L’un des éléments conceptuels fondamentaux de la théorie financière contemporaine est l’hypothèse dite d’ « efficience des marchés financiers ». Non seulement celle-ci est à la base de très nombreuses publications universitaires chaque année, mais il en est aussi fait un usage courant, explicite ou implicite, au sein du secteur financier, lorsqu’elle intègre des modèles de détermination des prix des actifs. Son importance considérable pour la théorie financière a été reconnue par l’attribution en 2013 du prix Nobel d’économie à Eugene Fama, l’un de ses pères.
Si elle demeure très populaire parmi les théoriciens de la finance, l’hypothèse d’efficience des marchés a été, depuis sa formulation initiale et jusqu’à aujourd’hui, l’objet de critiques vigoureuses. La crise financière de 2008, pour un certain nombre d’économistes ou de commentateurs, aurait dû sonner le glas de l’hypothèse d’efficience et ouvrir la porte à une reformulation de la théorie financière sur d’autres bases.
Par ailleurs, l’hypothèse d’efficience des marchés intéresse bien au-delà de la discipline économique. Ainsi, les sociologues font un usage courant de l’hypothèse d’efficience pour illustrer la « performativité » des théories économiques, c’est-à-dire le fait que l’énonciation d’une théorie affecte la pratique des agents économiques, si bien que la théorie se trouve in fine cohérente avec les faits qu’elle entend expliquer [1].
Dans les lignes qui suivent, nous entendons d’abord exposer l’hypothèse d’efficience des marchés de manière à dissiper un certain nombre de confusions ou de malentendus qu’instillent des discussions souvent trop passionnées. En particulier, il nous faudra rappeler que l’assertion selon laquelle les marchés sont efficients (au sens de Fama) n’implique pas qu’il n’y ait pas de crises. Dans un second temps, nous montrerons qu’il est vain de vouloir affirmer, de manière simple, que l’hypothèse d’efficience est empiriquement « validée » ou « falsifiée ». Au contraire, l’hypothèse d’efficience doit être entendue comme faisant partie d’un paradigme théorique plus vaste et non directement falsifiable [2].
Qu’est-ce que l’hypothèse d’efficience des marchés ?
L’hypothèse d’efficience affirme que les prix sur les marchés financiers reflètent toute l’information disponible. Étant donné un ensemble d’informations présentes à un moment donné, le prix d’un titre est égal à sa « valeur fondamentale » et les mouvements de prix futurs (ajustés par le risque) sont aussi probables à la hausse qu’à la baisse. En un mot, les prix suivent des processus aléatoires, non prévisibles car leur variation dépend à chaque fois d’une nouvelle information elle-même non prévisible (et donc non préalablement incorporée dans le prix).
Intuitivement, l’idée peut se résumer ainsi : s’il existait certaines informations publiques pertinentes non incorporées dans les prix présents des actifs, alors les prix futurs seraient prévisibles dans une certaine mesure. En effet, au fur et à mesure que l’information intégrera les prix, ceux-ci monteront ou baisseront d’une manière qui aurait été prévisible dès l’instant où l’information a été révélée. Si les prix futurs sont prévisibles, même imparfaitement, il s’ensuit qu’il est possible de réaliser, en espérance (c’est-à-dire en moyenne sur plusieurs périodes futures), un profit positif. Si l’information non reflétée dans les prix est bonne – par exemple une information positive sur l’état des comptes d’une société –, ce profit est réalisé en achetant un titre aujourd’hui, et en attendant que son cours monte. Si l’information est mauvaise, ce même profit sera réalisé en vendant à découvert (ce qui implique que l’on gagne de l’argent quand le prix d’un actif baisse). À titre d’exemple, le prix de l’action d’un groupe industriel doit baisser si ses ventes sont moins importantes qu’anticipées. Si une information négative sur les ventes d’une entreprise n’est encore pas reflétée dans les prix actuels, alors la vente à découvert d’actions de ce groupe permet de bénéficier de la baisse prévisible du prix des titres en question.
Ainsi, remettre frontalement en cause l’hypothèse d’efficience revient à affirmer qu’il y aurait en permanence des opportunités de profit sur les marchés qui ne seraient pas exploitées. Une explication possible de cette remise en cause peut tenir au fait que les agents économiques ne sont pas parfaitement rationnels. C’est ainsi que beaucoup des critiques de l’hypothèse d’efficience comportent des assertions comportementalistes, lesquelles rejettent les hypothèses usuelles de rationalité parfaite des acteurs économiques (les biais cognitifs de ces agents pouvant ainsi expliquer que ces derniers n’exploitent pas les opportunités de profit que la prédictibilité des rendements fait naître). L’un des deux autres lauréats du prix Nobel 2013, Robert Shiller, est ainsi un partisan de ce type de méthodologie.
