Les marches des sans-papiers du printemps 2006 marquent le renouveau de la culture politique américaine. Qualifiées de « nouveau mouvement des droits civiques » par les médias, elles renouent surtout avec l’héritage des luttes sociales mexicaines.
États-Unis/Mexique
Les marches des sans-papiers du printemps 2006 marquent le renouveau de la culture politique américaine. Qualifiées de « nouveau mouvement des droits civiques » par les médias, elles renouent surtout avec l’héritage des luttes sociales mexicaines.
Des manifestations gigantesques à l’ampleur inégalée dans l’histoire américaine, des familles entières défilant pacifiquement dans les rues des grandes villes du pays, des milliers de bannières étoilées agitées devant les caméras de télévision du monde entier au-dessus de foules à la peau foncée : les marches historiques pour les droits des immigrés sans-papiers qui ont marqué le printemps 2006 aux Etats-Unis ont été notées par tous comme un événement sans réel précédent sur le plan quantitatif [1]. Elles ont donné lieu à une flambée de commentaires majoritairement enthousiastes saluant le réveil tant annoncé du « géant endormi » hispanique, désormais première minorité du pays [2]. Les records ont été battus l’un après l’autre : 300 000 personnes à Chicago le 10 mars, 500 000 à Los Angeles le 25 mars, puis à nouveau respectivement 700 000 et 1 million lors de l’apogée des mobilisations le 1er mai. On aurait tort, cependant, de s’arrêter à la seule dimension numérique du mouvement du printemps. Ce serait en effet sous-estimer les innovations proprement qualitatives qu’il a apportées, et la rupture potentielle qu’il a représentée dans les manières traditionnelles de protester aux Etats-Unis.
Pour le regard européen ou même latino-américain, la vision de foules, de marches et de banderoles défilant un 1er mai dans les grandes artères d’une capitale est une expérience peu dépaysante. Le concept d’un « mouvement social » fait d’une série de manifestations de masse à la fois décentralisées et coordonnées à l’échelle nationale, se déployant simultanément dans les principales villes d’un pays, et se répétant plusieurs fois selon le même scénario à quelques semaines d’intervalle, dans le but de réclamer un changement législatif, n’est pas propice à provoquer la surprise culturelle dans les pays du Vieux Monde [3]. Or, les éléments d’analyse présentés ici invitent, au contraire, à s’étonner du surgissement de telles formes de mobilisation au nord de la frontière américano-mexicaine.
Dans les dernières décennies, à peu d’exceptions près, les manifestations publiques de protestation se rangeaient, aux Etats-Unis, dans deux grandes catégories [4]. D’un côté, une diversité de petites actions directes colorées, alliant tactiques de confrontation non-violentes, sit-in et picketting, à échelle locale et à dimension très réduite, au moyen desquelles des groupes touchés par un problème précis et fortement encadrés par des mobilisateurs professionnels, parfois liés l’une des traditions du community organizing [5], cherchent à utiliser la caisse de résonance médiatique pour faire pression sur leur cible. De l’autre, de grandes marches politiques de protestation impliquant majoritairement des classes moyennes, où les manifestants ne défilent pas en leur nom propre mais en faveur de causes abstraites ou à propos de sujets parfois brûlants mais ne les concernant pas directement dans leur personne [6] (on pense par exemple aux manifestations de 2002-2003 contre la deuxième guerre d’Irak). Pour sa part, l’espace des mouvements sociaux américains s’est structuré autour de l’opposition entre les grands organismes d’advocacy dont la pratique est centrée sur le lobbying, et les groupes politiques ou associatifs se considérant comme plus radicaux, opérant par des méthodes d’organisation locale « à la base » (grassroots). Les secondes accusent régulièrement les premiers de pratiquer une simple charité politique à distance ne cherchant pas à mobiliser les populations qu’ils disent servir, et ne conduisant donc pas à leur subjectivation politique ou à l’accroissement de leur pouvoir (empowerment). A l’inverse, les « advocates » mettent en avant leurs « résultats » et leur capacité à « régler les problèmes » (procès, négociations au sommet) qu’ils opposent à l’inefficacité des petites actions locales.
