L’ethnographie des squats et de leurs habitants menée par la sociologue Florence Bouillon apporte un éclairage distancié à ce mode particulier d’habiter. Un ouvrage qui permet de se faire une idée concrète de la vie en squat sans négliger de faire apparaître les déterminants structurels de l’occupation illégale.
Recensé : Florence Bouillon, Les mondes du squat, anthropologie d’un habitat précaire, Paris, PUF, coll. « Partage du savoir », mars 2009. 244 p., 28 €.
Depuis quelques années, la question du squat défraie régulièrement la chronique, comme en témoigne l’évacuation médiatique de la cité universitaire de Cachan en 2004. Le contexte de pénurie de logements accessibles, surtout dans les grandes villes, rend en effet prégnante la problématique de l’occupation sans titre. Le livre de Florence Bouillon sur les « mondes du squat » tombe donc à point nommé et apporte un éclairage distancié et dépassionné à ce mode d’habiter particulier. Cet ouvrage est tiré d’une thèse qui a reçu le prix « Le Monde » de la recherche universitaire. Grâce à des recherches documentaires et archivistiques et à une pratique d’observation directe et de longue durée sur le terrain marseillais (Florence Bouillon a suivi le milieu des squats alternatifs pendant cinq ans et a résidé à plein temps dans deux squats pendant quelques semaines), le lecteur pénètre dans les mondes du squat et remet en question nombre d’idées reçues.
Une ethnographie des squats et de leurs habitants
Dans un premier temps, Florence Bouillon s’attache à décrire de façon minutieuse la scène des squats. Sa recherche reposant sur une démarche inductive, l’ouvrage part des rencontres avec les squatteurs pour ensuite contextualiser les situations. Les descriptions et les témoignages de la première partie s’attachent donc à donner corps aux personnes et aux espaces.
Caractérisé par l’insécurité, l’instabilité et l’inconfort, le squat est un lieu dans lequel il est difficile de construire un habiter, notion envisagée ici comme « la construction d’une relation matérielle et symbolique à l’espace, comme la production d’un « lieu anthropologique », chargé d’histoire et d’identité, à partir duquel se construisent des attaches, de la continuité » (p. 8-9). Le squat peut être abordé comme un espace intermédiaire, entre privé et public, qui offre une protection minimale en faisant frontière entre le dedans et le dehors et autorise l’appropriation temporaire de micro-territoires. Cette exploration est l’occasion de remettre en question certaines idées fausses. C’est le cas de la gratuité du squat : les squats sont parfois payants, comme ceux des mineurs étrangers qui sont en réalité le fait de l’appropriation d’appartements vides par des majeurs qui les sous-louent. De même, si cet habitat se présente comme un « espace de liberté », il est loin d’être un lieu anarchique : comme tout espace social, il est hiérarchisé et contrôlé. Afin de parvenir à un « vivre ensemble » et de réguler la tension entre intimité et collectivité, les squatteurs instaurent des règles et il peut exister entre eux des différences de statut, qui impliquent des avantages différenciés.
Dans le prolongement de cette description, Florence Bouillon met en évidence la diversité des visages du squat. Tous n’offrent pas la même qualité de vie et ne remplissent pas la même fonction. Prenant le contre-pied des catégories établies par les acteurs publics, qui classent généralement les squats en fonction de leur perception de la pauvreté des habitants (plus ou moins réelle à leurs yeux) et de leur degré de dangerosité, elle élabore à l’inverse une typologie fondée sur les usages qu’en font les habitants pour distinguer les squats de sédentarisation, de mobilité et d’activités. Envisagé comme résidence permanente par certains, le squat est pour d’autres un point de chute ponctuel au sein d’une trajectoire migratoire, pour d’autres encore un lieu d’activités politiques ou artistiques.
Au delà de cette diversité, il ressort cependant de cette première immersion que tous les squatteurs recourent à cette solution en raison d’une grande pauvreté. Ils partagent un problème d’accession au logement ordinaire lié à une absence de droits, ou à une difficulté à les faire valoir, mais aussi à l’absence d’un parc de logements correspondant à leurs besoins et à leurs ressources. Le cas des migrants discriminés, première figure des squats de pauvreté, est à relier aux discriminations ethniques sur le marché immobilier de droit commun. De surcroît, du fait de la fermeture des frontières européennes à l’immigration régulière, les personnes sans papiers ne peuvent se loger légalement, d’où leur recours à ce type d’habitat. Mais on trouve aussi de nombreuses personnes qui, en période de plein emploi, auraient pu intégrer logement et marché du travail sans grande difficulté (elles sont victimes du processus de « déstabilisation des stables » décrit par Robert Castel). Ces mal-logés constituent la deuxième figure des squats de pauvreté. Toute la chaîne du logement est ici en cause et plus particulièrement l’insuffisance de logements sociaux dont la vocation est précisément de loger les ménages des classes populaires. Le fait que ces personnes, qui ne sont pas « sans droits », occupent illégalement des logements vides, s’explique par l’inadéquation des dispositifs institutionnels avec leurs besoins (ils sont inadaptés aux familles, perçus comme le signe de la marginalité et les chiens sont interdits).
