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Essai Société

Les manifestations des Chinois de Belleville
Négociation et apprentissage de l’intégration


par Ya-Han Chuang , le 15 juillet 2013


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Pourquoi les Chinois de Paris se sont-ils mobilisés dans la rue à deux reprises ces dernières années ? Cet essai propose une étude de la communauté chinoise et de son évolution récente.

On trouvera l’ensemble des notes de bas de page dans la version PDF de cet essai

Dans de nombreux pays d’immigration, les migrants chinois sont souvent considérés comme une « minorité silencieuse » – une minorité qui s’adapte bien, mais dont la participation politique est faible. Si cette image est également présente en France, elle évolue depuis la manifestation du 20 juin 2010. Ce jour-là, pour la première fois dans l’histoire de la communauté chinoise de France, environ 20 000 Chinois de tout âge marchent dans le boulevard de la Villette en scandant le slogan : « Non à la violence, sécurité pour tous ». Paradoxalement, la manifestation se termine par des échauffourées avec la police que l’on pourrait qualifier de « mini-émeute ». Presque exactement un an après, le 19 juin 2011, une nouvelle manifestation est organisée par les représentants de la communauté chinoise de Belleville, entre République et Nation, le chemin classique des manifestations parisiennes. Cette fois, le mot d’ordre est « sécurité, un droit », et la manifestation s’achève en toute tranquillité. Les deux manifestations partagent plusieurs caractéristiques communes : toutes les deux sont des mobilisations ponctuelles faisant suite à des bagarres à Belleville entre des ressortissants chinois et d’autres populations ; toutes les deux revendiquent une augmentation des effectifs policiers et exigent que soit facilitée la procédure de dépôt de plainte pour les immigrés sans papiers ; les participants sont majoritairement immigrés chinois ou Français d’origine chinoise. Néanmoins, les deux manifestations se présentent et se déroulent de manière différente : en 2010, presque tous les slogans et banderoles étaient en chinois, les manifestants exprimaient une certaine fureur, et la manifestation s’est terminée violemment. En 2011, les slogans ont épousé les valeurs républicaines, l’ambiance était paisible, voire imprégnée par la fierté d’être un Chinois de France.

Certes, ce n’est pas la première fois que des groupes migrants manifestent pour dénoncer une discrimination ethno-raciale . Cependant, dans ce cas précis, c’est l’insécurité urbaine qui est dénoncée, tout en étant cadrée comme un problème ethnique dont les victimes sont uniquement des immigrés Chinois. À travers cette protestation, et ses évolutions au cours d’un an, on peut émettre l’hypothèse qu’on assiste là à un processus d’apprentissage politique par un groupe minoritaire. À partir d’une enquête ethnographique , il s’agit donc non pas de revenir sur la réalité de l’insécurité urbaine, mais bien de penser l’action collective comme une façon pour les Chinois de s’accommoder et de s’intégrer au modèle politique français.

Adopter tel ou tel code militant témoigne de la façon dont les Chinois répondent aux injonctions à l’intégration, qui les conduisent à utiliser et mettre en scène les symboles même de la République française lors des manifestations. L’intégration des immigrés demeure pour les institutions françaises une question de premier plan, face à laquelle les immigrés sont obligés de se positionner, même si la problématique de l’intégration est disqualifiée dans le champ académique à cause de la tension entre son caractère normatif et sa validité empirique, ou bien apparaît comme « une convergence uniforme » ne rendant pas compte de l’influence des traditions du pays d’origine.

Il importe de souligner que les migrants chinois de Paris sont loin de composer une communauté homogène. De l’inégalité de statut – travailleurs/entrepreneurs, situation régulière/irrégulière – aux différences générationnelles, tout tend à la divergence de position et de conscience politique, et à différents rapports de forces avec des acteurs institutionnels. Ainsi, ces approches variées sur la société française ont des incidences sur la perception de l’insécurité urbaine et le cadrage de la manifestation. Pour illustrer cette dynamique, nous allons mettre en regard les causes, l’organisation et la présentation des deux manifestations ainsi que le changement de la dynamique associative. Si les deux manifestations sont des mobilisations communautaires, elles n’ont pas la même signification : la première manifestation révèle surtout le désir de protection venant des travailleurs et jeunes immigrés qui ont des difficultés d’insertion et d’intégration. Désir d’un repli communautaire et besoin de l’unité cohabitent alors dans le discours de la manifestation. Suite à la nouvelle dynamique établie en 2010, la manifestation de 2011 symbolise un besoin de reconnaissance qui passe par l’assimilation du code de discours républicain. À travers ce processus, la protestation contre l’insécurité urbaine sert à forger une communauté politiquement visible.