C’est avec cet espace traditionnel de polarisation, entre types d’organisation d’une part, et entre formes de mobilisation d’autre part, que le mouvement du printemps 2006 a en partie rompu : tout d’abord si ses participants ont eu recours à des manifestations massives, cela n’a pas été en faveur d’une cause abstraite ou d’un groupe lointain mais bien en leur propre nom ; ensuite, le mouvement qui a émergé de ces mobilisations a largement transcendé l’opposition entre grassroots et advocacy qui divisait auparavant les stratégies de protestation, et qui les divise à nouveau. Il s’est présenté très vite comme un mouvement à la fois unitaire, national et durable. Il a coordonné des manifestations de rue et de masse répétées à intervalle très court, plaçant sa légitimité dans la quantité de manifestants plus que dans la recherche de l’originalité à petite échelle. Il a très peu fait appel aussi bien aux tactiques de confrontation familières de la gauche militante américaine qu’aux négociations de couloir à Washington. C’est cette conjugaison improbable de propriétés rares ou habituellement incompatibles, par ailleurs classique dans d’autres pays, qui a fait du mouvement immigré une innovation politique majeure aux Etats-Unis, peu perçue comme telle à l’étranger.
Cette nouveauté explique en partie que les médias anglophones américains aient mis un certain temps avant de « réaliser » l’importance des événements, et donc de contribuer à donner aux premières actions l’efficacité sociale qu’elles réclamaient. En fait, la première grande marche avait eu lieu à Chicago le 1er juillet 2005 en réaction à la création d’un groupe de Minutemen [7] en Illinois. Suite à une campagne de mobilisation menée par les deux stations de radio les plus populaires de la communauté hispanique locale (en la personne de leurs animateurs vedettes respectifs, « El Pistolero » et « El Chocolate »), la manifestation avait regroupé 40 000 personnes, alors même qu’elle s’était déroulée un vendredi matin. Or, malgré ce chiffre très important et inédit dans les années récentes pour un rassemblement politique dans une ville comme Chicago, l’événement fut à peine commenté le lendemain par les grands quotidiens locaux : une brève de 198 mots dans le Chicago Sun-Times, rien dans le Chicago Tribune. Largement amputé de son « avant », l’événement peina ainsi à être constitué comme tel dans l’espace public non-hispanique. Surtout, dans les comptes-rendus de la presse anglophone, à aucun moment la masse de la mobilisation ne fut perçue comme une caractéristique politiquement pertinente. D’ailleurs, malgré leur incommensurabilité numérique, jusqu’en mars 2006 le mouvement naissant et le groupuscule milicien des Minutemen bénéficièrent à peu près du même temps de parole dans les médias.
Le contraste fut frappant avec les journaux et chaînes de télévision hispanophones, présents en nombre dès l’événement de l’été 2005 à Chicago : le journal gratuit Hoy, référence de la communauté hispanique, y consacra ses unes durant toute la semaine précédente, et joua explicitement le rôle d’un vecteur de la mobilisation. Le fait même que Hoy soit une publication possédée par le Chicago Tribune est un bon indicateur du cloisonnement ethnique des médias écrits et audiovisuels, y compris au sein d’un même groupe de presse, dans la capitale du Midwest. Un phénomène comparable se reproduisit au printemps 2006, à Chicago comme à Los Angeles. La réussite de la Gran Marcha californienne du 25 mars prit à nouveau les médias par surprise. S’il y eut peu d’images comparativement à l’ampleur de l’événement, c’est que les journalistes non-hispanophones, à l’instar des policiers du L.A.P.D., n’avaient pas été massivement dépêchés sur place : il se trouva donc peu de caméras pour immortaliser les défilés. Dans certaines villes, de grandes chaînes de télévisions anglophones prises de court par les toutes premières manifestations durent ainsi quémander post festum pour leurs journaux du soir les vidéos tournées par leurs filiales hispaniques [8].