Quant à la situation des jeunes en marge, troisième figure des squats de pauvreté, elle se caractérise par une forte hétérogénéité tant du point de vue des difficultés rencontrées, des ressources détenues que des conditions d’habitat. Certains sont « sur la route » et voyagent à travers l’Europe. Ils habitent souvent leur camion en alternance avec des temps de résidence chez des parents et des amis ou dans les squats. On trouve aussi des usagers de drogue et des personnes présentant des troubles psychiques.
Même si les migrants sont les premiers habitants des squats, les squatteurs sont donc dans leur majorité des mal logés. Ils témoignent des visages actuels de la pauvreté et de la relégation, c’est-à-dire des limites de l’assistance et des carences de l’action publique. Le squat est en effet corrélé à un ensemble de lacunes, d’insuffisances ou d’inadéquations des politiques de l’emploi, de la santé, de la migration, des prestations sociales et, enfin et surtout, des politiques de l’habitat. Mais il ne peut être appréhendé que par défaut. Il est aussi une tentative de se soustraire à l’espace public de la rue et à l’espace commun du foyer et constitue une occasion matérielle et symbolique de convertir la pauvreté en résistance, en ténacité. Du fait de ses potentialités d’appropriation, d’intimité et de citadinité (il permet d’être au cœur de la ville), il relève en outre d’une tentative d’habiter : à partir de ce lieu se construisent des attaches, de la stabilité et de la continuité. Ce constat met ainsi en évidence la diversité des paramètres établissant les qualités d’un logement, qui sont loin de se limiter à l’espace et au confort.
Une introuvable politique du squat
La seconde partie de l’ouvrage vise à prendre de la hauteur par rapport à la question du squat. Cette situation s’inscrit avant tout dans les processus structurels d’exclusion du logement. D’un côté, les plus précaires se heurtent à la disparition du parc privé bon marché et, de l’autre, à la fermeture d’un parc social toujours plus sélectif. Certes, une politique spécifique de logement à l’attention des personnes en difficulté se développe, avec l’instauration de dispositifs alternatifs (sous-locations associatives, baux glissants, etc.). Mais la saturation des structures, l’interdiction légale d’accueil des sans-papiers et l’exclusion « comportementale » (en cas de violences, de non-respect du règlement intérieur…) contribuent à laisser sur le carreau des milliers de personnes, dont certaines se tournent vers l’occupation illégale, faute de mieux. Les squats sont donc le produit d’un ensemble de mécanismes, dont au premier chef l’absence d’une politique du logement adaptée et la fragilisation de l’ensemble des protections sociales.
Surtout, il n’existe pas de prise en compte spécifique de la question du squat. L’ambivalence de l’appréhension institutionnelle vis-à-vis des squatteurs, perçus à la fois comme bons et mauvais, victimes et coupables, n’est certainement pas étrangère à cette situation et implique une oscillation permanente entre la « potence et la pitié » (selon l’expression de Geremek). Il apparaît en outre que, si la plupart des squatteurs ne sont pas « coupés » des institutions (la justice, la police, la préfecture, les élus locaux, les bailleurs sociaux, le Conseil général, le département et de multiples composantes du secteur associatif, militant et syndical peuvent être impliqués), leur prise en charge est morcelée. En fait, les instances de décision mobilisées par le squat varient en fonction du type de squat occupé, selon qu’il s’agit d’un squat de migrants, d’artistes, de jeunes hommes sans papiers… Plus un squat est perçu comme légitime, moins ses interlocuteurs institutionnels se cantonnent au seul domaine répressif, et plus ils se diversifient.
Ce contexte explique qu’une partie importante des squatteurs se heurte à des problèmes pour accéder aux droits et aux protections sociales. Face à un « vide intellectuel et politique », c’est alors au magistrat que revient la lourde tâche d’arbitrer sur le sort des habitants. Ce « désistement du politique au profit du judiciaire » s’inscrit selon Florence Bouillon dans une tendance de nos sociétés à la judiciarisation des problèmes sociaux : « Le traitement judiciaire du squat s’avère caractéristique d’une évolution paradigmatique sociétale, où la figure du clandestin se substitue à celle de l’immigré, le pauvre séditieux à la personne défavorisée, le schème de l’insécurité à l’esprit des lois de 1990 et 1998. » (p. 146) Concrètement, dans la plupart des cas, aucun relogement n’est accordé aux squatteurs. Les expulsions ont pour conséquence leur paupérisation accrue et ne résolvent en rien la « question » du squat. Bien plus, elles contribuent à produire ce à quoi elles sont censées mettre un terme. Selon Florence Bouillon, le squat relève donc à la limite d’une « politique de l’urgence », mais certainement pas d’une politique d’accès aux droits et de relogement durable.