Lutter pour l’unité

De la question sociale à la question raciale[[ Nous empruntons ce titre au livre coordonné par Eric et Didier Fassin, De la question sociale à la question raciale ? Représenter la société française, Paris, La Découverte, 2006.
Le 1er juin 2010, une bagarre entre un Chinois et un groupe de jeunes du quartier de Belleville enclenche un processus débouchant sur la première manifestation. Ce soir-là, suite au vol d’un sac lors d’un mariage, A-Wu, un jeune Chinois, tire avec un pistolet sur les agresseurs. Il est immédiatement arrêté par la police. L’arrestation de ce jeune homme provoque l’indignation de la communauté. Dans la discussion, les internautes n’hésitent pas à le décrire comme un héros de la communauté chinoise . Pendant la nuit, des milliers d’appels sont publiés en ligne pour demander de « sauver notre héros A-Wu ». Les commerçants de Belleville lancent également une pétition. Le 9 juin, dans « Nouvelle Europe », un journal financé par le gouvernement chinois, un reportage annonce le projet d’une manifestation pour le 20 juin pour « défendre [les] droits » des immigrés chinois . Les associations représentatives des commerçants chinois s’organisent donc en collectif pour préparer la manifestation. En parallèle, d’autres associations locales de Belleville se mobilisent de leur côté.

La décision de manifester est prise : comment l’organiser et quelles sont les revendications ? C’est à ce moment-là que deux approches se confrontent. D’un côté, Huiji – une association fondée en 2003 suite au mouvement de sans-papiers chinois, qui rend service aux travailleurs immigrés au statut précaire en leur donnant des cours de français et un service de conseil juridique – considère les agressions à Belleville comme un problème dû à la ségrégation urbaine et à l’échec du vivre ensemble . Elle suggère d’organiser la manifestation avec l’ensemble des associations à Belleville en se liant aux ONG françaises antiracistes.

D’autre part, les associations des commerçants chinois, représentées par l’ARCF et soutenues par l’ambassade de Chine en France , souhaitent une manifestation ne regroupant principalement que des ressortissants chinois. Peu familières avec la loi française et les pratiques de la société civile, elles confient à P.C., avocat français et président d’une association à Belleville, le soin de déposer la demande de manifestation à la préfecture et de s’occuper de la procédure administrative. Opposé à la gauche et peu favorable aux immigrés sans papiers , il affirme en substance que l’insécurité est « un problème en France depuis trente ans à cause de l’inertie des politiciens », et insiste ainsi sur le fait que « la manifestation [doit] être apolitique ». Par « apolitique », il entend le rejet de la participation des associations franco-chinoises et des mairies de gauche :

« Je voulais une manif’ purement « citoyenne » (accentué). […] Il y a des associations comme le Mrap, SOS Racisme, ce sont les filières, des sous-marins du PS. Ça, on n’en voulait pas, c’est pour amuser les gens, c’est pour dormir… Ce sont de grands amis du Parti socialiste et de la Mairie de Paris, ils sont donc très mal à l’aise avec nous, car nous sommes apolitiques. »

Pour la même raison, il exclut Huiji dans l’organisation lors de la dernière réunion de préparation . P.C. parvient ainsi à exclure les associations de gauche de la manifestation. Ce faisant, il construit davantage une image des commerçants chinois comme les victimes d’agressions commises par des jeunes issus d’autres migrations, en particulier des pays du Maghreb ou d’Afrique noire, et forge ainsi une vision ethnique du problème. De plus, en raison de la sensibilité du sujet des « droits de l’homme » en Chine, les commerçants chinois évitent de formuler leurs revendications en y faisant référence, de peur que les reportages sur la manifestation dans les médias chinois n’évoquent la question des droits de l’hommes et de la liberté politique en Chine. En conséquence, la rhétorique sociale est totalement absente dans les tracts et les revendications de la manifestation de 20 juin 2010. L’insécurité est ainsi présentée comme une expérience subie par des ressortissants chinois.

