De la marginalité à la centralité : ainsi est-il possible de décrire, de façon lapidaire, le trajet de l’analyse des mouvements sociaux dans la sociologie et la science politique françaises. À l’exception de certains travaux en effet (en particulier ceux d’Alain Touraine et de son équipe) [1], il faut attendre les années 1990 pour que l’objet « mouvements sociaux » (ou « mobilisations », ou, dans un sens plus large et plus imprécis « action collective ») connaisse une croissance rapide et exponentielle dans le champ des sciences sociales françaises, jusqu’à devenir le lieu d’une très importante accumulation de recherches et de connaissances empiriques [2]. Sans qu’il soit possible de revenir ici en détail sur les causes et les étapes de cette montée en puissance (ce qui, au demeurant, constituerait certainement un intéressant exercice de sociologie des sciences), on se contentera de noter que l’émergence de cette préoccupation scientifique correspond à celle d’une nouvelle génération de chercheurs, qui, incités par quelques aînés, vont opérer simultanément l’investissement de terrains empiriques jusqu’ici en friche et l’importation théorique de travaux étrangers (notamment nord-américains) consacrés à l’analyse de l’action collective. Symbolique à cet égard est la parution, en 1993, de Lutter ensemble, coécrit par Olivier Fillieule et Cécile Péchu [3]. A un moment où les sciences sociales françaises n’offrent encore que peu d’instruments théoriques disponibles, l’ouvrage donne à voir la richesse des travaux nord-américains et l’ampleur des investigations qu’ils permettent d’ouvrir.
Mais un autre trait essentiel pour la compréhension de l’analyse des mouvements sociaux « à la française » apparaît également ici : les co-auteurs de l’ouvrage travaillent tous deux sur un type spécifique de protestation, celles de groupes à faibles ressources. Les premiers travaux d’O. Fillieule portent en effet sur les mobilisations de chômeurs [4], et ceux de C. Péchu sur celles de mal-logés et sans-logis [5], travaux auxquels viendront bientôt s’ajouter ceux de Johanna Siméant sur les sans-papiers [6]. Ce point est important à noter car, on le verra, la sociologie des mouvements sociaux française va être marquée, dans ses développements ultérieurs, par un fort tropisme en direction de ces groupes.
Au demeurant, la notion de « groupes à faibles ressources » pose un certain nombre de problèmes [7]. Cette qualification laisse en effet subsister de nombreux flous : où, ainsi, tracer la démarcation du « faible » et du « fort » ? Et le concept global de « ressources » ne masque-t-il pas une forte diversité des capitaux et des positions détenus ? Ainsi en va-t-il, pour ne prendre qu’un exemple, du mouvement « altermondialiste » (dont on verra qu’il sera un terrain de recherche particulièrement investi par la sociologie française des mobilisations) : s’il est possible d’avancer que ce groupe peut être qualifié de groupe à faibles ressources quant à sa position dans le champ du pouvoir, il n’en reste pas moins que la majorité de ses membres sont détenteurs, à titre individuel, d’importantes ressources culturelles, voire économiques [8]. Plus généralement, au sein des mobilisations de groupes détenant de faibles ressources économiques et sociales à titre individuel (chômeurs, sans-papiers, mal-logés…), agissent également de nombreux entrepreneurs de mobilisation possédant quant à eux un capital beaucoup plus important. Il semble donc que la notion de groupes à faibles ressources, pour être clarifiée, et opératoire, gagne donc à être utilisée dans un sens précis, désignant le faible volume de ressources politiques détenues par un groupe en tant que collectif, autrement dit sa position dominée dans le champ du pouvoir. C’est la raison pour laquelle on pourrait en lieu et place employer l’expression, peut-être plus éclairante, forgée par Michael Lipsky : celle de « groupes relativement sans pouvoir » [9].
Car c’est autour des mobilisations de ces groupes « relativement sans pouvoir » que la sociologie française des mouvements sociaux s’est développée, et c’est à celles-ci qu’elle continue à se consacrer largement [10]. On peut alors sommairement distinguer, au sein de cette catégorie large, plusieurs types de groupes auxquelles de nombreuses recherches vont être consacrées. Il s’agit d’abord des mobilisations d’« exclus » : ce terme, tout aussi imprécis qu’englobant, désigne différents groupes sociaux ayant pour point commun d’être placés dans une situation de privation forte de ressources essentielles (économiques, juridiques, sanitaires…). De nombreux travaux (qui seront cités dans la suite de ce texte) ont retracé les conditions de possibilité de mobilisations a priori « improbables » [11], qu’elles impliquent des groupes de chômeurs, de sans-papiers, de mal-logés, de prostitué(e)s, ou de malades du sida, et ont analysé la genèse et le développement des nombreuses organisations qui ont pris en charge la cause de ces groupes (Agir ensemble contre le chômage, Mouvement national des chômeurs et précaires, comités de chômeurs CGT, Droit au logement, Droits devant !, collectifs de sans-papiers...).