Les compétences des citadins disqualifiés
Partant de la volonté de s’affranchir d’une approche criminogène et désincarnée des citadins vulnérabilisés, Florence Bouillon s’attache dans une dernière partie à décrire les compétences acquises au cours de l’expérience du squat. Certes, les processus de disqualification, les discriminations et la relégation sont déterminants, mais ils ne suffisent pas à épuiser le réel, dans lequel prennent place des mécanismes de résistance et d’invention plus ou moins élaborés, plus ou moins efficaces. Les compétences se distinguent principalement des capitaux conceptualisés par la sociologie bourdieusienne en ce qu’elles ne sont pas « héritées » par le biais de la socialisation primaire, mais relèvent de formes d’apprentissages et de transmission en situation.
Concrètement, les trois moments que constituent l’ouverture, l’établissement et l’habitation d’un squat nécessitent la mobilisation de tels savoirs et savoir-faire. Avant d’ouvrir un squat, il faut repérer et évaluer, et donc savoir « lire la ville ». L’ouverture du lieu exige ensuite timing, discrétion, prudence et dextérité. Puis il faut se protéger et, pour se maintenir dans les lieux, connaître les règles du droit. S’établir dans un squat suppose par ailleurs des compétences intégratives permettant d’être accepté par des co-résidents, ce qui exige une capacité à convertir la disqualification en un processus d’inclusion dans un collectif. Des talents d’aménageurs sont enfin requis afin d’organiser l’espace et se l’approprier.
Prenant toutefois acte des limites de ces compétences, Florence Bouillon avance la notion de « compétences précaires » dans le sens où celles-ci sont enclavées dans des contraintes particulièrement prégnantes : « Elles constituent des supports inégalement efficaces de constructions identitaires et de neutralisation de l’incertitude, sans bouleverser radicalement la structure des positions sociales et leur "reproduction". » (p. 213) Les compétences précaires sont communément partagées, acquises, transmises et actualisées en situation, inégalement distribuées et enfin inégalement protectrices et convertibles sur d’autres scènes sociales. Elles ont un pouvoir limité en ce qui concerne les chances de sortir de la marginalité et des mondes du squat dans lesquels les squatteurs risquent toujours de se laisser enfermer.
D’une façon générale, être squatteur n’est donc pas un état : c’est un moment dans une trajectoire résidentielle et dans un parcours de vie, qui s’inscrit différemment en fonction des ressources, des compétences, des difficultés et des aspirations de chacun. On peut parler d’une « carrière » de squatteur, qui se traduit par l’apprentissage de techniques spécifiques. Petit à petit, le squat devient mieux maîtrisé, mieux justifié et mieux aménagé. Cette carrière est en même temps une « carrière morale » car elle implique un cycle des modifications de la représentation de soi et des autres : le rapport subjectif au squat évolue au cours du temps et les habitants passent souvent du squat honteux au squat assumé, puis revendiqué. En fin de compte, le squat a constitué pour certains un levier tandis que pour d’autres, il n’est qu’une étape dans une route parsemée d’embûches, un pas supplémentaire vers la rue et la violence.
Cet ouvrage offre donc un excellent tour d’horizon de la question du squat et des logiques complexes qui le traversent. À l’issue de la lecture, on se fait une idée concrète de ce que peut être la vie dans ces lieux méconnus du grand public. Mais tout le mérite de Florence Bouillon est de ne pas s’en tenir à la surface des choses et de montrer également les déterminants structurels de l’occupation illégale. Parallèlement, elle prend de la distance avec une approche misérabiliste en montrant que les citadins disqualifiés ne sont pas dépourvus de marge de manœuvre et disposent d’un pouvoir de résistance. Prônant l’idée d’une combinaison nécessaire de l’analyse des processus de discrimination et des dynamiques de résistance, de la domination et de la créativité déployée pour s’énoncer comme sujet, elle trouve donc le « juste » positionnement pour aborder une question polémique qui nécessitait un tel éclairage distancié.
Pascale Dietrich-Ragon, « Les murs de la précarité »,
La Vie des idées
, 27 août 2009.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Les-murs-de-la-precarite
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