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Recension Société

Les pouvoirs de la Mondaine

À propos de : Gwénaëlle Mainsant, Sur le trottoir, l’État. La police face à la prostitution, Seuil


par Anaïk Purenne , le 6 septembre 2021


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Le droit est assez vague sur ce qu’il faut entendre par prostitution : c’est souvent à la police que revient la fonction de la définir, mais elle se focalise sur la prostitution de rue, celle des classes populaires, sans guère s’intéresser à celle, souvent luxueuse, des classes supérieures.

En ce début juin 2021, une brigade spécialisée de la police judiciaire parisienne est à l’honneur dans la presse nationale. Une filière internationale de prostitution opérant depuis l’Europe de l’Est vient de « tomber », un réseau très organisé qui avait profité de la crise sanitaire pour s’implanter dans les appartements Airbnb inoccupés des quartiers huppés de la capitale. Ce fait divers – une cinquantaine de réseaux sont démantelés chaque année par la Brigade de répression du proxénétisme – illustre plusieurs des dynamiques et des protagonistes qui sont au cœur de l’ouvrage que Gwénaëlle Mainsant consacre au gouvernement contemporain de la prostitution : déclin de la prostitution de rue (encore accentué par la pandémie) au profit du commerce sexuel sur internet, essor des réseaux originaires des pays de l’Est, policiers de la Brigade de répression du proxénétisme (ancienne Police des mœurs, devenue par la suite « la Mondaine ») qui mènent l’enquête sur des hommes proxénètes exploitant des jeunes femmes vulnérables.

Si « la Mondaine » est souvent associée à l’image de la prostitution de luxe, c’est pourtant sur le contrôle d’une prostitution de rue en perte de vitesse – qui concerne davantage les classes populaires que les milieux plus favorisés qui ont recours à la prostitution discrète évoquée ci-dessus – que se focalise paradoxalement l’effort des services de police, sur fond de guerre des polices entre unités obéissant à des logiques d’action et visions du métier différentes, de montée des discours sécuritaires et de politique du chiffre. Tous les groupes sociaux et tous les illégalismes ne sont ainsi pas égaux devant le droit : ils font au contraire l’objet d’un traitement différencié selon le genre, la classe et la race. Étayée par une enquête ethnographique au sein de plusieurs services de la police parisienne (« la Mondaine », mais aussi l’Unité de soutien aux investigations territoriales créée en 2003 pour lutter contre le racolage et l’Office central pour la répression de la traite des êtres humains), la démonstration de cette thèse s’appuie également sur la consultation d’archives et sur la réalisation d’entretiens avec des policiers, des acteurs associatifs, des magistrats, des prostitués et des proxénètes. À distance d’une « approche individualisante du droit qui impute la responsabilité d’une infraction à un individu » (p. 31), l’analyse permet de montrer comment les policiers produisent, en l’absence de définition juridique de la prostitution, un travail de catégorisation « sur le tas » qui, en envisageant les personnes prostituées moins comme des justiciables que comme des sources de renseignement, entretient une gestion différentielle des illégalismes sexuels. Plusieurs résultats importants ressortent de cet ouvrage magistralement écrit et documenté, qui offre à la fois une contribution à la sociologie de la police et un enrichissement de celle-ci par une sociologie du genre.

La définition de la prostitution « par le bas », entre logique de renseignement et policing de l’apparence

L’analyse de la lutte contre le proxénétisme vient tout d’abord confirmer plusieurs constats centraux de la sociologie de la police, à commencer par le pouvoir discrétionnaire des agents de terrain. Historiquement centrée sur la police de tranquillité publique, l’étude du travail policier au concret a démontré de longue date l’ampleur des marges de manœuvre dont disposent les policiers dans leurs interventions. Chargés de l’application de la loi, les policiers ont en pratique une grande liberté d’appréciation tant les textes sont parfois ambigus, contradictoires, voire muets face à la contingence des situations traitées au jour le jour. L’autonomie est aussi une caractéristique de la police d’investigation, qu’illustre bien l’exemple de la Brigade de répression du proxénétisme (BRP) : face à l’indétermination du droit en matière de prostitution, c’est en effet aux policiers qu’il appartient de définir, « par le bas », ce qu’est la sexualité illégale.

Cette autonomie des services ne découle cependant pas uniquement des silences du droit : elle est aussi recherchée et savamment entretenue par des stratégies visant à mettre à distance ces sources du travail policier que sont les injonctions judiciaires et hiérarchiques (relais de la volonté politique), ainsi que la demande sociale (émanant par exemple de riverains excédés ou d’associations d’aide aux personnes prostituées). Cette mise à distance des pressions externes renforce la maîtrise, par les policiers eux-mêmes, de la définition des cibles légitimes et du vrai travail policier. On retrouve ici la prégnance des hiérarchies de prestige internes à la profession policière, suivant l’adage selon lequel « le grand voyou fait le grand flic », ainsi que la disqualification du travail social et des logiques compassionnelles. Ni victimes d’exploitation sexuelle ou de traite, ni coupables de racolage, les prostituées sont avant tout vues par les policiers de la Brigade de répression du proxénétisme comme des sources d’information qu’il s’agit de ménager : car « être un bon flic, c’est savoir recruter des indics » (p. 142), qui permettront le cas échéant de démanteler des réseaux organisés de proxénétisme. Service de la police judiciaire, la Brigade de répression du proxénétisme a de fait, historiquement, un mandat ambivalent. Officiellement, son rôle est de contrôler ce gibier de police que sont les prostituées. Mais elle est aussi tournée de longue date vers un travail de renseignement où les prostituées sont perçues moins comme des justiciables que comme des informatrices privilégiées utiles aux enquêtes visant le grand banditisme.

