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Recension Société

Les nouveaux espaces de la bourgeoisie

À propos de : Sylvie Tissot, De bons voisins. Enquête dans un quartier de la bourgeoisie progressiste, Raisons d’Agir


par Anaïs Collet , le 26 novembre 2012


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La bourgeoisie actuelle ne se définit pas seulement par l’exclusion des groupes dominés, mais par des processus d’inclusion visibles (valorisation de la diversité sociale, revendication de la tolérance). En montrant qu’il y a là plus qu’une simple reproduction des rapports sociaux, l’enquête de Sylvie Tissot à Boston met en évidence les enjeux des recompositions des classes dominantes.

Recensé : Sylvie Tissot, De bons voisins. Enquête dans un quartier de la bourgeoisie progressiste, Paris, Raisons d’Agir, 2011. 313 p., 20 €.

Le South End de Boston connaît depuis la fin des années 1960, comme de nombreux quartiers centraux des grandes agglomérations nord-américaines et européennes, un processus de gentrification, c’est-à-dire une transformation sociale, économique et symbolique découlant de l’afflux de ménages appartenant aux classes moyennes et supérieures dans un quartier initialement populaire. Ce processus, étroitement lié aux transformations des valeurs des classes moyennes depuis l’ébranlement idéologique des années 1960, donne lieu à des situations de coprésence entre des groupes sociaux aux habitus, aux intérêts et aux ressources profondément divergents, régulées et prises en charge par les nouveaux habitants à travers leur goût progressiste pour la mixité sociale - « diversity » en anglais. Après avoir montré comment et sous quelle forme la « mixité sociale » était devenue un mot d’ordre des politiques de la ville en France [1], Sylvie Tissot continue à explorer cette catégorie.

Les traductions concrètes du goût pour la diversité

Analysant les mobilisations autour d’enjeux variés formulés ou reformulés par les nouveaux habitants - le peuplement du quartier dans le cadre de la rénovation urbaine, son classement comme « district historique », les usages des parcs et des espaces publics, etc. - Sylvie Tissot montre la labilité du terme « diversity », sa constitution en mot d’ordre et les précautions qui accompagnent sa mise en œuvre. Tel foyer de réinsertion est bien accepté dans le quartier mais le règlement encadrant les pratiques de ses pensionnaires est dicté par les associations de propriétaires. Les résidents noirs ou asiatiques sont les bienvenus aux réunions publiques à condition qu’ils se défassent de toute culture militante communautaire. Globalement, si les propriétaires blancs promeuvent la diversité de la population du quartier, ils finissent par contrôler et encadrer les pratiques des « autres » et par imposer leurs normes dans les usages des lieux et les interactions quotidiennes. Condamnant les formes radicales du militantisme communautaire, ils imposent peu à peu leur culture fondée sur le respect de la diversité, l’évitement du conflit, la négociation et la surveillance mutuelle. On comprend ainsi « le sens restrictif donné à cette diversité devenue par la suite consensuelle : si celle-ci indique une valorisation des minorités, elle implique une coexistence sans redistribution locale des positions de pouvoir » (p. 233). La présence des autres, bien contrôlée et bien régulée, permet en effet à ce groupe social de se définir comme différent tant de l’élite bostonienne traditionnelle que des classes moyennes des suburbs.

Une sociologie de la bourgeoisie progressiste à travers ses espaces

C’est là le second grand intérêt de cet ouvrage : Sylvie Tissot propose ici une véritable sociologie de la bourgeoisie progressiste américaine et montre au passage toute la fertilité d’une approche localisée des groupes sociaux. La sociologie urbaine, dont relève assurément cet ouvrage, montre ici sa capacité à révéler des processus sociaux dépassant le seul fait urbain : l’espace du quartier est à la fois l’enjeu et le révélateur de la mobilisation des groupes pour leur propre définition et leur positionnement dans l’espace social. Ainsi, en analysant minutieusement les transformations du quartier - des plus matérielles (normes architecturales qui s’imposent, choix du mobilier urbain, décoration des logements) aux plus symboliques (réputation, dénominations, délimitations), mais aussi sociales (évolution du peuplement, des normes régissant les sociabilités, des pratiques dans les espaces publics) et économiques (prix de l’immobilier, nature des commerces) - l’auteure met en évidence leur principal ressort : la constitution d’un groupe social localement dominant. Elle montre avec finesse le déplacement des frontières sociales qui s’opère au cours de ces transformations et qui permet l’assise progressive d’un groupe de propriétaires blancs mais pas nécessairement WASP, hétéro- et homosexuels, à l’habitus cosmopolite et aux sociabilités reposant moins sur la famille et l’espace privé que sur la gestion des espaces publics et le goût des autres.

