Le droit, à se référer aux travaux de Pierre Bourdieu [1], est doté d’une force agissante. S’il est un vecteur privilégié de l’action de l’État, il peut être retourné contre le pouvoir qui l’édicte et devenir une arme défensive (protéger les libertés), voire une arme offensive (en conquérir de nouvelles) [2]. À cet égard, l’essor du « mouvement de protection des droits » (weiquan yundong) est l’un des phénomènes les plus marquants en Chine depuis les années 2000. Trente ans plus tôt, l’idée qu’on puisse invoquer le respect de droits reconnus par des textes accessibles à tous n’existait pas. La loi, rejetée sous la Révolution culturelle, venait d’être réhabilitée. Elle était d’abord un outil de gouvernement au service du projet que Deng Xiaoping assignait à son pays : le développement économique et la stabilité sociale, plutôt que la révolution permanente.
On situe généralement l’émergence de ce mouvement en 2003. Cette année-là, fin mars, un étudiant nommé Sun Zhigang est arrêté à Canton. Le jeune homme est enregistré à la campagne, il ne possède pas le certificat de résidence qui lui donne officiellement droit de travailler et de vivre dans la mégalopole. Il est aussitôt envoyé en centre de rétention où il décède sous les coups de ses codétenus. Les journalistes popularisent l’affaire, les juristes se mobilisent ; tous font valoir que le système de rapatriement et de rétention est contraire à la liberté de circulation garantie par la Constitution. Sa suppression est annoncée fin juin [3]. Preuve est faite qu’à travers un cas particulier, il est possible d’infléchir la réalité politique. La méthode fera école.
Plus qu’un mouvement, la « protection des droits » est d’abord une idée qui flotte dans l’air du temps. Elle est partagée par des avocats, des journalistes, des militants associatifs, des pétitionnaires ou encore des professeurs d’université. Les profils sociaux sont divers, les modes d’action tout autant. Certains préfèrent travailler dans la discrétion en s’agrégeant à des réseaux qui se constituent, se défont et se recomposent au gré des événements ; d’autres s’exposent publiquement en officialisant leurs activités sous la forme de groupes institués. Ce qui rassemble, en définitive, les acteurs épars de ce mouvement diffus est l’usage privilégié d’un même langage, celui du droit. Tous sont persuadés que la loi, parce que le régime la met en avant depuis 1999 avec l’inscription de « l’État de droit socialiste » dans la Constitution, ouvre un espace pour engager un débat public.
Parmi eux, les avocats tiennent une position singulière. De par leur position d’intermédiaire entre justiciables et juges, ils participent directement de cette opération de renversement du droit devant les tribunaux. Qu’a de nouveau leur pratique ? Sur quel héritage s’appuient-ils ? Comment le réinterprètent-ils ? Pour répondre à ces questions, penchons-nous sur deux figures emblématiques du barreau pékinois, MM. Xia Lin et Zhang Sizhi.
L’affirmation nouvelle d’une visée sociale
Deux générations séparent Xia Lin de Zhang Sizhi. Le premier s’est illustré par son intervention dans des affaires délicates à forte charge politique – la jeune employée Deng Yujiao, érigée malgré elle en symbole de la lutte contre l’omnipotence des cadres en 2009 ; le militant environnementaliste Tan Zuoren la même année ou encore l’artiste Ai Weiwei en 2011. Né en 1970, Xia Lin commence à exercer dans les années 1990. Il délaisse la lucrative activité d’avocat spécialisé dans le conseil aux entreprises, qu’il a exercée à Guiyang de 1994 à 2001, pour entreprendre une formation complémentaire en droit civil à l’université de Pékin de 2001 à 2004. En mai 2006, il crée le cabinet d’avocats Yipai, le premier cabinet spécialisé dans les « affaires d’intérêt général » (gongyixing anjian qu’ait jamais connu la Chine. Son but est clairement défini : « participer à la transformation de la société chinoise en faisant progresser le système légal en Chine [4] ». Pour l’atteindre, Xia Lin compte sélectionner les cas représentatifs d’une cause collective et offrir une assistance juridique gratuite aux personnes, souvent modestes, qui les incarnent.
