De quelle manière les politiques de lutte contre les discriminations raciales et de naturalisation éclairent-elles notre rapport à l’autre et à l’étranger ? En mobilisant les travaux de Franz Fanon et la littérature britannique [1], Sarah Mazouz pense les relations sociales à travers les processus « d’assignation racialisante » (p. 14) pour étudier conjointement ces deux politiques de manière « à saisir les pratiques de délimitation du groupe ainsi que les modes de production de l’ordre national » (p. 18). Elle montre comment une société produit du racial en distinguant les nationaux des « autres », définis ou perçus comme étrangers, malgré un affichage politique de Colorblindness et d’universalisme républicain.
L’ouvrage étudie la production de frontières intérieures et extérieures à la nation et s’insère dans la lignée des travaux d’Alexis Spire sur les guichets de l’immigration, de Vincent Arnaud Chappe sur les discriminations et de ceux de Claire Zalc sur la déchéance de nationalité. Les logiques d’inclusion et d’exclusion sont décrites à la fois à l’intérieur du groupe national, via l’examen des modalités de mise en œuvre de la lutte contre les discriminations raciales mais aussi à l’extérieur entre le national et l’étranger, par l’étude des pratiques de naturalisation des agents de la préfecture. Alors que la reconnaissance des discriminations raciales s’est construite en demi-teinte car pensée comme un prolongement de la politique d’intégration, la procédure de naturalisation participe quant à elle à réinvestir l’idée de nation mettant en scène La République et sa grandeur.
Les discriminations raciales, productrices de frontières intérieures
Le terme de discrimination, entendu comme « traitement défavorable en raison de l’origine réelle ou supposée », fait son apparition dans le lexique de l’action publique à la fin des années 1990 [2]. L’auteure distingue alors 3 moments dans la construction d’une politique de reconnaissance des discriminations raciales. La période de 1998 à 2000 marque un changement dans la manière de penser les discriminations : ce ne sont plus les attributs des étrangers qui seraient responsables de leurs difficultés à s’intégrer mais au contraire la société elle-même qui discrimine. Le rapport du Haut Commissariat à l’Intégration (HCI), remis en 1998 au Premier ministre, vient modifier l’orientation de la politique de lutte contre les discriminations construite jusque-là autour du paradigme de l’intégration et de la question immigrée. De 2001 à 2003, il se met en œuvre une politique de réparation ou de compensation des préjudices subis à travers la transposition dans le droit français des directives européennes relatives au principe d’égalité de traitement. Enfin, de 2004 à 2011, la politique antidiscriminatoire s’ouvre à d’autres critères que la race, au nom de « l’égalité des chances » et de la « diversité ».
Le travail de Sarah Mazouz nous permet d’entrer dans les pratiques quotidiennes des acteurs institutionnels chargés de mettre en œuvre une politique antidiscriminatoire et de révéler leurs positionnements en fonction de leurs expériences et leur trajectoire. L’ouvrage souligne que la question des discriminations a été progressivement dépolitisée, par l’effacement de la question des inégalités et un « enfouissement » de la question raciale. De même, la lutte contre les discriminations ne s’est pas construite comme une politique visant à rétablir une égalité de traitement, notamment à travers l’exercice du droit, mais plutôt comme un « problème technique » visant à promouvoir l’exercice de « bonnes pratiques » (p. 96) : elle est pensée comme une action de prévention au même titre que celle de la sécurité routière (p. 95). Cette technicisation participe à gommer la figure du producteur de discrimination et produit une hiérarchisation entre les victimes de discrimination. La figure de l’handicapé serait par exemple plus légitime que celle du musulman, bien souvent exclue de l’espace des plaintes audibles (p. 99).
En examinant la manière dont les acteurs politiques et associatifs et certains chercheurs ont participé à la mise sur agenda du problème des discriminations raciales, Sarah Mazouz offre une vision des jeux d’acteurs venant structurer l’action publique. Alors que des associations comme SOS Racisme voient dans la lutte contre les discriminations une concurrence à l’antiracisme, certains hauts fonctionnaires pensent l’anti-discrimination comme une cause concurrente à l’intégration. Cette politique se construit alors en « trompe-l’œil » (p. 65) puisque certains chercheurs, issus du laboratoire URMIS (Unité de Recherche Migrations et Société), ne sont pas pris au sérieux et des associations désertent cette question. La réflexion sur le rôle des chercheurs en sciences sociales dans l’élaboration des politiques publiques, généralement peu étudié, est l’une des originalités de l’ouvrage.
La procédure de naturalisation, l’incorporation à la nation
Après avoir étudié les dispositifs de lutte contre les discriminations comme producteurs de frontières internes à la société française, Sarah Mazouz s’interroge sur la procédure de naturalisation et ce qu’elle dit du tracé des frontières entre national et étranger. La décision d’accorder ou non la nationalité relève du pouvoir discrétionnaire de l’État et demeure une « faveur » pour laquelle « l’administration dispose d’un large pouvoir d’appréciation » sur la base de « critères de recevabilité » (p. 109). Les deux derniers chapitres de l’ouvrage s’intéressent à la fois aux pratiques administratives des agents chargés d’octroyer la nationalité française, aux effets que cela suscite auprès des postulants, mais aussi « aux cérémonies de remise des décrets de naturalisation célébrant la part symbolique de l’incorporation dans la nation » (p. 20).