Après cette phase de décalage culturel, l’ampleur des marches du printemps a fini par imposer les conditions de sa propre réception. Le 10 avril 2006, pour la première fois, le nombre de manifestants fut annoncé à l’avance le matin par National Public Radio. Et pour l’apothéose du 1er mai, toutes les grandes chaînes, y compris Fox News, avaient dépêché sur place une armée de journalistes et leur plus complet équipement (notamment leurs hélicoptères). Suite à la réussite des mobilisations, un consensus a peu à peu émergé, à partir du mois d’avril, avec la bénédiction habile de certains des organisateurs, et faute d’un référent historique et national plus adéquat, pour enfin « reconnaître » l’ensemble des actions observées comme étant l’émanation d’un nouveau mouvement des Droits civiques.
L’interprétation est commode et possède sa part de vérité, notamment parce qu’elle tend à s’imposer dans les faits, par sa force de séduction, à la réalité historique qu’elle décrit. Littéralement, les manifestants du printemps se battaient pour acquérir ou faire valoir leurs droits de citoyenneté ou ceux de leurs proches, et de nombreux thèmes développés font effectivement écho au mouvement des années 1950 et 1960, qui est encore, un demi-siècle plus tard, le paradigme dominant pour penser – et valider – les mouvements sociaux aux Etats-Unis. N’a-t-on pas trouvé dans les manifestations des slogans se référant explicitement au combat des afro-américains, tels « We have a dream, too », « Brown is beautiful » ou encore « Let our people stay » ? De manière évidente, à la base comme au sommet, le mouvement a trouvé dans la rhétorique des Droits civiques une manière économique de se rendre intelligible, légitime, et donc efficace dans une partie de la société américaine. « Nous construisons vos écoles. Nous préparons vos repas », affirmait ainsi le rappeur Jorge Ruiz après s’être produit bénévolement lors d’un rassemblement à Dallas. « Nous sommes les moteurs de cette nation, mais les gens ne nous voient pas. Les Noirs et les Blancs, eux, ils ont eu leur révolution. Ils ont eu leur Martin Luther King. Maintenant c’est à notre tour [9]. »
Mais la référence aux Droits civiques n’épuise pas l’ensemble des formes qu’a prises le mouvement du printemps, les différentes manières dont il s’est structuré et la dynamique de son essor comme de son déclin récent. Aussi séduisante soit-elle, une telle interprétation politique ne peut faire office, à elle seule, d’explication historique. En fait, les combats des Noirs dans les années 1950 et 1960 eurent davantage recours aux actions directes et à la désobéissance civile qu’aux défilés de rue. [10] En mettant à l’inverse au centre de sa stratégie la manifestation de masse routinisée, le mouvement immigré de 2006 a adopté des formes différentes, « étrangères » et, pour les Etats-Unis, innovatrices, qui ne s’éclairent vraiment que si on les rapporte non uniquement à l’histoire locale étatsunienne mais aussi aux traditions de mobilisation de la société mexicaine, et notamment à la culture politique de la gauche institutionnelle de ce pays. Sur le plan intérieur, l’ampleur de la mobilisation fut aussi le fruit d’une alliance récente entre médias ethniques, églises progressistes ou catholiques, syndicats de lutte, worker centers et amicales mexicaines régionales, toutes organisations fortement tributaires de la nouvelle immigration [11]. Ceci, au moment même où cette dernière connaît des transformations importantes, parfois résumées sous le terme de « latinoaméricanisation », à l’occasion du conflit qui a fait suite à l’élection présidentielle très serrée du 2 juillet [12].