L’inflexion du discours officiel favorise les initiatives en faveur des déshérités. Le régime a amorcé un virage social sous la houlette du président Hu Jintao et du Premier ministre Wen Jiabao, qui se traduit en 2004 par l’apparition de « la société harmonieuse » au panthéon des mots d’ordre du PCC. La même année, Hu Jintao, dans une instruction, souligne le rôle joué par les avocats dans la construction du « gouvernement par la loi » [5]. L’accent est mis sur le recours à « l’arme harmonieuse du droit » pour résoudre des conflits qui se multiplient en raison de la progression rapide des écarts de richesse.
Pour autant, si les avocats ont progressivement gagné en liberté depuis le rétablissement de leur profession en 1979, ils continuent d’être soumis à un strict contrôle. Tous les ans, les services déconcentrés de la justice procèdent au renouvellement de leur licence : un faux-pas peut leur valoir une suspension de leur licence, sinon son retrait. Dès la création du cabinet Yipai, Xia Lin s’emploie à écarter, un à un, les risques qui pèsent sur son activité. Le choix du vocabulaire, d’abord. L’expression gongyixing anjian, traduction du terme public interest venu des États-Unis, est utilisée en Chine depuis la fin des années 1990. Elle constitue, pour Xia Lin, une façon de neutraliser la charge politique des cas judiciaires qu’il se donne pour tâche de plaider en contournant celle de « droits de l’homme » [6]. La détermination de la ligne, ensuite. Si Xia Lin veut devenir un « authentique avocat » (chunjie lüshi) intervenant dans des « affaires de droits de l’homme » (renquan anjian), il restreint son activité aux affaires où sont en jeu les seuls droits économiques et sociaux, « le bien-être du peuple [7] ». Dans un premier temps, il choisit de ne pas s’attaquer aux droits civils et politiques [8].
Enfin, l’adossement à l’Association panchinoise des avocats, l’équivalent du Conseil national des barreaux français [9]. Xia Lin, par l’intermédiaire d’amis, a obtenu la protection du président de la commission de la Constitution et des droits de l’homme de l’association, Wu Ge [10]. Cette protection se traduit par une aide financière. Elle est indispensable dans un pays où le système d’aide juridictionnelle est à l’état embryonnaire – et Xia Lin doit trouver un moyen de rémunérer ses collaborateurs. Le nom de Wu Ge représente également un sauf-conduit pour s’épargner des ennuis politico-administratifs lors de l’enregistrement de son cabinet auprès du bureau de la justice de Pékin. Choix des mots, sélection des cas à prendre à charge, protection politico-administrative ; à considérer les mesures de prévention que prend Xia Lin, on mesure les obstacles qui se dressent devant son projet. Il n’empêche ; il affirme, par la création du cabinet Yipai, une visée sociale en se donnant pour tâche de secourir les populations les plus défavorisées à une période où le régime observe une certaine bienveillance à l’égard de telles actions.
La revendication d’un héritage
Ultime précaution, Xia Lin recherche la protection morale de Zhang Sizhi. Il lui offre de prendre la tête du cabinet Yipai :
Nous espérions que M. Zhang nous offre son soutien ou, pour dire les choses autrement, que M. Zhang dise qu’il était au poste de commandement. Ainsi, s’il y avait le moindre risque, il pourrait assumer. M. Zhang a une haute réputation d’intégrité, le régime ne peut pas facilement s’en prendre à lui [11].
Né en 1927, Zhang Sizhi est l’un des rares survivants de la première génération des avocats chinois. Après avoir brièvement plaidé en 1956, il est classé droitier. Quinze ans de rééducation par le travail, et le voici réhabilité à la fin des années 1970. Au début des années 1980, il jette les bases de la défense dans un pays qui l’ignorait jusqu’alors en acceptant de plaider pour la Bande des quatre, rendue responsable des dix ans de chaos de la Révolution culturelle [12]. Il consolide la place de l’avocat dans les années 1990 en prenant en charge les plus grands procès politiques de l’après-Tian’anmen : celui de Wang Juntao, un sociologue en vue accusé d’être « une main noire du mouvement étudiant », en 1991 ; celui de Bao Tong, le bras droit du secrétaire général Zhao Ziyang, en 1992.