De l’indignation à l’échauffourée
En posant l’insécurité comme une expérience partagée par l’ensemble de la communauté chinoise, la manifestation du 20 juin 2010 part dans une ambiance de « lutte de territoire » entre les Chinois et d’autres populations de Belleville. Avec des participants scandant le slogan « Fan baoli, yao anquan ; Zhongguoren, Yao Tuanjie ! (Non à la violence, Oui à la sécurité. Chinois, soyons unis !) », des provocations à la fin de la manifestation paraissent inévitables. Nous pouvons également observer les comportements provocateurs des jeunes qui ont le drapeau chinois à la main et le sourire fier. À 16h30, les manifestants reviennent au carrefour de Belleville. Un témoigne partage sa vision des faits avec plusieurs participants :

« À la fin du cortège, plusieurs jeunes restaient et ne voulaient pas partir. Ils montraient le portable dans leurs mains en disant ‘viens prendre ce portable ! À la fin, ils ont même pris à partie physiquement des jeunes adolescents d’origines arabes/noirs en les accusant de vol. En même temps, un autre habitant d’origine africaine voulant partir avec sa voiture, la foule commence à pousser sa voiture. À ce moment-là, la police commence à intervenir. Certains manifestants avaient apporté 3 000 œufs pour les balancer sur les policiers. La confrontation devient plus violente ».

Si les accrochages avec les personnes d’origine africaine ne sont pas surprenants, le dérapage envers les forces de l’ordre paraît incompréhensible pour certains . En fait, pour les jeunes adultes et adolescentes dans des situations précaires, l’identité chinoise est vécue comme une marque d’humiliation et la cible de répressions . Ainsi, cette manifestation devient l’occasion de transformer ce sentiment en exaltation de l’affirmation de leur origine. Comme le décrit un adolescent arrivant en France à l’âge de onze ans : « C’est comme si une personne très pauvre avait soudainement gagné au Lotto ! ». Un autre jeune adulte exprime son désir de se projeter dans une collectivité plus large : « En voyant toutes ces personnes présentes à Belleville, j’étais très fier. Je me suis dit : enfin on peut se battre pour que les Chinois soient reconnus ! » Tous ces propos nous montrent que les expériences quotidiennes et les émotions face aux policiers sont des « matériaux bruts » d’actions violentes, qui motivent les jeunes adultes à se battre au nom d’un groupe. Les échauffourées à la fin de la manifestation ne sont donc pas un dérapage hasardeux. Au contraire, ils sont, comme les émeutes urbaines de 2005, la marque d’un besoin de se défouler et du sentiment vécu d’injustice, dans un contexte plus large que la cause de la manifestation : une frustration accumulée dans le vécu quotidien des jeunes.

La recomposition du paysage associatif

La manifestation de 2010 a eu des conséquences sur le milieu associatif chinois de Belleville. Traditionnellement, il existe de nombreuses associations de commerçants, dont l’objectif est essentiellement de structurer les réseaux professionnels. Même si un très faible nombre de commerçants y adhèrent ou sont directement impliqués, elles sont considérées comme des interlocuteurs légitimes pour des institutions telles que l’ambassade de Chine, laquelle cherche à exercer une influence politique à travers ces associations. Les travailleurs récemment immigrés et précaires ne peuvent, quant à eux, accéder aux institutions qu’à travers des associations franco-chinoises telles que Huiji. Après la manifestation de 2010, le paysage associatif se reconfigure : dans un premier temps, déçue par le résultat de la manifestation, l’association Huiji décide de cesser son activité. Ensuite, les entrepreneurs de Belleville et les immigrés de fraîche date se mobilisent chacun de leur côté pour créer des associations afin d’établir les liens avec les institutions françaises.

Alerté par l’influence de l’ambassade de Chine sur ses diasporas, les mairies de gauche autour de Belleville incitent les commerçants du quartier à s’associer. Un salarié de la mairie du 20e arrondissement raconte son expérience avec des commerçants chinois avant la manifestation :

« Il y a une préoccupation de la Chine pour savoir ce qui se passe dans les associations chinoises, qui n’est pas forcément une préoccupation de la vie du quartier. Ce qu’on veut, c’est que les Chinois deviennent, je ne dis pas Français, mais Parisiens. Certains se sentent déjà autant Bellevillois que Chinois. Et, apparemment, ce que l’ambassade chinoise veut, c’est qu’ils soient plus Chinois que Bellevillois ».

Le dérapage de la manifestation de 2010 a rendu cette tension tangible. Il devient ainsi urgent pour les mairies de trouver des interlocuteurs légitimes . En novembre 2010, une centaine de commerçants fondent « l’association des commerçants bellevillois », avec une majorité de membres d’origine chinoise. Selon M. Ch ., son président, l’objectif de l’association est « sécurité, sécurité, et encore sécurité ». L’année suivante, les mairies du 19e et 20e arrondissements travaillent en collaboration avec l’association des commerçants pour l’organisation des festivités du Nouvel An chinois, une étape qui marque la volonté d’incorporer les commerçants dans la collectivité locale et de réinstaurer une image cosmopolite du quartier de Belleville.