Le décalage initial entre le mouvement et les journalistes anglophones ne s’est pas dissipé d’un seul coup. Au moment où, début avril, l’aspect massif et répété des actions collectives commença à être pris en compte par les médias, ceux-ci s’inquiétèrent immédiatement du risque de dérives violentes. A Los Angeles, la mémoire des émeutes de 1992, qui avaient fait 52 morts, 2 400 blessés, et donné lieu à 10 000 arrestations, était encore vive. En réalité, les débordements furent extrêmement rares : le soir de la gigantesque marche du samedi 25 mars dans la capitale californienne, pas une seule arrestation n’avait été rapportée par la police [13]. Le moins qu’on puisse dire est que les manifestations ne furent pas violentes : jugées à l’aune des modes de confrontation urbaine plus musclés de la jeunesse blanche altermondialiste américaine [14], les marches immigrées de cette année ont même pu paraître à quelques uns – non sans ethnocentrisme ou un certain aveuglement de classe – comme insuffisamment « radicales », conviviales plus que réellement festives, voire excessivement monotones en dépit de leur taille gigantesque. Quoi qu’il en soit, vu des Etats-Unis, il paraissait inimaginable que des rassemblements soient à la fois aussi massifs et aussi pacifiques que ceux qui eurent lieu tout au long du mouvement, alors même qu’une telle combinaison est au contraire très concevable ailleurs sur le continent. Ce mode de protestation bien particulier qu’est la manifestation de masse a donc semblé s’ajouter d’un coup, à son maximum quantitatif et sous forme déjà routinisée, au répertoire d’action collective des Etats-Unis, duquel elle avait largement été absente dans les décennies précédentes. C’est là un signe parmi d’autres de la résonnance transnationale du mouvement, des formes composites qu’il a prises, et du geste « d’importation » ou d’innovation culturelle opéré par ses participants, y compris par ceux, nombreux, qui ont déclaré n’avoir jamais manifesté auparavant.
L’aspect le plus frappant de cette nouveauté des événements dans le paysage politique du pays, est sans aucun doute le choix emblématique du 1er mai comme grande journée de manifestations, de mobilisation du monde du travail, de grèves et autres actions collectives par le mouvement immigré. En effet aux Etats-Unis, depuis les années 1880, c’est le premier lundi de septembre qu’est célébré tous les ans le Labor Day. A l’époque de sa création, les autorités et les syndicats conservateurs craignaient en effet que la célébration du 1er mai (« May Day », par opposition à « Labor Day »), par sa référence à une période jugée trop mouvementée de l’histoire locale, ne s’avère trop favorable à l’essor d’un mouvement socialiste dans le pays [15]. La réappropriation de cette date « subversive » qui constituera, de fait, le point culminant du mouvement de 2006, s’est donc trouvée en net décalage avec la tradition nationale américaine. Elle est nécessairement apparue comme plus provocatrice qu’ailleurs dans le monde dans ce pays où, contrairement au Labor Day , le 1er mai n’est pas un jour férié entériné par l’Etat. A la tribune de la manifestation de Chicago, Jessica Arranda, porte-parole de la Latino Union de la ville et coordinatrice d’un centre autogéré de travailleurs journaliers hispaniques, prononça ainsi devant plusieurs centaines de milliers de personnes un discours vigoureux marquant explicitement le lien entre la date du 1er mai, la fête internationale des travailleurs, et les origines chicagoanes de la célébration, se réjouissant même ouvertement du fait que sa ville se synchronise ainsi avec le reste du monde.
Quant aux formes d’organisation locale du mouvement, elles ont affiché plus de similitudes avec ce qui est généralement désigné sous le terme de « mouvements sociaux » en Europe comme en Amérique latine, qu’avec leurs équivalents étatsuniens. Les « comités locaux » créées pour l’occasion, tel le Movimiento 10 de Marzo à Chicago, diffèrent ainsi nettement, dans leur philosophie, des community organizations américaines : ils se sont immédiatement conçus comme des sortes de « sections locales » d’un mouvement plus large plutôt que comme des organisations dont l’horizon national éventuel serait strictement subordonné aux intérêts exprimés du groupe local. C’est précisément cette structuration décentralisée à ambition nationale, donnant lieu à des mobilisations simultanées dans des villes éloignées les unes des autres, qui a permis aux journées de manifestation de se répéter toutes les deux ou trois semaines entre le mois de mars et le mois de juin, et donc de conférer à l’ensemble la dynamique temporelle d’un mouvement plutôt que d’une action ponctuelle. Une telle fréquence et une telle dynamique auraient été impossibles si tout s’était passé dans les rues et les couloirs de Washington.
