculinités doivent être abordées comme des configurations de pratiques : s’il n’y a pas de traits transhistoriques de la masculinité, il existe des lieux privilégiés de construction des masculinités, comme le travail, la violence, la sexualité, le rapport aux mouvements féministes. Si la masculinité hégémonique n’est pas une représentation idéale, elle a bien une fonction normative, et fonctionne comme ce par rapport à quoi les hommes doivent se positionner. Les masculinités sont donc des rapports, mais aussi des rapports de lutte, en un double sens : les masculinités ne prennent sens qu’au regard des rapports de genre, qui sont eux-mêmes conflictuels ; il y a une lutte pour la définition de la masculinité hégémonique. Plus qu’une hiérarchie ou une typologie des masculinités, Connell trace ainsi un espace des masculinités, indépendant des structures de genre comme des profils des hommes, et pourtant au fondement des pratiques et des aspirations de ces derniers.

L’homosexualité masculine est un exemple de ces luttes. Connell souligne que les combats menés par les homosexuels avaient pour fondement le refus de l’assignation à une sexualité déviante, mais aussi à une masculinité subordonnée. Elle retrace les trajectoires de gays australiens, dans lesquelles l’assignation en tant que gay, le désir homosexuel, l’implication dans des réseaux de sociabilité gay sont importants. Cependant, cette trajectoire n’est pas nécessairement une rupture avec la masculinité hégémonique : la sociologue souligne ainsi que l’homosexualité « ne se résume pas au choix d’un corps doté d’un pénis ; c’est le choix d’une masculinité incarnée » (p. 149), dans laquelle la mise à distance de l’efféminement et la figure du « vrai mec » sont, pour les hommes rencontrés par Connell, centraux. Si, du point de vue de l’ordre du genre, l’homosexualité est subversive, elle peut tout à fait valider, dans ses pratiques et ses désirs, la masculinité hégémonique. Le traitement par Connell de l’homosexualité masculine illustre bien les enjeux de son approche. D’une part, elle aborde l’homosexualité non comme une identité ou comme une culture, mais comme un projet historique impliquant une certaine définition des rapports entre hommes, et des rapports entre hommes et femmes. Elle peut ainsi s’interroger sur les possibilités de changement que porte ce projet : de ce point de vue, la signification politique de l’homosexualité masculine lui semble ambivalente, les gays se tenant souvent à distance des combats féministes, et maintenant malgré leur transgression une position sociale masculine. Cependant les formes spécifiques que prennent la sexualité et la conjugalité gaies laissent penser que ce projet tend aussi vers une plus grande réciprocité entre les partenaires. L’homosexualité masculine illustre en tous cas l’instabilité et les contradictions que produisent les différentes masculinités et leur rapport avec l’ordre du genre.

L’incarnation du genre

À la suite des études de genre, Connell critique les explications biologiques de la masculinité, qui fondent celle-ci sur des propriétés corporelles ou génétiques. Ces explications sont des croyances partagées, mais font également l’objet d’élaborations savantes, par exemple dans le cas de la sociobiologie. En mettant en avant les différences entre hommes, l’approche des masculinités de Connell souligne au contraire le caractère fictionnel d’une théorie qui partage l’humanité entre deux groupes de sexe différent. Cependant, elle refuse de considérer le corps comme une simple surface de projection idéologique, qui n’aurait pas de signification en tant que telle. Elle défend au contraire l’importance du corps dans la construction des masculinités, en soulignant que les rapports de genre ne sont pas faits seulement de signes, mais de sensations et de sentiments. C’est un second apport de Connell aux études du genre : il s’agit de « donner tout leur poids tant aux processus sociaux qui produisent les corps qu’aux manières dont les corps eux-mêmes interviennent dans les processus sociaux » (p. 251).