La Loi pour la sécurité intérieure de 2003 est cependant venue renforcer les incertitudes sur les finalités de la lutte contre la prostitution et le proxénétisme. Instituant la répression du racolage en priorité d’action, elle ouvre sur des logiques de concurrence entre services où s’affrontent, à l’arrière-plan, les logiques de renseignement préexistantes et l’enjeu réaffirmé d’un policing de l’apparence. Alors que les policiers de la BRP pouvaient user de leur pouvoir discrétionnaire et fermer les yeux sur certains faits pour obtenir des renseignements utiles aux enquêtes de proxénétisme, la création d’une Unité de soutien aux investigations territoriales (USIT) dédiée au nettoyage systématique de la prostitution de rue (qui représente la frange la plus dominée de l’espace de la prostitution) vient compliquer la donne. Cette intensification d’un policing de maintien des apparences guidé par la politique du chiffre a favorisé moins une disparition de la prostitution qu’une transformation de celle-ci par adaptation. Implantation hors de Paris intra-muros et transformation des modes de recrutement de la clientèle (usage d’Internet, développement des salons de massage, etc.) viennent en particulier modifier le paysage de la prostitution parisienne.

Institution genrée et police du genre

Si les actions policières contribuent ainsi à certaines évolutions de la prostitution, le travail policier se caractérise dans le même temps par une forte inertie qui entrave les changements du cadre juridique et de l’action publique. Au moment où se développent des formes de prostitution perçues comme différentes par les policiers (prostitution originaire de Chine, d’Afrique sub-saharienne, d’Amérique latine, ou encore prostitution masculine et transgenre), c’est sur la prostitution blanche et hétérosexuelle que continue à se focaliser leur attention.

Cette inertie face aux évolutions à l’œuvre tient à une configuration de genre spécifique, qu’éclaire une perspective interactionniste attentive aux rapports sociaux de sexe qui prolonge les analyses de Geneviève Pruvost. Malgré une relative féminisation, la Brigade de répression du proxénétisme reste, à l’image de l’institution policière, régie par des normes masculines et hétérosexuelles. Recruter des informatrices et savoir tisser des relations privilégiées avec elles est vu comme l’apanage des policiers hommes, tant les manières de faire reposent sur un travail relationnel qui oscille entre familiarité, paternalisme, voire jeux de séduction mesurés. Enclins à jouer la carte de la familiarité avec les prostituées blanches hétérosexuelles (perçues comme des « vraies victimes » permettant d’accéder aux « beaux voyous » appartenant au grand banditisme), les policiers sont en revanche réticents à interagir, par gêne, dégoût ou peur du stigmate, avec les hommes homosexuels et avec les femmes (qu’elles soient prostituées ou proxénètes) d’Afrique subsaharienne. D’où une mise à distance, dans cet univers où la norme du policier est celle d’un homme blanc hétérosexuel, de la prostitution homosexuelle et transgenre, du proxénétisme féminin et de la prostitution non blanche, alors que, comme le précise le site internet de la BRP, « la grande majorité des femmes qui se prostituent (entre 80% et 90%) sont d’origine étrangère » (en particulier d’origine chinoise ou nigériane) et que « 80% des proxénètes sont des femmes ».

Deux constats contre-intuitifs en découlent : d’une part, un répertoire d’action policier qui met à distance l’usage de la force et de la coercition, au profit d’une valorisation du travail relationnel, compétence qui est ici perçue comme essentiellement masculine ; d’autre part, le fait que les normes virilistes de ce travail relationnel protègent in fine les formes de prostitution les plus altérisées : « paradoxalement, en refusant et en évitant de travailler sur les prostitués masculins, les policier.e.s ne travaillent pas sur les populations les plus stigmatisées et donc ne redoublent pas la stigmatisation pesant sur les transgenres et les travestis – résultat peu courant en sociologie de la déviance » (p. 236).

Ces différents constats ne renvoient pas seulement à l’ordre genré des interactions entre policiers et prostituées : ils s’inscrivent dans un tableau plus large qui est celui des recompositions du rôle de l’État face à la déviance et à la morale sexuelle (objet des chapitres 1 et 2). Au prisme d’une lecture foucaldienne, l’analyse donne à voir une grande variabilité dans la conception des illégalismes et des déviances sexuelles au fil du temps, qui suit les méandres des transformations du rapport de la société française à la sexualité depuis la fin de la seconde guerre mondiale, entre politisation et dépolitisation, réglementarisme et abolitionnisme. Avec la libération sexuelle et la dépolitisation progressive des questions relatives à la sexualité tout au long des années 1960-70, la surveillance des « bonnes mœurs » (contrôle du libertinage, de l’obscénité, de l’homosexualité, etc.) cède la place à la seule lutte contre le proxénétisme. En dépit du prestige qui entoure traditionnellement les services de police d’investigation, la Mondaine devient ainsi le gardien d’un contrôle sur la sexualité historiquement daté et à double vitesse qui se concentre sur la sexualité des classes populaires, la surveillance des pratiques des classes supérieures demeurant quant à elle l’objet d’un traitement feutré.

Gwénaëlle Mainsant, Sur le trottoir, l’État. La police face à la prostitution, Paris, Seuil, coll. La couleur des idées, 2021, 354 p., 24 €.

par Anaïk Purenne, le 6 septembre 2021

Pour citer cet article :

Anaïk Purenne, « Les pouvoirs de la Mondaine », La Vie des idées , 6 septembre 2021. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Les-pouvoirs-de-la-Mondaine

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