Nombre des caractéristiques que nous venons de décrire résultent de la rencontre de l’histoire intérieure étatsunienne avec les traditions de mobilisation politique portées par les immigrés récents en provenance du sud de la frontière, essentiellement du Mexique. De fait, malgré les discours officiels sur l’unité de tous les immigrés et la participation effective, largement minoritaire, de manifestants non-hispaniques, ce sont les deux plus gros centres d’immigration mexicaine, Chicago et Los Angeles, qui ont constitué les deux grands foyers de la mobilisation (aux dépens d’autres villes comme New York ou Miami) : les Latinos du comté de Los Angeles sont en effet à 77 % mexicains, ceux de Cook County (Chicago) à 76 %, et ceux du comté de Dallas à 84 %. Par opposition, les Mexicains ne représentent que 9 % des Latinos du comté de New York, et seulement 3 % de ceux de Miami-Dade county [16], deux villes où la mobilisation a été soit très faible (New York), soit quasiment inexistante (Miami). C’est donc le Midwest et le sud-ouest des Etats-Unis qui ont connu les manifestations les plus importantes (en taille) et les plus nombreuses (en fréquence). En fait, plusieurs dirigeants du Movimiento 10 de Marzo de Chicago, à l’instar de Martin Unzueta, avaient en réalité connu leur première socialisation politique lors des grandes mobilisations étudiantes de 1968 à l’université de Mexico, durement réprimées par le gouvernement de l’époque. Dans l’organisation locale du mouvement de la capitale du Midwest, les membres et soutiens du PRD mais aussi du PRI ont d’ailleurs largement coloré les réunions, et les autres Latino-Américains, tout comme les sympathisants de mouvements sociaux mexicains non inféodés à la gauche institutionnelle de leur pays (Zapatistes ou, plus récemment, « commune de Oaxaca [17] »), n’exercèrent que des influences marginales.
Il faut rappeler ici qu’un an tout juste avant les événements étatsuniens, le 24 avril 2005, plus d’un million de personnes avaient manifesté dans la ville de Mexico pour soutenir Andrés Manuel López Obrador contre les menaces d’invalidation de sa candidature à l’élection présidentielle. La mobilisation eut un succès immédiat, et les poursuites légales contre le maire de la capitale furent interrompues. Cette journée s’avère être, sur l’ensemble du continent nord-américain, le principal et le plus récent événement pouvant être comparé aux marches hispaniques de l’année suivante de l’autre côté de la frontière, dans leur ampleur comme dans leur caractère pacifique. Comme en Europe, la manifestation de masse est une pratique largement ritualisée au sein de la société mexicaine : jamais réellement extra-ordinaire, elle est aussi davantage susceptible de s’avérer efficace, sinon toujours victorieuse. Elle s’inscrit dans une longue histoire nationale d’actions collectives, et est interprétée comme telle par les différents acteurs sociaux, politiques et médiatiques. Fait significatif, si le 24 avril 2005 avait indiscutablement représenté une journée importante pour le pays, le chiffre de participation fut dépassé dès l’année suivante dans la capitale mexicaine, lors des manifestations de l’été en faveur du candidat malheureux à l’élection présidentielle, le 16 juillet 2006 (1,5 million de personnes) puis le 31 juillet (2,5 millions) [18].
C’est en référence à ces traditions culturelles qu’on peut comprendre une partie de l’évolution récente des mobilisations aux Etats-Unis. Le mouvement du printemps était porté par des attentes analogues, selon lesquelles un mouvement social débouche nécessairement, à partir d’un certain seuil quantitatif, sur des résultats politiques majeurs. Or, à partir du mois de mai, alors qu’un niveau très important de mobilisation avait été atteint, l’étape suivante projetée par des anticipations plus adaptées à un autre espace politique ne s’est pas enclenchée. Plutôt que d’engendrer un débouché politique immédiat, le mouvement a surtout été l’occasion de polémiques entre Républicains modérés et anti-clandestins, dont les acteurs du mouvement étaient davantage les objets que les sujets, alors même que l’approche des élections de mi-mandat rendait toute réforme d’ensemble de plus en plus risquée. L’absence de réelle prise en compte politique a ainsi pu nourrir déception, découragement et démobilisation chez les manifestants : pour beaucoup, le mouvement n’est pas parvenu à obtenir l’importance politique initialement attendue de sa quantité numérique.