Tout l’intérêt de cette analyse - ce qui se joue là, à l’échelle du quartier et du quotidien - est un processus beaucoup plus large de recomposition des frontières au sein des classes moyennes et supérieures, en lien avec l’histoire sociale et politique du pays. La constitution et les mutations de la bourgeoisie progressiste du South End des années 1960 aux années 2000 reflètent ainsi la transformation de la structure sociale dans son entier, et notamment les effets des mouvements des droits civiques, des gays et des femmes : « mettant fin à la ségrégation raciale institutionnalisée, à l’emprise d’une élite exclusivement blanche et protestante, au strict partage des rôles et des professions entre hommes et femmes, ou encore à la répression policière de l’homosexualité » (p.308). Trois ensembles de traits caractérisent au final ce groupe social. Du point de vue des rapports à l’espace résidentiel, il combine un fort ancrage local et une grande mobilité, et adhère à un modèle urbain opposé à celui des suburbs, qui repose sur la fréquentation des espaces publics, la marche à pied et la valorisation de la diversité. Du point de vue des normes conjugales et familiales, il est marqué par le relâchement des impératifs hétéronormés, la condamnation du sexisme et la redistribution des pouvoirs entre hommes et femmes et entre hétéro- et homosexuels. Enfin, du point de vue des frontières de race et de classe, ce groupe social condamne l’exclusion et défend la mixité sociale et ethnique - attitude qui ne peut, selon Sylvie Tissot, se réduire à « un simple affichage, une profession de foi permettant de gagner sur tous les tableaux (celui de la domination sociale et du prestige moral) » (p. 307), mais qui vient, de façon plus complexe, « renouveler le jeu de la distinction » (p. 306). De fait, ces valeurs ne conduisent pas à un effacement des frontières de race et de classe, mais plutôt à leur déplacement. Par exemple, si la catégorie de « blancs » intègre désormais les descendants d’immigrés juifs d’Europe de l’Est ou de catholiques irlandais, la mise à distance des noirs reste forte ; de même, l’ouverture aux homosexuels se fait à niveau socioéconomique équivalent et au prix de la victoire de la norme du couple et de la famille. Ces ouvertures bien réelles façonnent néanmoins une bourgeoisie progressiste différente des élites traditionnelles comme des classes moyennes des générations précédentes.

De ce point de vue, l’analyse apporte une contribution significative au débat sur le modèle culturel des classes moyennes-supérieures contemporaines. Celui-ci serait, selon plusieurs auteurs, désormais marqué par des pratiques « omnivores » plutôt que par la prévalence de la « haute culture » [2]. L’observation des goûts affichés par les premiers gentrifieurs en matière d’architecture et de décoration (le style victorien, défendu avec érudition) puis par ceux des années 2000 (un mélange plus pragmatique entre héritage victorien, style industriel et touches d’exotisme) suggère que « la place de la culture légitime dans les classes moyennes doit s’apprécier à travers ses usages » (p. 232). L’usage distinctif de la « haute culture » demeure une puissante ressource dans les luttes pour l’appropriation de l’espace qui se déroulent des années 1960 aux années 1980 ; ce n’est qu’une fois la domination des propriétaires blancs établie que la « diversité » peut s’imposer comme référent et que les goûts s’hybrident.

À l’instar de cet exemple, toute l’enquête montre l’inanité des caricatures simplistes des « bobos » ou des « yuppies » qui circulent de part et d’autre de l’Atlantique, brouillant la lisibilité des rapports sociaux. La constitution de la bourgeoisie progressiste, comme celle du groupe des propriétaires blancs du South End, est une histoire complexe, impliquant une diversité d’individus et de parcours et reposant sur des tensions - la plus fondamentale étant sans doute celle qui oppose les attitudes les plus progressistes, ancrées dans les mouvements sociaux des années 1960 et celles relevant du backlash défensif des classes moyennes blanches à la suite de leur radicalisation.