Pour Xia Lin, comme pour des générations de juristes chinois, Zhang Sizhi a ouvert un chemin. Le solliciter, c’est revendiquer son héritage. Sans le connaître personnellement, le jeune avocat du Guizhou éprouve une profonde admiration pour le vieil homme depuis l’université :
Mon professeur de droit pénal était un camarade d’université de M. Zhang (…). Dans l’université, les plaidoiries de M. Zhang étaient très admirées ; nous nous les passions sous le manteau (…). C’était dans les années 1991-1992 ; une époque où M. Zhang plaidait des affaires liées au mouvement de Tian’anmen [13].
L’objectif social que s’assigne Xia Lin aussi bien que la méthode qu’il identifie pour y parvenir diffèrent des modes d’action de Zhang Sizhi. Ce dernier a toujours refusé le principe d’une quelconque spécialisation : affaires commerciales, civiles, pénales, il a tâté de tout durant sa carrière. Il ne s’est jamais reconnu une autre cause que le droit et la défense des avocats. La démarche active qui consiste à aller au devant des prévenus pour leur fournir une aide juridique gratuite lui est largement étrangère. Le vieil homme clame n’avoir jamais fait que son devoir d’avocat en défendant les personnes qui étaient venues à lui et que personne d’autre ne voulait défendre. Tout au long de sa carrière, il s’est gardé d’accorder gratuitement ses services, en particulier dans les procès politiques. Non par attachement à la rémunération de ses actes mais parce que cela revenait, pour lui, à faire étalage d’une sympathie pour le prévenu qui aurait jeté le discrédit sur son rôle de défenseur [14].
Zhang Sizhi accepte néanmoins de devenir le président d’honneur de la nouvelle structure. Il se retrouve dans la démarche désintéressée de ces jeunes gens à une époque où la dérive mercantile de sa profession s’accentue. Pour lui, la profession d’avocat est une « mission sacrée » (shensheng de shiming) [15]. Fort de son expérience, il guide Xia Lin et ses collaborateurs dans leurs premiers pas d’avocats à Pékin.
L’appel au tribunal de l’opinion
L’affaire Cui Yingjie, survenue durant l’été 2006 à Pékin, inaugure leur collaboration. Ce jeune homme est l’un de ces innombrables vendeurs ambulants qui fuient la misère des campagnes pour tenter de gagner leur vie en ville. Leur présence sur la chaussée est de moins en moins tolérée dans une capitale qui accomplie sa mue pour accueillir les Jeux olympiques deux ans plus tard. Les agents municipaux de sécurité sont chargés d’éradiquer ces petits illégalismes au nom de la nouvelle « civilisation urbaine » [16]. Le 11 août, Cui Yingjie vend des saucisses grillées dans le quartier commerçant de Zhongguancun. Des agents lui confisquent son triporteur, le jeune homme réagit violemment et blesse d’un coup de couteau à la gorge l’un des leurs qui meurt quelques heures plus tard de ses blessures à l’hôpital. Ce fait divers, lorsque Xia Lin le découvre dans la presse, lui semble un terrain favorable à une intervention. Et ce, pour une raison très simple : nulle revendication politique de la part de Cui Yingjie, mais une altercation avec des agents de sécurité qui tourne mal. Ceux-ci relèvent des « bureaux de gestion urbaine » (chengguan), créés à partir d’une expérimentation ouverte par la loi de 1996 sur les sanctions administratives. Le premier d’entre eux a vu le jour à Pékin en mai 1997. Leur violence récurrente fait l’objet de nombreux dépôts de plaintes auprès du bureau des lettres et des visites [17].