L’hypothèse d’efficience peut, par ailleurs, être décrite de manière alternative comme affirmant l’absence de possibilités d’arbitrage sur les marchés. Dans un sens traditionnel, on désigne comme une opportunité d’arbitrage la possibilité d’exploiter des incohérences temporaires de la structure des prix en réalisant des profits sans risque. Par exemple, si la même obligation se vend à deux prix différents sur deux marchés distincts, alors un profit sans risque peut être réalisé en achetant le titre là où il est le moins cher et en le revendant immédiatement là où son prix est plus élevé. Si de telles opportunités d’arbitrage persistaient, alors il deviendrait théoriquement possible de devenir infiniment riche de manière certaine.
Quel rapport entre l’arbitrage et l’efficience des marchés ? Cette notion simple d’arbitrage a progressivement été étendue pour désigner la possibilité de réaliser des profits, soit de manière certaine, soit en espérance, en exploitant les éléments prédictibles de la structure des prix. Ainsi, si la structure des prix sur les marchés est telle que certains éléments prédictibles des prix futurs ne sont pas reflétés dans les prix actuels, alors il devient possible de réaliser, en espérance, un profit sans investissement initial, i.e. d’exploiter une opportunité d’arbitrage en achetant certains actifs et en en vendant d’autres. Sous l’hypothèse d’efficience des marchés, de telles opportunités d’arbitrage ne sont pas possibles.
Illustrons cet argument important par un exemple simple. Si l’on considère deux entreprises identiques, A et B, produisant les mêmes biens et ayant les mêmes perspectives futures, alors les prix de leurs actions doivent être les mêmes (l’hypothèse selon laquelle deux entreprises sont parfaitement identiques est évidemment simplificatrice, car deux firmes ne sont jamais strictement les mêmes). Si, désormais, les perspectives d’une seule de ces entreprises (disons A) se dégradent, la structure des prix présente – i.e. le fait que les prix des deux actions soient les mêmes – ménage une possibilité d’arbitrage : deux actifs ont le même prix mais des rendements anticipés différents. Si le prix de l’action A ne baisse pas, alors il est possible de réaliser, en espérance, un profit en vendant ce titre à découvert. Ce n’est que lorsque le prix de l’action A aura baissé, c’est-à-dire lorsque l’information aura été incorporée, que de telles possibilités d’arbitrage ne seront plus possible. Il y a ainsi un lien fondamental entre l’hypothèse d’efficience – c’est-à-dire le fait que l’information soit intégrée aux prix – et l’absence d’arbitrage sur les marchés.
C’est là que l’hypothèse d’efficience s’intègre dans la pratique quotidienne des institutions financières. Elle est en effet fondamentale pour valoriser des actifs sur les marchés. Imaginons une structure donnée des prix actuels et un nouvel actif, par exemple une action, dont les caractéristiques (e. g. le flux de dividendes espérés) sont connues. Sous l’hypothèse qu’un prix « fondamental » doit empêcher toute possibilité d’arbitrage, alors il n’y a qu’un seul prix possible pour ce nouvel actif. Tout autre prix que ce prix « d’équilibre » ouvrirait des possibilités d’arbitrage avec des actifs existants. À l’inverse, si l’on n’accepte point l’hypothèse d’efficience et si l’on admet la possibilité d’arbitrages sur les marchés, alors ce nouvel actif peut avoir n’importe quel prix possible. En clair, il devient impossible de déterminer son prix. Une grande part du succès et de la popularité de l’hypothèse d’efficience de marchés vient précisément de ce qu’elle a donné naissance au domaine très fécond de l’ valorisation des actifs (asset pricing). Tant pour les universitaires que pour les institutions financières, la détermination du prix théorique d’un actif est essentielle, au moins à titre de référence. Sans faire l’hypothèse d’absence d’arbitrage sur les marchés, la valorisation des actifs, nécessaire à nombreuses fins, devient une gageure. Bien que de nombreux acteurs sur les marchés aient conscience des limites de l’hypothèse d’efficience (par exemple du fait qu’il puisse y avoir des bulles), celle-ci est un point de départ indispensable pour obtenir des prédictions en première approximation. De même, les économistes utilisant des paradigmes alternatifs (en finance comportementale, par exemple) peuvent difficilement se passer de l’hypothèse d’efficience comme point de repère vis-à-vis duquel comparer leurs propres prédictions.
