Une anthologie met à l’honneur la poésie scientifique du XIXe siècle, et montre la diversité des liens entre forme poétique et le savoir. Jusqu’en 1830, les savants étaient écrivains et philosophes ; puis, poésie et science prennent leurs distances.
Une anthologie met à l’honneur la poésie scientifique du XIXe siècle, et montre la diversité des liens entre forme poétique et le savoir. Jusqu’en 1830, les savants étaient écrivains et philosophes ; puis, poésie et science prennent leurs distances.
Faire émerger un continent littéraire méconnu, tel est le projet de la copieuse anthologie parue au Seuil sous la direction d’Hugues Marchal. Organisé autour d’un genre précis, la « poésie scientifique », et d’une période historique définie, le long XIXe siècle, l’ouvrage met en lumière la longévité d’un genre dont nous avons oublié la fortune. En donnant à lire des textes inconnus d’auteurs canoniques tels que Lucrèce, Ronsard, La Fontaine, Hugo ou Nodier, ainsi que des textes importants d’auteurs que nous ne lisons plus, et qui furent abondamment célébrés à leur époque, le livre remplit parfaitement son ambition. Ainsi de Jacques Delille, auteur d’un long poème sur les Trois Règnes de la Nature dont le naturaliste Cuvier signa les notes – Delille apparaît comme le chef de file d’un genre qui se déploie sous la Révolution et l’Empire, et qui se présente le plus souvent comme une invitation au savoir :
Cherchez autour de vous de riches connaissances
Qui, charmant vos loisirs, doublent vos jouissances.
Trois règnes à vos yeux étalent leurs secrets.
Un maître doit toujours connaître ses sujets :
Observez les trésors que la nature assemble.
Venez : marchons, voyons, et jouissons ensemble.
(Jacques Delille, L’Homme des champs, ou les Géorgiques françoises, Strasbourg, Levrault, p. 98).
L’ouvrage retrace les grandes étapes de l’histoire passionnante des liens entre la poésie et la science, qui est autant l’histoire d’une rencontre que d’un divorce. C’est à cette époque en effet que se mettent en place certaines des caractérisations qui entérinent le partage des disciplines et éloignent le travail littéraire du travail des sciences : « épines des sciences » contre « fleurs de la littérature », froideur du géomètre contre enthousiasme du poète. Même si c’est pour affirmer qu’il faut les dépasser, le XIXe siècle contribue à fixer ces dichotomies. Comme l’affirme l’introduction : « les débats sur la poésie de la science ont construit notre vision actuelle des relations entre science et littérature, de leurs valeurs et de leurs fonctions respectives ». Le livre éclaire parfaitement le paradoxe de la poésie scientifique : « La recherche esthétique, lexicologique, rhétorique et syntaxique qui anime les poètes impose-t-elle à la vérité une forme de dégradation ? Leurs fleurs ne sont-elles pas un autre voile, qui condamne la poésie à dire sans dire ? » (p. 28-29).
Par sa structure comme par le choix des textes, l’ouvrage insiste sur la diversité des liens entre la forme poétique et le savoir selon les siècles : lien mythique et originel entre le poète et le savant, mais aussi « antique querelle » entre les deux depuis Platon, qui bannit Homère de la cité idéale, tandis qu’Aristote refuse à l’écriture savante une place dans le champ poétique. C’est qu’on soupçonne la poésie d’user de son pouvoir de séduction dans un domaine qui doit moins charmer qu’instruire. Voltaire déclare ainsi : « Rien n’est plus déplacé que de parler de physique poétiquement, et de prodiguer les figures, les ornements, quand il ne faut que méthode, clarté et vérité [1] ». Les processus de légitimation de ce rapprochement font dès lors partie du genre : il s’agit de mettre en poème des savoirs pour les ennoblir, pour les mémoriser, pour les diffuser, ou bien pour répondre à l’injonction horacienne de l’utile dulci. Selon les époques, les auteurs mettent en avant une indivision de la poésie et de la science, ou leur collaboration fructueuse. La valeur épistémologique d’Homère, de Virgile et d’Ovide peut ainsi être affirmée au moyen d’une interprétation allégorique de leurs textes. Déclarer que le savoir est présent sous le voile du mythe, c’est défendre la valeur intrinsèque de la poésie didactique comme genre spécifique, et raviver l’idéal du poète-philosophe, inspiré des dieux.
Résultat d’une ANR et fruit de la collaboration de nombreux chercheurs, l’ouvrage s’impose comme une référence, et un outil de travail particulièrement utile dans le champ de plus en plus développé des études sur la science et la littérature en France : outre les textes de présentation attachés à chaque extrait, il offre plusieurs index, des biographies succinctes de tous les savants cités, une table des matières thématique, de nombreuses illustrations, et des « gros plans » bienvenus, sous la forme de brefs articles sur des sujets précis. L’organisation générale est moins chronologique que thématique : outre un chapitre liminaire et un chapitre final sur la tradition antérieure du genre et sur son évolution au XXe siècle, les autres chapitres explorent tour à tour les ambitions, les lignes de fracture et les tensions entre les deux modes de discours, au point de faire une place non négligeable aux critiques du genre, aux railleries et aux polémiques sur le rôle de la littérature savante. On lui reproche de chanter les objets les plus triviaux, voire de s’apparenter à de la réclame :
La Lessiveuse
Il est plus d’une ménagère
Qui voit arriver en tremblant
L’époque où la famille entière
Aura besoin de linge blanc…
Eh bien ! grâce à la Lessiveuse
Que Monsieur Michel inventa,
C’est en chantant, lèvre rieuse,
Que maintenant on lessivera.