Les médias pékinois, le Beijing News en tête, détaillent les hommages rendus à l’agent mort en service, Li Zhiqiang. Le 14 août, trois jours après les faits, le bureau de gestion urbaine du district de Haidian organise une cérémonie funéraire publique à laquelle assistent plus de 1 200 personnes ; depuis les responsables officiels du district jusqu’aux anonymes de la rue, on se déplace pour déposer des gerbes de fleurs devant le portrait du défunt enrubanné de noir. Le mémorial électronique [18], mis en ligne le même jour, reçoit la visite de plus de 638 internautes qui y déposent leurs condoléances. Le jour suivant, le secrétaire général de la ville de Pékin, Liu Qi, se rend chez la mère de Li Zhiqiang pour s’y s’incliner devant le portrait funéraire de Li Zhiqiang. Par ce geste, il veut « remercier publiquement les agents municipaux de sécurité de Pékin de leur contribution ». La veille, la municipalité a bouclé un dossier afin d’obtenir la distinction de « martyr de la révolution » pour Li Zhiqiang [19]. Le 16 août, l’agence de presse Xinhua rapporte que la demande a été approuvée. Nulle part, il n’est fait mention des brutalités quotidiennes que subissent les vendeurs de rue.
L’hebdomadaire national Southern Weekly (Nanfang Zhoumo), réputé pour être un des plus audacieux du pays, consacre à cette affaire un long article le 14 septembre 2006. Le reportage, intitulé « La mort d’un commandant adjoint d’une unité de chengguan » [20], entremêle les actions de Li Zhiqiang et de Cui Yingjie durant la journée du 11 août et retrace minutieusement leur parcours. On apprend que Cui Yingjie s’est vu confisquer un autre triporteur peu avant, qu’il a supplié à genoux qu’on ne lui prenne pas de nouveau son outil de travail : « Laissez-le moi ; prenez tout le reste ; je vous en supplie, c’est grâce à lui que je peux manger. » On y apprend aussi qu’il travaillait comme vigile dans un karaoké le soir depuis 2004 et attendait depuis deux mois que son patron le paie, qu’il a fait contre mauvaise fortune bon cœur en montant un petit commerce de saucisses grillées le jour. On y apprend enfin que Cui Yingjie a été démobilisé de l’armée en 2003 où il a reçu la distinction réservée aux soldats exemplaires. En somme, les deux hommes étaient honnêtes, bons et travailleurs : l’un cherchait simplement à gagner sa vie, l’autre simplement à faire respecter la loi.
Xia Lin contacte le Southern Weekly, qui lui organise un rendez-vous avec le père de Cui Yingjie. En septembre, l’avocat est en possession de l’indispensable mandat qui fait de lui le défenseur du jeune vendeur ambulant. Peu après, la machine médiatique s’emballe :
C’est le reportage du Southern Weekly qui a tout déclenché. Ce journal a beaucoup d’influence et tous les intellectuels ont commencé à s’intéresser à Cui Yingjie. Après, les autres médias ont suivi. J’étais déjà en train de travailler sur ce cas, mais ce n’est pas moi qui ai poussé à la médiatisation [21].
Si Xia Lin n’a pas pris l’initiative de populariser l’affaire, il considère que les médias représentent une force pour influencer l’opinion publique. Cette force, il en a besoin pour contrecarrer la version portée par la municipalité de Pékin :
En gros, comme l’agent avait été désigné « martyr de la révolution » et que le vendeur de rue l’avait tué, son geste était automatiquement contre-révolutionnaire. Dans notre régime communiste, il n’y a pas une seule personne coupable de meurtre contre-révolutionnaire qui ait échappé à la peine de mort ; tous ont été exécutés [22].
Afin de susciter le débat sur la politique de sécurité urbaine, il organise une conférence en octobre 2006 au sein de son cabinet avec des experts du droit administratif et des sociologues :
Mon idée était de recueillir l’avis des spécialistes et aussi, à travers cette conférence, de porter l’affaire devant l’opinion publique. Si nous obtenions des reportages et des interviews, nous réussirions à attirer l’attention et à créer le débat [23].
Pour faire venir les journalistes, Xia Lin vise des gens célèbres. Il demande à Zhang Sizhi de présider le débat, qui l’accepte. C’est la condition pour que des spécialistes connus se déplacent :
Nous n’étions pas très connus ; si j’avais invité moi-même ces spécialistes à participer à notre conférence, ils ne se seraient pas déplacés [24].