Le mouvement dit « altermondialiste » et ses nombreuses organisations (dont ATTAC est en France la tête de pont) constituent un autre chantier de recherche très dynamique : si, comme on l’a déjà souligné, la base sociale de ce mouvement se caractérise majoritairement par des ressources culturelles et économiques relativement fortes, il n’en reste pas moins que l’altermondialisme défend la cause de groupes faibles, tant du point de vue de la situation matérielle que de la situation dans le champ du pouvoir [12]. Il partage à ce titre un cadre problématique commun avec les mouvements d’ « exclus » [13].
Il faut enfin souligner un important renouvellement des études sur les conflits au sein du monde du travail, objets d’une longue tradition de recherche en France, mais cherchant ici à saisir les mobilisations de nouvelles catégories plus ou en moins en marge du salariat traditionnel, en particulier les précaires et les intermittents du spectacle. Là aussi, ces nouvelles catégories de travailleurs partagent un cadre problématique commun dans la mesure où leur position « marginale » dans le monde du travail les place souvent dans des situations matérielles instables [14]. Ces différents groupes et mobilisations sont au demeurant fortement liés dans le déroulement concret de la protestation : ils agissent souvent ensemble, et leurs revendications et leurs causes sont fréquemment enchevêtrées [15]. A partir du début des années 1990, on assiste donc bien au développement d’un cycle de protestation [16].
Les travaux empiriques, qui sont dans une grande majorité des cas menés par des chercheurs nouveaux entrants dans le champ, ont permis d’amasser une somme très importante de connaissances sur ces groupes sociaux et leur action. La remarque est d’ailleurs de plus en plus fréquemment formulée d’une certaine limite de la cumulativité dans ce domaine. C’est au demeurant le cas pour tous les secteurs scientifiques connaissant un fort développement.
Mais, pour présenter brièvement les résultats de ces recherches, on voudrait ici prendre le problème sous un autre angle, qui déplace cette question : on voudrait se demander en quoi ces mouvements sociaux sont des laboratoires de la démocratie [17], et, plus spécifiquement, de la représentation démocratique envisagée sous ses différents angles. Laboratoire non pas au sens où ce seraient des cas « exemplaires », mais au sens où ils incarnent et rendent visibles à l’état émergent certaines tendances et tensions fondamentales de la représentation démocratique [18]. On peut en effet considérer que les mouvements sociaux « à faibles ressources » sont, dans un espace public démocratique, une forme de mise en représentation d’individus et de groupes n’ayant pas accès, pour diverses raisons, aux canaux les plus institutionnalisés de l’expression publique et de la représentation politique [19].
C’est en ce sens qu’il peut être intéressant de confronter les travaux issus de la sociologie française des mouvements sociaux à des œuvres sociologiques et philosophiques touchant à l’histoire et à la dynamique de la représentation démocratique. Ceci en suivant plusieurs axes problématiques du concept fortement polysémique de représentation : la représentation comme construction identitaire, la représentation comme organisation, la représentation comme inscription dans un espace public [20].