Certaines pratiques sociales, comme la sexualité, le sport ou le travail, contribuent à mettre à l’épreuve et à façonner le corps des hommes : ainsi le travail en usine mobilise un groupe d’hommes, définit des capacités corporelles, implique de manière routinière fatigue, blessures et prise de risque. Le corps des hommes est ainsi défini au sein des rapports de production, mais aussi selon leurs évolutions : la précarisation tend à réduire le corps à sa seule force, tandis que l’informatisation du travail produit de nouveaux usages du corps. Cependant les corps ne sont pas seulement modelés dans la construction de la masculinité, pliés à l’ordre du genre : ils sont une matière qui a ses propres propriétés, ils peuvent opposer des résistances à cette construction voire se montrer, selon le mot de Connell, « facétieux » (p. 50). C’est ce qu’elle appelle les « pratiques bio-réflexives ».

Celles-ci sont en premier lieu liées à une capacité d’agir du corps lui-même. Pour illustrer ce point, Connell raconte la découverte du sexe anal par Don, l’un de ses enquêtés. Cette découverte est accidentelle : lors d’un rapport hétérosexuel, sa partenaire insère son doigt dans son anus. Il trouve ça « fantastique » et cela fait naître en lui le fantasme d’être pénétré par un homme. Si le corps est facétieux ici, c’est qu’il remet en cause le refus de l’analité sur laquelle se construit la masculinité : être un vrai mec, c’est ne pas se faire pénétrer. Le plaisir de Don repose probablement, en partie, sur cette transgression, mais c’est aussi une expérience corporelle à part entière : le corps répond au doigt de sa partenaire, et fait prendre conscience à Don d’un désir qu’il ne soupçonnait pas. C’est le second aspect des pratiques bio-réflexives : elles ouvrent un rapport à soi qui ne relève pas d’un questionnement théorique mais d’une prise en compte des réactions de son propre corps. Si la masculinité est un projet, le corps, parce que les hommes y trouvent une matière pour s’éprouver et modeler ce qu’ils sont, est un lieu stratégique. Ainsi dans le cas de Don les réactions de son corps suscitent de nouveaux désirs, qui l’encouragent à mettre à l’épreuve son corps. Ici encore, le potentiel de subversion est ambivalent : alors que la stimulation anale peut avoir lieu dans un rapport hétérosexuel, c’est un rapport homosexuel que recherche Don, qui met par là en cohérence les réactions de son corps et ses désirs avec les significations sociales majoritairement associées à la pénétration anale. Si la sexualité est un lieu central dans ce processus d’incarnation du genre, d’autres pratiques masculines illustrent cette mise à l’épreuve du corps des hommes, comme le sport ou la consommation d’alcool.

L’ouvrage aborde d’autres aspects important du travail de Connell : l’articulation des masculinités avec d’autres rapports sociaux (de classe, de race, d’âge, mais aussi selon les contextes nationaux), les enjeux d’une approche globale du genre, qui ne rende pas invisibles les masculinités non occidentales et leur théorisation [3]. On y retrouve l’attention aux instabilités et aux contradictions qui marquent les trajectoires masculines et la volonté de fournir des outils pour permettre le changement, dans les rapports de genre comme dans leur théorisation.

par Mathieu Trachman, le 10 juillet 2014

Pour citer cet article :

Mathieu Trachman, « Les vrais hommes et les autres », La Vie des idées , 10 juillet 2014. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Les-vrais-hommes-et-les-autres

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Notes

[1S’appuyant sur des analyses littéraires, Eve Sedwgick avait déjà posé la question des rapports entre hommes au sein des études féministes. Voir Eve Kosofsky Sedgwick, Between Men. English Literature and Male Homosocial Desire, New York, Columbia University Press, 1985.

[2Voir Erving Goffman, L’arrangement des sexes, Paris, La Dispute, 2002 [1977]  ; Judith Butler, Trouble dans le genre. Pour un féminisme de la subversion, Paris, La Découverte, 2005 [1990].

[3Elle revient sur ces points dans un entretien réalisé par Mélanie Gourarier, Gianfranco Rebucini et Florian Voros, «  Masculinités, colonialité et néolibéralisme. Entretien avec Raewyn Connell  », Contretemps.

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