L’observation des entretiens d’assimilation linguistique laisse apparaître la manière dont les fonctionnaires de catégorie C s’approprient les catégories du droit (celles de « faveur ») et s’appuient sur des notions morales comme le mérite pour évaluer les postulants et déterminer qui est naturalisable. Ces derniers doivent être dans une situation « d’égalité différée » [3] par rapport aux Français, soit avoir des diplômes, fréquenter et s’habiller à la française sans toutefois paraître en situation de supériorité vis-à-vis de l’agent qui fait passer l’entretien. Elle-même postulante à la procédure de naturalisation au moment de son enquête, Sarah Mazouz s’est vue opposer un premier refus au motif que son dossier était « trop gros » (p. 126). En mobilisant une « micro-sociologie interactionniste des pratiques individuelles » au guichet des naturalisations en préfecture, l’auteure propose une typologie des postures bureaucratiques. Les fonctionnaires peuvent ainsi s’ériger en gardiens de l’ordre national (p. 137), adopter une attitude missionnaire (p. 143) ou bienveillante (p. 149) selon leur trajectoire personnelle, leur arrivée dans le service, ainsi que selon les normes et contraintes liées au travail demandé. Les postures et réactions des candidats à la naturalisation sont également décrites : certains préparent l’entretien en anticipant le contenu (p. 152) quand d’autres sont au contraire pris au dépourvu par la demande administrative (p. 159). L’observation fine des interactions au guichet nous renseigne, plus largement, sur la définition et la construction permanente des rôles sociaux, des identités et des conditions du maintien de l’ordre social à travers les relations administratives.
La description des cérémonies de remise des décrets de naturalisation met en évidence le « déficit symbolique » qui affecte le statut de naturalisé « par rapport à celui qui est né français » [4] (p. 168). Sarah Mazouz distingue les cérémonies organisées par la préfecture, où l’empaquetage national met en scène les valeurs de la République et l’incorporation des naturalisés à la nation, des cérémonies plus festives et conviviales organisées par la mairie. Alors que les mairies mettent en avant les droits acquis, les préfectures insistent sur les notions de faveur et de mérite, ce qui place les heureux élus dans « une situation de reconnaissance vis-à-vis de l’État qui leur a accordé la nationalité française » (p. 188). Dans les deux cas, il s’agit d’un rite visant à produire une adhésion à la symbolique nationale. Discours, projection du diaporama La France, un pays, une histoire, une culture et chant de la Marseillaise sont des éléments communs.
Une « participation observante » au guichet
En incluant à sa recherche ses propres démarches administratives, Sarah Mazouz adopte une posture ethnographique par participation observante de la procédure de naturalisation. La description de ses sentiments personnels et de l’ambiance construite lors des cérémonies de remises des décrets de naturalisation (p. 167-168) donne de la profondeur aux matériaux et rend possible le travail de théorisation. Ce travail d’élucidation de soi par questionnement de sa propre posture et de ce qu’elle impose aux interlocuteurs (p. 25) permet à l’auteure de prendre en compte la question de l’objectivation et de la réflexivité.
En complétant les observations des interactions immédiates par des entretiens sur les trajectoires individuelles, Sarah Mazouz réintègre une dimension macrosociologique, en situant les agents dans la structure sociale et dans les contextes de production des interactions.
Néanmoins, comme dans la plupart des travaux au guichet, nous pouvons regretter le peu d’informations sur la manière dont les postulants à la naturalisation accumulent des ressources et des capitaux tout au long de leur parcours. D’une manière générale, ces études partent du postulat que l’individu est seul face à la République. Or que pouvons-nous dire des dynamiques et réseaux collectifs dans l’apprentissage des « bonnes » réponses pour les postulants à la naturalisation ? Certaines personnes peuvent être inscrites dans des associations communautaires et ainsi s’entraider dans l’apprentissage des codes et postures à adopter. L’ouvrage décrit finement les différentes tactiques et stratégies dont font preuve les postulants pour faire face à l’administration, mais nous savons peu de choses sur leurs identités multiples, leur sentiment d’appartenance à une catégorie administrative et sociale, leurs relations de pouvoir, leurs coalitions et leurs conflits. C’est là une piste qu’il serait intéressant de suivre.
Recensé : Sarah Mazouz, La République et ses autres. Politiques de l’altérité dans la France des années 2000, Lyon, ENS Editions, 2017, 275 p., 24 €.
Pour citer cet article :
Maureen Clappe, « Les portes de la nation »,
La Vie des idées
, 8 février 2018.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Les-portes-de-la-nation
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