Subjectivations : l’insurrection des identités
Pour un groupe « relativement sans pouvoir », la première insurrection est celle de l’identité. Il en effet consubstantiel à la position dominée que de subir, avec une intensité certes variable, la stigmatisation, voire le déni d’existence. Les individus et les groupes concernés deviennent alors objets plus que sujets de discours : comme le dit Erving Goffman, « l’individu stigmatisé se trouve au centre d’une arène où s’affrontent les arguments et les discours, tous consacrés à ce qu’il devrait penser de lui-même » [21]. L’enjeu, dont on peut considérer qu’il constitue un préalable (non pas chronologique, mais logique) à toute dynamique de mobilisation, est bien alors de s’arracher à cette objectivation, et de constituer un « nous » alternatif, se réappropriant une identité collective jusqu’ici imposée. Les travaux sur les mobilisations fourmillent d’exemples de ces processus, qu’on pourra qualifier, à la suite de Rancière, de subjectivations : ce processus qui « crée [des sujets] en transformant des identités définies dans l’ordre naturel de la répartition des fonctions et des places en instances d’expériences d’un litige » [22]. La subjectivation est donc une opération conflictuelle par essence, comprise dans un processus de mobilisation. Elle passe d’abord par une série d’opérations discursives, en particulier par un travail sur la dénomination du groupe, et par l’insertion de cette dénomination dans une narration universalisante de l’injustice. Ce travail de dénomination est aussi une forme d’inversion du stigmate imposé. Ainsi de l’invention des termes « sans-papiers », « sans-emploi », « sans-toit », et plus largement « sans-droits », pour sortir de la passivité et de la négativité des désignations dominantes (« chômeurs », « clandestins » ou « illégaux », « SDF », « exclus »…) [23]. Ainsi du travail mené par certains collectifs de précaires et d’intermittence valorisant le « travail discontinu » comme nouveau levier identitaire, face au salariat traditionnel [24]. Ainsi encore de la construction du terme « altermondialiste » pour contrer les connotations « rétrogrades » du vocable « antimondialisation » [25].
Mais l’opération de subjectivation n’est pas que discursive : les formes concrètes d’action adoptées par les groupes mobilisés (le « répertoire d’action » mis en évidence par les travaux de Charles Tilly [26]) sont tout autant porteuses de ce message identitaire. Johanna Siméant a ainsi montré comment la grève de la faim, en tant qu’elle fait du corps une arme, est aussi réappropriation de ce corps et des stigmates physiques qu’il a subis [27]. On pourrait faire la même remarque à propos des actions « coup de poing » menées par Act Up (le « zap »), produisant une visibilité publique alternative, offensive, des corps malades [28].
Ces opérations de subjectivation, dans leur diversité, sont donc prises dans le même mouvement : celui d’un « arrachement » [29] aux stigmates et aux représentations imposées, pour constituer une autre narration collective, celle de la colère. Se dessine ainsi, ce qu’on peut appeler, en reprenant un concept devenu récemment très populaire au sein de la sociologie des mobilisations, une économie morale spécifique des groupes mobilisés. Forgée par E.P. Thompson pour rendre compte des modalités de protestation des dominés, l’expression vise à désigner « la charge morale particulière à la protestation » [30], autrement dit la mise en forme du sentiment d’injustice (du « tort », dirait Rancière), et des sujets de cette injustice, et de leur inclusion dans un monde politique commun [31].
On rejoint alors un ensemble de problèmes historiques plus généraux relatifs à la constitution de la sphère politique démocratique, et à son inclusivité [32]. Relue du point de vue de la sociologie des mouvements sociaux, l’histoire de la démocratie est en effet celle de la définition conflictuelle du corps politique, et des luttes de groupes qui en sont a priori exclus pour y avoir une place. Cette lutte porte en elle des tensions et des contradictions : jusqu’à quel point la mise en scène de la singularité de la posture exclue et dominée permet-elle d’atteindre la généralité ? Cette question traverse par exemple l’ouvrage de Joan Scott, La citoyenne paradoxale, portant sur l’histoire du combat féministe : « comment contester la discrimination (…) quand la différence – toute forme de différence physique ou sociale – est réputée être l’antithèse de l’universalisme de l’individu abstrait ? » [33]. Ce dilemme est également repérable dans les travaux sur les mobilisations contemporaines : ainsi les stratégies pratiques de retournement de stigmate menées par les mobilisations de « sans » sont-elles soumises à la menace permanente d’une retombée dans le particularisme, et dans la « politique de la pitié » [34]. Envisagée sous cet angle, la sociologie des mouvements sociaux, et particulièrement ceux impliquant les « groupes relativement sans pouvoir », a directement à voir avec la constitution du peuple, avec ce « travail de la représentation » dont parle P. Rosanvallon, constamment soumis à une tension qu’il exprime ainsi : « le principe politique [de la démocratie] consacre la puissance d’un sujet collectif dont le principe sociologique tend à dissoudre la consistance et à réduire la visibilité » [35]. Autrement dit, la constitution de la communauté politique est en constant renouvellement, traversée par des flux de mobilisation et de protestation qui questionnent ses limites.