En supposant par ses actions du printemps et par ses rhétoriques initiales un espace de réception qui n’existait pas ou pas encore, le mouvement national immigré portait donc en lui, notamment par sa masse impressionnante qui a fini par s’imposer aux médias et au grand public, la virtualité d’une transformation structurelle. Au-delà de la simple revendication d’une régularisation des sans-papiers, il mettait en jeu l’extension même des formes de mobilisations recevables et efficaces au sein de la société américaine. La démobilisation a été, au contraire, l’occasion pour certaines parties du mouvement de susciter un virage stratégique en faveur d’une campagne d’inscription sur les listes électorales et de pression sur les différents candidats à l’approche des élections – ce qui pouvait au premier abord sembler paradoxal s’adressant à une population de sans-papiers [19]. Bien que la campagne d’inscription elle-même ait plutôt été un échec, la rancune contre les Républicains a contribué à influencer les votes au moment du suffrage de novembre : alors que les Hispaniques avaient été 44 % à voter pour George W. Bush lors de la présidentielle de 2004, lors des élections de mi-mandat du 7 novembre 2006 ils ne furent plus que 29 % à soutenir des parlementaires républicains [20].
De fait, le basculement des deux chambres dans le camp démocrate, sans automatiquement assurer une amnistie généralisée à la hauteur des espoirs optimistes du printemps, ni même vraiment la fin des mesures répressives en matière d’immigration, a semblé marginaliser la manifestation de masse comme outil central d’action politique. Le récent repli, depuis l’été, sur des modes d’action plus classiques du pays d’accueil, comme l’advocacy, les direct actions, le lobbying et le picketing, peut à cet égard être interprété comme la conséquence d’un certain échec. Dans l’hypothèse d’une poursuite de la normalisation, l’invocation autoréalisatrice du mouvement des Droits civiques fait alors office de compromis acceptable, et de moyen commode d’atterrir en douceur. Toutefois, même si un simple lobby, s’appuyant sur une nouvelle manne électorale, devait être le seul organisme durable né du mouvement immigré, les « événements transformateurs » du printemps auront malgré tout fait précédent [21]. D’autres mobilisations seront à l’avenir en mesure de le prendre pour modèle, et n’auront sans doute pas à connaître le long rite d’initiation médiatique par lequel ont dû passer les pionniers de 2005-2006. Cet effet de jurisprudence symbolique constitue déjà en lui-même une transformation du champ politique étatsunien.
Article paru dans La Vie des Idées, n°19, février 2007, p.67-79.
par & , le 18 août 2007
Mathieu Bonzom & Sébastien Chauvin, « Les sans-papiers dans la rue. Retour sur le mouvement immigré du printemps 2006 », La Vie des idées , 18 août 2007. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Les-sans-papiers-dans-la-rue
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[1] Nous remercions Daniel Hernandez à Los Angeles et Nadia Unzueta-Carrasco à Chicago pour leur aide précieuse dans la préparation de cet article.
[2] Selon les estimations de Pew Hispanic Center fondées sur un ensemble d’enquêtes dont le recensement de 2000, les Hispaniques représentent aujourd’hui près de 15% de la population américaine.)
[3] En mars-avril, la France connaît ainsi, parallèlement, le « mouvement du CPE ».
[4] Pour un panorama historique des diverses formes de manifestation et de leurs transformations, Marianne Debouzy, « Les marches de protestation aux États-Unis (XIXe-XXe siècles) », Le Mouvement Social, n°202, 2003, p. 15-41.