Crise financière et efficience des marchés
La crise financière récente doit-elle nous amener à reconsidérer la place ou la validité de l’hypothèse d’efficience dans la théorie financière contemporaine ? À ce stade, il nous faut dissiper certains malentendus fréquents qui obscurcissent nombre de discussions au sujet de l’efficience des marchés. La question de la validité empirique de l’hypothèse sera discutée plus longuement ci-dessous.
L’idée spécieuse la plus répandue qu’il convient de rectifier est celle selon laquelle l’efficience des marchés, telle que définie par Fama, impliquerait qu’il n’y ait pas de crises financières. Si tel était le cas, alors une succession de krachs boursiers condamnerait de manière évidente et sans appel l’hypothèse d’efficience.
Telle que définie ci-dessus, l’hypothèse d’efficience n’implique pas qu’il n’y ait pas de crise. A toute date, une fois que toute l’information pertinente a été intégrée dans les prix des actifs, l’information future demeure incertaine. L’arrivée de l’information étant aléatoire, une série de très mauvaises informations est tout à fait possible. Quand cette information nouvelle intègre les prix, ceux-ci baissent fortement, ce que l’on peut interpréter comme une crise. Ainsi, la possibilité d’une crise n’est en rien antagoniste avec l’affirmation de l’efficience des marchés.
En revanche, et c’est là un point capital, l’hypothèse d’efficience implique une manière particulière de concevoir les crises financières. Les crises, pour qui admet l’hypothèse d’efficience, ne peuvent être dus qu’à des chocs extrêmes, exogènes et imprévisibles. Statistiquement, ce sont donc des événements rares. Cette vision des crises exclut de très nombreuses autres interprétations des crises financières. Par exemple, il n’est plus possible de penser les crises comme résultant de la fragilisation progressive d’un système économique, dont un choc même de faible amplitude peut entraîner la dislocation. Une telle compréhension des crises se retrouve chez des auteurs aussi différents que Keynes, Hayek ou Minsky, et insiste sur les causes structurelles des crises (par exemple, un financement par la dette trop important en période de bulle, ce qui fragilise progressivement les structures productives) à la différence de l’hypothèse d’efficience des marchés financiers.
Un autre exemple peut permettre d’illustrer ces deux visions antagonistes des crises [3]. Si l’on accepte l’efficience des marchés, alors les prix des actifs sont toujours égaux à leur « valeur fondamentale ». Ce concept de « valeur fondamentale » n’est évidemment pas dénué d’ambiguïtés, car celle-ci n’est jamais directement observable. Intuitivement – car il n’est pas possible dans ces lignes de pousser la discussion vers des détails théoriques trop abstrus – le lecteur comprendra que cette équivalence nécessaire du prix et de la valeur fondamentale exclut immédiatement par incompatibilité un certain nombre d’idées fréquemment répandues au sujet de la manière dont les crises surviennent. Ainsi, si l’on admet que les marchés sont efficients, il n’y a rien de tel qu’un actif fondamentalement surévalué ou sous-évalué. L’idée qu’un actif est « trop cher » par rapport à sa rentabilité fondamentale n’est pas non plus compatible avec l’affirmation de l’efficience des marchés. Ainsi, la possibilité de bulles irrationnelles sur les marchés financiers n’est pas admise. Tout cela, rappelons-le une fois encore, n’implique pas qu’il n’y ait pas de crise ; seulement que l’interprétation des crises sera différente. L’hypothèse d’efficience n’est pas compatible avec une vision structurelle des crises, selon laquelle un enchaînement clair de causes et d’effets peut mener au krach, et requiert au contraire une vision purement statistique et aléatoire des crises.
Tester l’efficience des marchés ?
Une fois clarifié le sens de l’hypothèse d’efficience des marchés, est-il possible d’en tester la validité empirique ? En dépit d’une abondante littérature discutant du bien-fondé empirique de l’hypothèse d’efficience, nous entendons montrer que celle-ci n’est pas directement testable, et préciser la manière dont elle doit, à nos yeux, être comprise.
Un tel argument peut paraître surprenant au premier abord. Si, ainsi que nous l’avons dit, l’hypothèse d’efficience affirme l’impossibilité de bulles irrationnelles, ou d’actifs surévalués ou sous-évalués, ne suffit-il pas d’identifier quelques exemples de tels phénomènes pour conclure que l’hypothèse d’efficience est falsifiée et doit être abandonnée. Si tel était le cas, la crise financière récente pourrait en effet permettre une remise en cause fondamentale de l’hypothèse d’efficience des marchés.