Organisations : dans la « contradiction herméneutique »
Mais la question de la constitution d’un sujet politique est inséparable de celle de son organisation : un des principaux acquis de la sociologie des mobilisations nord-américaine a justement été d’analyser de façon précise et réaliste les dynamiques organisationnelles des mouvements sociaux (précisément dénommés « social movement organizations »). La constitution d’une mobilisation ne va pas de soi : il n’y a pas de relation mécanique entre l’existence du mécontentement et sa traduction dans un mouvement social. Pour que cette traduction se réalise, de nombreux facteurs entrent en jeu, relatifs tant à l’état général de la structure sociale et politique [36] qu’aux dynamiques de coalition et de « rencontres » à l’origine de la création des organisations. Les travaux dits de la « mobilisation des ressources » ont ainsi mis en évidence le rôle décisif joué par les « entrepreneurs de mobilisation » à fortes ressources personnelles, souvent distincts sociologiquement des « bénéficiaires directs ». Mais cet apport indispensable au processus d’organisation est en même temps lourd de tensions potentielles entre ceux-ci et ceux-là, particulièrement quand la base sociale de la mobilisation considérée dispose, elle, de « faibles ressources ». La sociologie des mobilisations relève maints exemples de ces tensions intra ou inter-organisationnelles, tensions d’autant plus fortes que les mouvements considérés ici se caractérisent justement par des tentatives de construction de formes alternatives de représentation. Ces tentatives, portées à la fois par des militants fortement socialisés à la critique de la bureaucratie et par des individus à faibles ressources mais fortement méfiants à l’égard de l’organisation [37], s’expriment bien dans le modèle du réseau. Comme le soulignent Luc Boltanski et Eve Chiappello, ces organisations « s’autodécrivent dans la logique du réseau » [38]. Mais cette « autodescription », valorisant la délibération par consensus, la souplesse, l’absence de hiérarchie, se heurte, comme le montrent de nombreux exemples, à de considérables difficultés pratiques faisant resurgir les logiques de la délégation [39]. Ainsi, le statut et l’existence des porte-parole, leur légitimité et leur éventuelle dissemblance de la « base » du groupe mobilisé apparaît comme un point de cristallisation de ces tensions, de même que la forme de l’organisation [40], ou encore la temporalité de l’action [41].
On retrouve là aussi, sous un angle particulier, un autre courant de problèmes relatifs à l’expérience de la représentation démocratique, liés ici à l’idée même de l’institution. Luc Boltanski a récemment désigné cet ordre de phénomènes par l’expression contradiction herméneutique, entendue comme « tension entre l’être sans corps de l’institution et l’être de chair de celui qui parle en son nom » [42] : une « inquiétude », qui « porte sur la question de savoir si les porte-parole qui permettent à l’institution de s’exprimer traduisent bien la volonté de cet être sans corps ou ne font, sous l’apparence de lui prêter leur voix, qu’imposer leur propre volonté, avec comme dessein caché de satisfaire leurs désirs égoïstes » [43]. Cette tension inhérente à l’idée même de représentation comme organisation (et donc comme institution) s’exprime avec une particulière clarté dans l’espace des mouvements sociaux, qui donne à voir des organisations à l’état de genèse, en voie d’institutionnalisation, où ces contradictions sont donc exacerbées. Mais ce lieu d’exacerbation montre aussi la complexité du phénomène : en effet, ne considérer les tentatives de construire un modèle de représentation alternatif que comme des « illusions » masquant la réalité d’une loi d’airain bureaucratique serait simplificateur. On assiste bien plutôt à un conflit permanent de rationalités et de justifications [44] : on rejoint là les remarques de Luc Boltanski sur le caractère constitutif de la contradiction herméneutique pour l’expérience sociale (et, pourrait-on ajouter, plus particulièrement pour l’expérience démocratique).
Cette tension s’exprime aussi dans le rapport ambivalent entretenu au champ politique par les organisations mobilisées : si un certain nombre d’entrepreneurs de mobilisation ont connu une socialisation forte au sein d’organisations politiques partisanes, le discours porté collectivement par les organisations manifeste une forte méfiance vis-à-vis d’un danger de « récupération politique ». Comme Cécile Péchu l’a montré, cette distance hostile à l’égard du champ politique participe alors d’un processus de dissociation entre « champ militant » et « champ partisan » [45]. Dans une logique assez proche, la construction du concept d’ « espace des mouvements sociaux », appliqué aux mouvements de groupes à faibles ressources [46], manifeste que le cycle de mobilisation considéré ici se développe de façon relativement autonome vis-à-vis du champ politique. La construction de ce « champ militant » ou de cet « espace des mouvements sociaux » (sans entrer ici dans les détails de cette distinction terminologique) aurait elle aussi un impact sur les mécanismes de la démocratie représentative.