En un clin d’œil, presque sans peine,
Le linge sort de l’appareil,
Comme d’une bouillante gaine,
Propre, frais, d’un blanc sans pareil.
(J. Dehem, La Résurrection du crédit. Poème épique, fantastique, lyrique, biographique, sérieux et fantaisiste. En deux chants. Une Dédicace, un Prologue, une Invocation et une Apothéose, Chez tous les libraires, 1874, p. 23-24. Cité dans Muses et Ptérodactyles, p. 415.)
Les poèmes publicitaires de J. Dehem sont moins des hymnes au progrès qu’au crédit et à la consommation. Ils représentent l’un des avatars de ce que le romantisme pourfend et méprise dans la vogue de la poésie scientifique : son manque de structure, d’émotion, ses descriptions ternes, et, surtout, son absence totale de novation formelle, au point que selon Sainte-Beuve, la poésie serait « morte en esprit » à moins de rejeter cette fausse poésie au profit de « l’Art véritable ».
Tout en mettant en avant les textes, l’ouvrage offre donc le résultat de recherches approfondies sur la question de la poésie et du savoir. La perspective diachronique est éclairante, et apporte de nouveaux éléments pour comprendre les grandes étapes de la séparation entre science et littérature. Fondée sur l’idéal du poète polymathe à la Renaissance, la poésie « scientifique » trouve ses lettres de noblesse et ses grands défenseurs chez Ronsard, Scève, Belleau, du Bartas ou Peletier du Mans, qui déclare : « A notre poète est nécessaire la connaissance d’astrologie, cosmographie, géométrie, physique, bref de toute la philosophie [2] ». Au XVIIe siècle, la poésie scientifique correspond à l’idéal de l’honnête homme, permettant l’accès à la science sans pédanterie, puis participe de manière encore plus essentielle à l’entreprise des Lumières, en leur apportant son prestige. Au XIXe siècle, la poésie industrielle prétend chanter le progrès contre une poésie désuète et des institutions littéraires dépassées :
Je suis jeune et pourtant si belle
Que chacun m’adore à genoux ;
Je n’ai point trouvé de rebelle,
Chacun de ma force est jaloux :
Car je suis la Vapeur immense !
Je tiens l’avenir désormais ;
Avec le siècle je commence
Et je ne finirai jamais !
(Maxime Du Camp, « La vapeur », Les Chants modernes, Michel Lévy, 1855, p. 249-263. Cité p. 271.)
L’étude identifie 1830 comme point de bascule : avant cette date, les savants sont encore avant tout des écrivains et des philosophes. Après cette date, l’extension du domaine de la science et sa fragmentation due à une plus grande spécialisation entraînent une distinction de plus en plus claire entre littérature et science, et parfois une hiérarchie au profit de la seconde. L’opposition de certains écrivains au scientisme ambiant (Bonald, Chateaubriand, Lamartine, Verlaine, pour ne citer que les plus fameux) entérine une rupture entre les deux camps, déjà engagée par la division des disciplines académiques et scolaires après la Révolution. On découvre ainsi au fil des textes une poésie placée au cœur du débat public, qui fait de la rime et du vers une arme ou un slogan.
Comme l’indique Hugues Marchal dans son introduction, une telle entreprise éditoriale met en avant les « vaincus de la culture », ceux dont on n’a retenu ni l’histoire, ni les textes. C’est donc une manière décalée de relire tant l’histoire littéraire que l’histoire des sciences qu’offre un tel travail, en permettant d’interroger les rapports de la science et de la littérature par rapport à un contexte précis, celui de l’émergence du positivisme et du scientisme au cours du XIXe siècle. En mettant en question le partage des disciplines dont nous avons hérité, c’est à une réflexion sur l’historicité des goûts et des hiérarchies littéraires que nous convie l’ouvrage. Car la poésie scientifique (ou didactique, ou démonstrative) définit une esthétique contre laquelle nombre d’écrivains du temps s’inscrivent. Ainsi de Balzac, pour qui la disproportion entre les sujets triviaux et leur traitement grandiloquent est matière à des pastiches comiques du poème didactico-scientifique. Ou de Flaubert, qui écrit des vers potaches sur le vaccin, dans un projet de jeunesse de tragédie scientifique. Le livre retrace le soupçon originel porté sur le genre, de l’Antiquité à l’âge classique, puis expose les arguments qui lui ont permis de sans cesse renaître. Cette interrogation sur la place du savoir dans la littérature, et sur la capacité de la poésie à être porteuse de savoir, parcourt tout l’ouvrage et en fait une contribution majeure aux études consacrées aux pouvoirs cognitifs de la littérature.
par , le 12 juin 2014
Frédérique Aït-Touati, « Les très riches heures de la poésie scientifique », La Vie des idées , 12 juin 2014. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Les-tres-riches-heures-de-la
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[1] Voltaire, « Aristote », Questions sur l’Encyclopédie, Œuvres de M. de Voltaire, 1775, t. XXVI, p. 9. Cité dans Muses et Ptérodactyles, p. 27.
[2] Jacques Peletier du Mans, L’Art poétique, dans Francis Goyet, Traités de poétique et de rhétorique de la Renaissance, Le Livre de Poche, 1990, p. 320. Cité p. 22.