La question, cependant, est bien plus compliquée que cela, et soulève une question méthodologique qui traverse la théorie économique dans son ensemble. De quoi s’agit-il ? En physique, la falsification des théories, bien que n’étant pas exempte de difficultés épistémologiques (notamment de ce que l’on nomme le problème de Duhem-Quine selon lequel une hypothèse ne peut être testée de manière isolée à l’aide d’une expérience cruciale), est rendue possible par le fait que, sauf dans l’infiniment grand ou l’infiniment petit, les objets ou phénomènes décrits ont des caractéristiques objectivables, de sorte que la discussion peut se concentrer sur les propriétés de ces objets. Ce n’est pas le cas en économie, ou les objets fondamentaux de la théorie ne sont pas définis de manière objective, mais toujours dans la cadre d’un modèle ou d’un système de définitions plus vaste.
Qu’est-ce à dire ? Il est utile de prendre un exemple relatif à notre sujet. Est-il possible, par exemple, de tester empiriquement la proposition selon laquelle le prix d’un actif est toujours égal à sa valeur fondamentale ? Ici, il est crucial de remarquer qu’il n’existe rien de tel dans le monde sensible qu’une « valeur fondamentale » observable de manière objective pour tout économiste. La valeur fondamentale d’un actif est toujours définie dans le cadre d’un modèle. Ce fait même rend impossible toute velléité simple de falsification empirique de la proposition considérée. Si le prix d’un actif et sa valeur fondamentale, calculée dans le cadre d’un modèle, divergent, il est impossible d’en conclure que cet actif est sous-évalué ou sur-évalué, donc que l’hypothèse d’efficience est falsifiée. Il est aussi possible que le modèle utilisé pour calculer la valeur fondamentale de cet actif soit faux. Tout test de l’hypothèse d’efficience est donc aussi, de manière jointe, le test d’un modèle particulier. Comme il n’y a pas de « vrai modèle » donné à tout économiste, tout fait empirique et tout prix d’actif sont potentiellement compatibles avec l’hypothèse d’efficience, dès lors que l’on fait usage, dans le même temps, du modèle de valorisation qui permet de rationaliser les prix observés.
Prenons encore deux autres exemples, liés de manière tout aussi directe à notre sujet. Est-il possible de tester la proposition selon laquelle « toute information pertinente est incorporée dans le prix d’un actif » ? On peut bien évidemment observer de manière systématique le mouvement des prix quand des annonces importantes sont rendues publiques (des centaines de travaux académiques sont construits sur cette base). Mais de tels tests sont vains. Tout d’abord, il n’existe rien de tel que des « informations pertinentes » observables de manière objectives, et qui peuvent être distinguées de simples « nouvelles » non pertinentes. Une information pertinente n’est définie comme telle que dans le cadre d’un modèle ou d’une théorie économique plus englobante. Ainsi, si l’annonce d’une information en apparence importante n’est pas suivie des variations de prix escomptées, cela n’invalide en rien l’hypothèse d’efficience, car il sera alors possible d’affirmer que « cette nouvelle confirme que le prix de tel actif doit être de x », ou que « telle nouvelle n’est en définitive pas pertinente au regard de ce que l’on savait déjà ». A cela, on ne peut rien répondre qui soit directement vérifiable.
Un troisième exemple concerne la distinction entre deux types de crises, ainsi qu’esquissée plus haut. Est-il possible d’observer des crises financières passées, est de déterminer si elles sont le fruit statistique d’un choc très négatif, ou si elles résultent d’une fragilisation lente et progressive du système financier, ainsi rendu vulnérable à des chocs même de faible amplitude. Encore une fois, il n’y a rien de tel qu’une crise observable de manière objective selon l’une ou l’autre de ces définitions. Toute crise peut être interprétée selon l’une ou l’autre de ces acceptions, car toute mesure antérieure à la crise des « fragilités financières » ou de la « surévaluation des actifs » dépend elle-même d’un modèle.
Est-ce à dire que tout effort visant à questionner l’hypothèse d’efficience est nécessairement vain ? Ainsi que nous l’avons dit, tout ensemble de faits observables sur les marchés financiers est potentiellement compatible avec l’hypothèse d’efficience, dès lors que l’on « choisit » un modèle de valorisation des actifs qui permet de rendre pleinement rationnels les prix observés. C’est par ce second aspect – le choix du modèle de valorisation – qu’il nous faut désormais aborder la question.