Irruptions : les frontières de l’espace public
La position spécifique des groupes considérés ici introduit enfin une autre spécificité eu égard à la question de la représentation démocratique, et à un double titre. C’est tout d’abord la façon dont ces groupes cherchent à s’inscrire dans l’espace public, alors qu’ils sont a priori, pour une partie d’entre eux, confinés à ses marges. Le terme adéquat pour décrire ce processus pourrait être celui d’irruption : les formes d’action mises en œuvre par ces différents mouvements, qu’elles consistent en des défis lancés aux frontières de l’espace public « légal », ou en la construction d’espaces publics « alternatifs », ont bien pour point commun de mettre en question, pratiquement, l’unicité et l’intangibilité du concept d’espace public « au singulier » [47]. Depuis l’analyse menée par Cécile Péchu des usages de l’« illégalisme sectoriel » par Droit au logement [48], plusieurs travaux ont enrichi cette connaissance de l’irruption dans l’espace public, par l’occupation, le squat, la création de lieux alternatifs [49].
Il est frappant à cet égard de constater en quoi les résultats de la sociologie des mobilisations rencontrent les multiples réflexions critiques menées depuis un certain temps à propos du concept d’espace public, celui-ci devant être pluralisé, différencié, et requalifié à la fois comme enjeu de lutte constante, et comme lieu où se manifestent et se confrontent les différences et les rapports de domination.
Cette mise en question théorique et pratique du concept d’espace public tel qu’il s’est structuré historiquement est renforcée par un autre phénomène : les mouvements de transnationalisation de l’action collective, d’abord initiés par les mobilisations de « sans » au niveau européen [50], puis prolongés et considérablement renforcés par l’altermondialisme. Si les conclusions des enquêtes empiriques incitent à une grande prudence quant au caractère effectivement transnational des mouvements en question [51], il n’en reste pas moins que, même de façon partielle et inachevée, ce changement d’échelle des mouvements affecte le devenir historique de l’espace public, et son caractère démocratique.
Mais l’irruption, si elle s’opère dans un espace, est aussi surgissement face à un adversaire. De ce point de vue, une autre question transversale à la sociologie des mobilisations récentes, même si elle n’est pas toujours explicitée, est le rapport que ces mouvements entretiennent à l’État. Si les relations de confrontation et de pression immédiate dans le but d’obtenir des ressources que seul l’État peut dispenser (papiers, allocations, logement….) restent bien entendu primordiales, il est néanmoins possible de repérer une évolution de plus long terme dans les relations mouvements sociaux – État : les formes de la critique de l’Etat évoluent en effet, dans le sens d’un objectif de « civilisation » des pratiques étatiques [52] et d’une émergence de l’autonomie des personnes comme horizon d’attente des mouvements [53]. Les mises en cause de l’institution étatique par les groupes mobilisés, qu’elles soient discursives (registres de dénonciation) ou pratiques (multiplication des formes et des modalités de la désobéissance civique, mais aussi de la contre-expertise dans des domaines variés [54]) se déploient alors sous la forme de ce qu’on peut appeler un radicalisme autolimité [55]. En définitive, et pour reprendre là encore le vocabulaire de Luc Boltanski, il est possible d’avancer que l’histoire des mouvements sociaux, dont de la protestation, représente une partie de l’histoire de la critique. Et les travaux qui portent sur la séquence récente de cette histoire dans le contexte français, dont nous avons essayé de retracer ici quelques grands traits, sont riches d’enseignements sur les évolutions de cette critique. Comme le montre cette citation typique extraite d’un texte d’Act Up, elle mêle expression de la colère et demande de reconnaissance, contestation de l’état des choses et exigence de s’y inscrire, en somme une exigence singulière de représentation : « des gens en colère prennent la parole en leur nom, sortent de la marginalité à laquelle les ont contraints des années de résignation gouvernementale, d’hypocrisie caritative et de discours compassés. Tout ça nous renvoie à notre propre histoire politique : la visibilité contre les appels à la discrétion, la colère de l’urgence contre la raison des experts, la conquête des droits contre l’attente des dons » [56].