À ce stade, Xia Lin a une idée assez précise de la fragilité des activités des agents municipaux de sécurité au regard de la loi. Ils ne respectent pas la procédure : ils ne produisent par leur carte professionnelle lors des contrôles, ils procèdent aux confiscations sans avoir émis un rappel à l’ordre et fait signer un constat d’infraction au contrevenant ; ils font usage de la force quand, en théorie, ils doivent se limiter aux amendes et aux confiscations. Surtout, Xia Lin a découvert en épluchant les textes de loi et les règlements que le fondement légal de leur action est incertain : l’assemblée populaire de Pékin n’a jamais approuvé formellement la formation des bureaux de gestion urbaine. En bref, non seulement l’organisation chargée de faire respecter la loi outrepasse la loi, mais encore elle est dépourvue de base juridique. Xia Lin expose et teste cette idée durant la conférence. Il échoue : les rédactions n’autorisent pas les journalistes à publier des articles sur le sujet. Seul le Quotidien de la jeunesse chinoise publie un entrefilet sur la tenue de la réunion.
Par la suite, Xia Lin collabore avec les journalistes :
J’ai accepté les interviews, toutes les demandes d’interviews, je n’ai pas trié, sauf celles des journalistes étrangers [25].
Il cherche à imposer sa lecture du cas de Cui Yingjie dans les médias :
Le cas de Cui Yingjie était une tragédie (…). L’idée centrale était que le système institutionnel mis en place par le gouvernement n’était pas assez harmonieux, que la politique de sécurité urbaine n’était pas rationnelle, ce qui a provoqué automatiquement la mort de deux personnes des couches populaires. Parce que les agents de sécurité sont aussi, pour beaucoup, des gens issus des couches populaires ; ils n’ont pas de statut de fonctionnaires, ce sont des intérimaires (…) Deux personnes des couches populaires ont dû payer de leur vie les défaillances de la politique gouvernementale [26].
Cette version, qui s’appuie sur le sentiment de la pitié, reprend les mots d’ordre du pouvoir : l’harmonie sociale, la rationalité de l’action publique. Elle a davantage de chances de passer dans les médias que celle de la dénonciation franche et ouverte de l’injustice. Surtout, elle est plus propice à gagner les faveurs d’une large frange de l’opinion publique, y compris des décideurs, car Xia Lin espère aussi mettre les autorités en demeure d’agir :
Seul, je n’ai aucune force. Maintenant, la Chine est une société à demi-ouverte. La force des médias peut vraiment amener le PCC et les gens au pouvoir [à infléchir leur politique] quand la réaction populaire est très vive [27].
Ce recours aux médias rompt avec la pratique de Zhang Sizhi. Ce dernier s’est toujours tenu à bonne distance des journalistes ; pour leur échapper lors de l’affaire Wei Jingsheng en 1995, il s’est même caché dans un hôtel de province [28]. Mesure de précaution, évidemment, pour lui-même, mais surtout pour le prévenu : parler aux médias, selon Zhang Sizhi, c’est politiser une affaire et, par là même, prendre le risque d’exposer le prévenu à une condamnation plus lourde.
Xia Lin exerce ses talents d’avocats, il est vrai, dans une société devenue « à demi-ouverte », pour reprendre ses mots, où se développent la presse commerciale, le journalisme d’investigation et les blogs aux côtés des médias officiels ; internet et les réseaux sociaux, en dépit de la censure, multiplient les possibilités de communiquer, de transmettre des informations et de les discuter [29]. Pour Xia Lin, la bataille médiatique est le prélude de la bataille judiciaire qui se livrera au tribunal. Toutefois, à l’instar de Zhang Sizhi, il est une ligne rouge qu’il ne franchit pas : se livrer à des journalistes étrangers.