[5] Tradition localiste de mobilisation fondée sur le « quartier », théorisée notamment par Saul Alinsky dans les années 1940, et parfois dénoncée comme « radicalisme réactionnaire ». Le community organizing connut, après une période de persécution durant laquelle il fut considéré (durant le MacCarthysme) comme trop subversif, une renaissance et même une réinvention dans les années 1970 : il fut alors présenté par l’élite libérale de l’époque comme alternative « modérée » aux émeutes urbaines des années 1960. Cf. Marie-Hélène Bacqué, « Empowerment et politiques urbaines aux Etats-Unis », Géographie, économie, société, n°1, Vol. 8, p. 107-124 et Sébastien Chauvin, « ‘Il faut défendre la communauté’. Ethnographie participante d’un ‘community meeting’ de travailleurs journaliers aux Etats-Unis », ContreTemps, n°19, mai 2007, p.59-69.
[6] Christina Larson, « Postmodern Marches : Why Modern Marches only Matter to Those Who March », Washington Monthly, mars 2005.
[7] Le « Minuteman project » est une milice nativiste créée en 2004 dans le sud des Etats-Unis dans le but autoproclamé de surveiller la frontière contre le passage illégal des immigrants.
[8] Daniel Hernandez, « Stirring the other L.A. », The Los Angeles Weekly, 27 mars 2006.
[9] Dépêche Associated Press, 26 mars 2006.
[10] Les défilés s’inscrivaient dans une autre tradition et étaient généralement très petits, allant jusqu’à des « manifestations » d’une personne. Cf. Marianne Debouzy, art.cit., p.23-27.
[11] Voir Ruth Milkman, “Labor and the New Immigrant Rights Movement : Lessons from California”.
[12] Pour deux interprétations relativement divergentes des transformations en cours dans la gauche mexicaine, lire Guillermo Almeyra, « Mexique : la latino-américanisation », Mouvements n°47-48, sept-dec 2006, p.92-97 et Geneviève Verdo, « Calderón vs. Obrador : Les habits neufs de la démocratie mexicaine », La vie des idées, n°16, octobre 2006.
[13] Daniel Hernandez, op.cit.
[14] Par exemple, la confrontation entre manifestants et forces policières à Seattle en 1999 lors de la mobilisation contre la réunion de l’OMC, considérée comme le baptême du mouvement altermondialiste américain, avait donné lieu à 600 arrestations.
[15] Dans le monde entier, le 1er mai commémore historiquement le massacre de « Haymarket » en 1886 à Chicago, lors duquel fut réprimée une mobilisation ouvrière en faveur de la journée de 8 heures.
[16] Nos calculs, effectués à partir des données de la 2005 American Community Survey.
[17] Oaxaca est la capitale de l’Etat du même nom. Au printemps dernier, une grève prolongée des enseignants y eut lieu à propos des salaires et du budget de l’éducation. La mobilisation se radicalisa et s’étendit à de nombreuses catégories de la population. Suite à l’intervention très violente de la police pour reprendre la ville occupée, le mouvement réclama la démission du gouverneur Ulises Ruiz (PRI). Il se tourna alors durant l’été vers des formes originales d’autogestion que beaucoup ont décrit comme une « Commune ». Deux jours après la mort d’un jeune volontaire américain d’Indymedia tué par un groupe masqué fin octobre, les forces de l’ordre fédérales sont intervenues, reprenant en partie la ville et faisant plusieurs victimes, sans réellement mettre fin ni à l’insurrection et ni au parlement dont elle s’est doté, l’APPO (Assemblée Populaire des Peuples de Oaxaca).
[18] Guillermo Almeyra, op.cit.
[19] Pris ensemble (avec ou sans papiers), seuls 39% des Hispaniques vivant aux Etats-Unis jouissent du droit de vote, contre 77% des Blancs et 65% des Noirs (Pew Hispanic Center, juin 2005).
[20] « Voters send messages », éditorial de USA Today, 8 novembre 2006.
[21] Doug McAdam et Bill Sewel, « It’s All About Time : Temporality in the Study of Social Movements and Revolutions », in Aminzade et al., Silence and Voice in the Study of Contentious Politics, Cambridge University Press, 2001, p.89-125.