La gentrification : un processus complexe

La transformation du quartier, la définition du good neighboring (la bonne façon de cohabiter) et la constitution de ce groupe social connaissent donc des méandres qui rendent impossible tout récit linéaire et binaire de la gentrification. Loin de présenter le phénomène comme un processus graduel et inéluctable d’exclusion d’un groupe social dominé par un groupe social dominant - vision qui irrigue une partie de la littérature sur la gentrification -, l’ouvrage montre la diversité de ceux que l’on désigne souvent de façon simplificatrice comme les « gentrifieurs » ou les « gentrifiés », ainsi que la complexité de leurs jeux d’alliance - militants noirs, fractions stables des classes populaires ou propriétaires de meublés étant tour à tour alliés ou adversaires des propriétaires blancs des classes supérieures. Il montre aussi que la prise de pouvoir de ces derniers n’engendre pas nécessairement le départ des catégories populaires : dans le South End, « cette conquête s’est organisée autour non pas de l’éviction des populations les plus modestes, mais plutôt de la mise à distance et du contrôle de leur présence, matérielle et symbolique » (p. 266).

L’enquête permet ainsi de montrer la complexité et le caractère non linéaire de la gentrification. Si les transformations de Boston, comme celles qui affectent toutes les grandes villes nord-américaines et européennes, découlent de tendances de fond (transformations des valeurs des classes moyennes, retour des investissements publics et privés dans les centres-villes, effets secondaires de la désindustrialisation et de la rénovation urbaine, etc.), celles-ci ne s’appliquent pas de façon mécanique et désincarnée ; « seule la monographie permet de comprendre les engagements locaux qui ont été nécessaires pour transformer un « slum » de Boston en un quartier branché » (p. 300). En particulier, on voit comment les profits économiques générés par la gentrification, qui sont parfois présentés comme étant à l’origine du phénomène, se construisent en réalité progressivement, au cours de mobilisations longues, aux enjeux multiples. La valorisation des brownstones (maisons de briques bâties au cours du XIXe siècle pour des familles bourgeoises) ou la substitution d’une gamme de bars et de restaurants à une autre ne s’expliquent pas « magiquement » par le jeu de l’offre et de la demande, mais par des mobilisations alliant, selon des géométries variables, habitants, entrepreneurs et pouvoirs publics.

On est frappé notamment par le rôle des habitants qui, loin de se réduire à des consommateurs passifs d’espaces gentrifiés, produisent ces derniers au gré de leurs interventions, des plus musclées (brigade anti-criminalité, force d’intervention contre les bars) aux plus paisibles (rituels bourgeois de la Société historique), des plus explicites (mobilisations contre la construction de logements sociaux ou de foyers) aux plus subtiles (création d’un parc à chiens). Il faut souligner en particulier l’efficacité de leurs actions sur les représentations du quartier, ces dernières façonnant par la suite la « demande » des habitants ou les décisions des pouvoirs publics. On pense en particulier à la réécriture de l’histoire locale qui conduit à invisibiliser et à dé-légitimer une partie des habitants (les immigrés et les locataires de logements sociaux) et parallèlement à revaloriser les logements anciens et leurs occupants.

L’analyse, centrée sur les mobilisations collectives dans le quartier de Boston, est plus rapide sur les logiques des élus et de la municipalité ; ainsi, si on saisit la teneur des projets initiaux de rénovation, on ne comprend pas bien la conversion de la municipalité à la mixité sociale dans les années 1990. De même, le lecteur intéressé par les dynamiques de peuplement du quartier et de la ville restera en partie sur sa faim, la place réservée aux données de recensement et à la cartographie étant réduite et les trajectoires résidentielles des habitants n’étant évoquées que pour les plus mobilisés d’entre eux. Ces deux réserves ne sont toutefois que les contreparties naturelles de la démarche choisie, celle de l’enquête ethnographique. La richesse des matériaux collectés lors des plongées répétées de la sociologue sur le terrain, combinée aux précieuses archives rassemblées grâce aux relations qu’elle a établies dans le quartier (qu’elle décrit dans un appréciable chapitre introductif de présentation de l’enquête) convaincront les plus réticents de la fertilité d’une telle méthode.

par Anaïs Collet, le 26 novembre 2012

Pour citer cet article :

Anaïs Collet, « Les nouveaux espaces de la bourgeoisie », La Vie des idées , 26 novembre 2012. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Les-nouveaux-espaces-de-la-bourgeoisie

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Notes

[1Tissot S., L’État et les quartiers. Genèse d’une catégorie de l’action publique, Paris, Seuil, 2007.

[2Peterson R. A. et Kern R. M., « Changing Highbrow Taste. From Snob to Omnivore », American Sociological Review, 61, 1996, p. 900-907 ; Lahire B., La Culture des individus. Dissonances culturelles et distinction de soi, Paris, La Découverte, 2004 ; Coulangeon P., « La stratification sociale des goûts musicaux. Le modèle de la légitimité culturelle en question », Revue Française de Sociologie, 44(1), 2004, p. 3-33.

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