La dissimulation de la cause
Xia Lin, depuis ses recherches initiales sur les bureaux de gestion urbaine s’est donné pour but d’obtenir la suppression de cette organisation. Cela a des incidences sur sa ligne de défense :
Puisque nous avions réuni des preuves sur l’illégalité statutaire de ces agents et que ceux-ci n’avaient pas le pouvoir légal de faire respecter la loi et, donc, de confisquer un triporteur, je pouvais plaider la légitime défense, c’est-à-dire non coupable [30].
Une semaine avant le procès, il découvre, en récupérant l’acte d’accusation, que le parquet a modifié le chef d’accusation : il a retenu, plutôt que celui de coups et blessures volontaires ayant entraîné la mort qu’avait choisi la police criminelle, celui d’homicide volontaire. Il y a ajouté un autre chef d’accusation : obstacle à une mission de service public. Le procès doit s’ouvrir quatre jours plus tard, le 12 décembre. Zhang Sizhi conseille à Xia Lin de « plaider au centre [31] ». C’est que l’avocat chinois travaille dorénavant sous une double contrainte, celle du droit mais aussi celle du politique :
M. Zhang a dit que, au vu de son expérience et dans la situation politique actuelle, le régime ne pourrait pas accepter cette ligne de défense et que cela irait au rebours des intérêts de Cui Yingjie. Notre but en tant qu’avocat était d’abord de défendre Cui Yingjie et de le sauver de l’exécution. (…) S’il n’y avait pas eu autant de facteurs politiques derrière tout ça, j’aurais peut-être plaidé selon mon idée, parce que cela tenait en droit. M. Zhang m’a convaincu que je devais « plaider au centre » [32].
Xia Lin ne renonce pas pour autant à son combat pour une abolition des bureaux de gestion urbaine. Il fait passer à l’arrière-plan sa démonstration sur leur illégalité, il l’enchâsse dans sa plaidoirie pour réfuter le chef d’accusation d’obstacle à une mission de service public. Pas plus de mise en avant de la cause que de montée en généralité à partir du cas de Cui Yingjie. Le jeune homme ne représente pas tous les travailleurs migrants :
J’ai voulu rester sur des questions très concrètes. Derrière cette affaire, il y avait la question des bureaux de gestion urbaine. Mais je ne voulais pas faire de Cui Yingjie l’incarnation de l’opposition d’une couche sociale [33].
Cette stratégie de la dissimulation de la cause renouvelle et prolonge la stratégie de la neutralité de Zhang Sizhi, une stratégie qu’il a esquissée lors du procès de la Bande des quatre de l’hiver 1980-1981 et parfaite dans les procès de l’après-Tian’anmen. De même, Xia Lin réfute, point par point, l’acte d’accusation en laissant aux juges le soin de tirer la conclusion qui découle de sa démonstration. En revanche, il s’autorise à sortir du champ strictement juridique pour faire appel à la justice naturelle dans sa conclusion :
Il est un proverbe juridique : pour établir de bonnes lois à l’endroit de ceux qui vivent sous le ciel, il faut se conformer à la justice du ciel. Messieurs les juges, messieurs les procureurs : notre loi et notre système d’administration de la ville ne devraient-ils pas, en définitive, avoir pour but d’apporter le bonheur aux citoyens et d’alléger leurs difficultés ? Notre mission d’hommes de loi n’est-elle pas de rendre notre société plus harmonieuse, moins brutale ? Nous avons déjà à déplorer la perte de Li Zhiqiang, nous faudra-t-il encore déplorer celle de Cui Yingjie [34] ?
Le recours au registre de l’émotion vient donner chair aux arguments de droit, les compléter. Les juges l’interdisaient à Zhang Sizhi [35] ; Xia Lin, des années plus tard, peut manifester publiquement son engagement auprès de son client au-delà de la sphère judiciaire. Il se réfère explicitement au rôle joué par Emile Zola dans l’affaire Dreyfus :
En gros, c’est le procédé de « J’accuse » car à la fin de la plaidoirie, j’utilise beaucoup l’interrogation rhétorique, ce que je ne fais pas habituellement ; c’était pour suggérer l’injustice sociale [36].