S’il est toujours possible de modifier les modèles existants de valorisation des actifs pour « sauver » l’hypothèse d’efficience (en redéfinissant ainsi ce que sont la valeur fondamentale, ou des informations pertinentes pour un actif), toutes les distorsions que l’on fera successivement subir aux modèles standards seront plus ou moins crédibles et satisfaisantes. C’est lorsque l’on est contraint de faire des hypothèses ad hoc, de multiplier sans fin les hypothèses subsidiaires ou de fuir dans une complexité mathématique toujours plus grande que l’on peut commencer à douter du bien-fondé de l’hypothèse d’efficience dans certaines situations. Bien sûr, il ne s’agit pas là de falsification au sens strict, car ces modèles de valorisation peuvent toujours être vrais et ne sont pas non plus eux-mêmes falsifiables de manière simple. Mais les contorsions que l’on fait subir aux modèles sont plus ou moins crédibles.
Pour en terminer avec cet argument, nous pouvons illustrer de manière simple cet enjeu crucial de la « crédibilité » de théories économiques concurrentes en discutant une nouvelle fois de la crise financière de 2008. Ainsi que nous l’avons dit, la crise ne permet pas d’affirmer de manière immédiate que l’hypothèse d’efficience est invalidée, dans la mesure où certains actifs étaient fortement surévalués (biens immobiliers, actifs issus de la titrisation). La crise peut, en effet, toujours être interprétée comme un choc très négatif dans un système où les prix de tous les actifs étaient correctement valorisés, leur prix égalant leur valeur fondamentale. La crédibilité d’une telle explication se pose néanmoins dès que l’on s’interroge sur l’amplitude du choc nécessaire pour rationaliser ce que l’on a observé. Un élément de réponse nous est fourni par une célèbre déclaration du directeur financier de Goldman Sachs, selon laquelle les événements subis au plus fort de la crise avaient une probabilité située « à 25 écarts-types » des variations de prix moyennes. Statistiquement, de tels événements surviennent en moyenne une fois tous les 10 puissance 140 années, soit bien davantage que l’âge de l’univers. Il est possible de douter qu’un tel événement puisse convenablement, de manière crédible, expliquer le krach financier de 2008, ce qui suggérerait que les modèles de valorisation qui prévalaient avant la crise étaient erronés dans une certaine mesure. Alors seulement il est possible de commencer à douter du bien-fondé de l’hypothèse d’efficience dans ce cas.
Conclusion
Parvenu à ce stade, le lecteur en quête d’arguments définitifs pour ou contre l’hypothèse d’efficience sera peut-être déçu. Réaffirmons cependant que, une fois l’hypothèse bien comprise, le débat sur son bien-fondé ne peut se réduire à des discussions empiriques sur sa validité ou sa fausseté. Il en est ainsi pour une raison méthodologique fondamentale, qui dépasse largement la théorie financière dont il est question dans ces lignes, et est pertinent pour la théorie économie économique dans son ensemble, à savoir que les objets fondamentaux de la science économique (dans le cas présent, les concepts d’ « information », de « valeur fondamentale », de « crise ») ne sont jamais définis de manière objective et non ambigüe, mais toujours au sein d’un paradigme conceptuel plus englobant.
Le choix de tel paradigme conceptuel par rapport à tel autre ne peut pas se faire sur une base naïvement falsificationniste (ce qui n’implique pas, loin de là, que les données sont inutiles). Il nous semble que ces schémas conceptuels doivent être jugés dans leur ensemble, par leur cohérence globale avec une collection de faits. Bien que des schémas conceptuels différents soient irréductibles, du fait même des définitions et des hypothèses qui leur sont sous-jacentes, ils peuvent utilement être compléments les uns des autres pour étudier une question précise ou des ensembles de questions distinctes. Ainsi que cela a pu apparaître en filigrane plus haut, il nous semble difficile de se passer complètement de l’hypothèse d’efficience dès lors que l’on a pour objectif de valoriser des actifs. Mais, par contraste, l’idée selon laquelle les crises sont de purs événements statistiques dans des systèmes économiques stables par ailleurs, nous semble également peu tenable. Une vision structurelle et causale des crises, comme conséquence de fragilités accumulées, nous semble préférable. Ce qui importe fondamentalement, à nos yeux, est de prendre pleinement conscience des hypothèses sous-jacentes à chacune de ces interprétations.