Le procès se déroule le 12 décembre 2006 au tribunal intermédiaire n°1 de Pékin. Il s’agit de la plus grande salle d’audience de la ville. Elle est, explique Xia Lin, remplie de journalistes travaillant pour des médias gouvernementaux car les autorités de Pékin espèrent faire œuvre pédagogique en retransmettant le procès du jeune vendeur ambulant :
Le gouvernement comptait faire de la communication autour de la condamnation à mort de Cui Yingjie. La télévision centrale avait même installé trois caméras dans la salle. Il y avait aussi beaucoup de journalistes de la presse écrite. Personne ne s’attendait à ce que je fasse des commentaires critiques à l’encontre des bureaux de gestion urbaine en public [37].
De fait, la démonstration de Xia Lin sur l’illégalité du bureau en charge de la sécurité urbaine prend de court juges et procureurs. D’autant qu’elle gagne le soutien des nombreux agents municipaux qui assistent au procès et se battent, eux aussi, pour une modification de leur statut :
Naturellement, ils n’étaient pas contents que Cui Yingjie ait tué l’un des leurs, mais comme ils peinent à protéger leur sécurité lors des interventions, ils étaient sensibles à mon discours. J’ai expliqué que le gouvernement leur déléguait l’application de la loi sans leur accorder un salaire, un statut, des protections. Ils espéraient, à travers ma plaidoirie, attirer l’attention de l’opinion publique, obtenir enfin un statut de fonctionnaire [38].
Devant ce coup de théâtre, les procureurs se gardent d’entrer dans la discussion, ils se bornent à argumenter sur le principal chef d’accusation : l’homicide volontaire. Xia Lin a su imprimer son rythme au procès : l’audience a duré plus de quatre heures, une durée très longue selon les critères chinois. S’il a choisi de dissimuler la cause, il n’en est pas moins parvenu, en maniant la logique juridique et le registre de l’émotion, à renverser la situation : Cui Yingjie incarnera désormais, non le brutal meurtrier prêt à tuer un représentant de la loi, mais un jeune homme poussé par la détresse à commettre un geste irréparable qu’il ne s’explique pas lui-même.
Après l’audience, le débat fait rage. Il se concentre sur la sentence. Cui Yingjie mérite-t-il la peine de mort ? Les juristes se mobilisent, appelant à une utilisation prudente de la peine de mort [39]. Un journaliste du Southern Weekly rapporte à Xia Lin que les internautes votent sur un site créé pour l’occasion : ils se prononcent à 90% contre l’exécution du jeune vendeur ambulant. Commentateurs et bloggeurs procèdent à une vertigineuse montée en généralité. Le cas de Cui Yingjie, disent-ils, est représentatif parce qu’il retrace une confrontation ouverte entre les droits fondamentaux des catégories défavorisées – le droit des vendeurs ambulants à gagner leur vie – et les comportements illégaux d’une administration détenant la force – les agents municipaux de sécurité. Une partie des discussions sont censurées : le 12 février 2007, le professeur He Weifang, l’avocat Pu Zhiqiang, le professeur Xiao Han et le professeur Xu Zhiyong le dénoncent dans une lettre ouverte à Sina.com [40]. Le verdict tombe le 10 avril 2007 : la peine de mort assortie d’un sursis de deux ans. Pour la première fois, une personne jugée coupable d’avoir tué un « martyr de la révolution » n’est pas condamnée à l’exécution immédiate. Après la sentence, le Southern Weekly salue l’intervention de Xia Lin et, fait rare, publie sa plaidoirie.
Un compromis politique, c’est ainsi que Xia Lin comprend le verdict : le tribunal a voulu contenter les agents municipaux de sécurité puisque Cui Yingjie a été condamné à mort, et l’opinion publique car la sanction a été assortie d’un sursis. Si Cui Yingjie se comporte bien durant deux ans, la peine sera commuée en peine d’emprisonnement à vie puis réduite en fonction de sa conduite. En réalité, personne n’est satisfait. D’un côté, les agents municipaux font courir sur internet la menace de se mettre en grève ; une des leurs déclare à un journaliste « Cui Yingjie doit mourir ; sans cela, nous ne pourrons plus faire respecter la loi [41]. De l’autre côté, on espère que Cui Yingjie fera appel, comme il l’a fait savoir dans les médias. Xia Lin hésite :
Je craignais une condamnation plus lourde en cas d’appel car c’était devenu une affaire politique. La justice chinoise n’est pas indépendante ; bien que ce soit le tribunal qui ait prononcé la sentence, je savais qui avait pris la décision. S’il intervenait le moindre changement dans la configuration politique et que nous faisions appel, Cui Yingjie risquait d’en faire les frais [42].
En effet, la configuration politique ne lui est pas favorable. Nous sommes à deux ans des Jeux olympiques, la municipalité doit démontrer sa capacité à faire régner la nouvelle « civilisation urbaine ». Il faudra trois visites à Xia Lin et l’intervention du père de Cui Yingjie pour que le jeune homme se rallie à cette solution qui n’est guère satisfaisante en soi mais l’est davantage qu’une exécution immédiate. Un avocat rejetant l’opportunité que lui offre la loi du procès d’appel peut paraître curieux. Il l’est peut-être moins lorsqu’on suit le raisonnement de Xia Lin : veiller d’abord aux intérêts de son client en prenant acte de la réalité politique. Et ce n’est qu’une fois la procédure judiciaire définitivement close que Xia Lin s’autorisera à appeler ouvertement à une abolition des bureaux de gestion urbaine [43].
De l’affaire Cui Yingjie, quelles conclusions pouvons-nous tirer sur l’usage nouveau qui est fait du droit en Chine dans les années 2000 ? Xia Lin, s’il se réclame explicitement de l’héritage de son mentor, s’en écarte par l’affirmation d’une visée sociale, le recours à l’opinion publique et la poursuite d’une cause générale au-delà de la défense stricte de son prévenu. Zhang Sizhi l’accompagne, le guide et l’oriente ; les temps ont changé, la position de l’avocat s’est affermie. À l’origine, un fait divers assez banal qui s’inscrit dans la longue chaîne des incidents qui émaillent ce que certains commentateurs chinois n’hésitent pas à qualifier de guérilla entre vendeurs ambulants et agents municipaux. Le résultat, un cas exemplaire à partir duquel s’exprime publiquement une revendication sociale : la nécessaire réforme des bureaux de gestion urbaine. Xia Lin, qui connaît parfaitement le modèle de l’affaire Dreyfus, y a renoncé pour bâtir un récit adapté aux références morales et aux entraves politiques qui sont celles de la Chine de 2006. Ce faisant, il est parvenu à imposer le langage du droit contre le langage politique : Cui Yingjie, le meurtrier du « martyr révolutionnaire », a la vie sauve. Tour de force, Xia Lin a réussi à lancer un débat public sur la sécurité urbaine. On discute d’une réforme des bureaux de gestion urbaine à l’Assemblée nationale populaire et à la Conférence consultative politique du peuple chinois durant la session de 2007. À Pékin, on organise des sessions de formation pour éradiquer les « neufs comportements qui vont à l’encontre de la discipline » parmi les agents municipaux de sécurité [44].
Voilà que le droit, après le développement économique dans les années 1990, apparaît comme la principale clé de la modernisation du pays. Il fonde aussi bien l’action de l’État-Parti que les activités de ceux qui cherchent à obtenir des réformes. Parce que le régime refuse la primauté du droit sur le politique, cet espace de dialogue est aussi un espace de frottement, de tension, de friction. Peu après l’affaire Cui Yingjie, Xia Lin sera contraint de fermer le cabinet Yipai, son protecteur de l’association nationale des avocats lui retirant son soutien. Depuis 2007, il travaille aux côtés de Pu Zhiqiang, un avocat connu des médias occidentaux, au sein du cabinet Huayi où il continue à s’investir dans des cas potentiellement exemplaires en marge d’une activité plus traditionnelle. Il n’en demeure pas moins que la conscience du droit et des droits s’échafaude en Chine. Et cela constitue un formidable progrès si l’on veut bien considérer que la loi ne représentait qu’un vulgaire bout de papier avant 1979.