D’autre part, une autre association nommée Association Chinoise pour le Progrès des Citoyens (l’ACPC ci-dessous) a également rouvert ses portes à Belleville, après plusieurs années d’inactivité, pour aider les travailleurs chinois précaires qui parlent peu le français. La première tâche de l’ACPC est d’aider les immigrés à porter plainte . D’autres services sont ensuite proposés, tels que la traduction, le soutien scolaire ou encore une assistance juridique via une permanence. Cependant, l’ACPC gagne sa visibilité surtout par sa revendication identitaire. Son président, Y , tient un discours nationaliste pour articuler la vulnérabilité des migrants chinois et le trauma historique de la Chine.

« Pourquoi est-on brimé partout ? Je t’explique : en 1937, 300 000 Chinois ont été tués par les Japonais. On les a oubliés. En 1990, 6 000 Chinois ont été tués en Indonésie avec plein de femmes violées. On les a oubliés encore facilement. On est méprisés et brimés partout ! En Chine, on est brimés par les compatriotes, ce n’est pas encore très grave ; mais si ici on est brimés par les groupes d’autres ethnies, c’est une insulte à une nation entière. Il faut mettre la pression sur le gouvernement et l’ambassade chinoise pour s’occuper de notre sécurité ».

En faisant le parallèle entre les attaques dont les chinois ont pu être victimes au cours de l’histoire et les agressions quotidiennes subies par des migrants, Y. opère un glissement du sentiment d’insécurité vers une thématique d’identification nationaliste. Ainsi, à chaque controverse diplomatique impliquant la Chine, l’ACPC se mobilise pour protester . Il s’agit d’une organisation de jeunes adultes et adolescents qui ont des difficultés d’intégration et qui cherchent à souder la communauté en embrassant le nationalisme chinois. Or son image nationaliste fait peur à la plupart des associations de commerçants.

L’influence directe de la manifestation de 2010 est l’émergence de ces deux acteurs indépendants de l’ambassade de Chine. Malgré les statuts sociaux variés des fondateurs et leurs différences idéologiques, tous deux cherchent à établir un lien avec l’institution française pour faciliter l’intégration des migrants chinois. Ceci permet, peu avant l’anniversaire de la manifestation du 20 juin 2010, un point de départ différent pour la reprise de la manifestation contre l’insécurité.

Lutter pour la reconnaissance

L’histoire se répète … mais ne va pas dans même sens

Le 31 mai 2011, une nouvelle agression a lieu à Belleville lors d’un mariage. En combattant avec les agresseurs, le fils d’un restaurateur, est roué de coups et tombe dans le coma. La nouvelle circule immédiatement sur le forum Huarenjie. Ensuite, tout comme en 2010, les internautes se mobilisent et appellent à une autre manifestation contre l’insécurité à Belleville. M. Ch., président de l’association de commerçants Bellevillois, se sent obligé de réagir après l’agression du 31 mai 2011. C’est à ce moment-là que l’ACPC propose de refaire une manifestation le dimanche 19 juin 2011 à l’occasion de l’anniversaire de la manifestation de 2010 .

Alertés de la position nationaliste de l’ACPC, d’autres associations de commerçants proches de l’ambassade ne souhaitent pas participer de crainte que se répète l’épisode de 2010. C’est alors que les jeunes générations représentées par l’Association de Jeunes Chinois de France (l’AJCF ), une association composée par la deuxième génération d’immigrés chinois et travaillant sur l’image positive des Chinois de France, sont sollicités pour aider la préparation de la manifestation. « On a appris qu’il y a des choses qui sont très mal passées l’année dernière. » raconte W, un des membres de l’AJCF qui devient le porte-parole de la manifestation de 2011. « C’était trop communautaire. Il faudrait changer l’image… de toute façon la manif’ a été lancée, on peut plus reculer donc, même si on n’est pas d’accord avec la manif… » Un collectif d’organisation se forme ainsi au nom du « collectif des associations asiatiques de France et leurs amis français ». Plusieurs lignes cohabitent dans sa composition : d’une part, l’ACPC, l’Association des commerçants bellevillois avec plusieurs associations de commerçants indépendantes de l’ambassade qui s’occupent des matériaux et financements ; d’autre part, l’AJCF s’occupe de la communication avec les médias français. Sa composition se distingue ainsi fortement de la première manifestation, grâce à la participation des associations bellevilloises et des jeunes générations francisées.

Devenir citoyens : des symboles flottants dans la manifestation
Co-organisée par les jeunes générations qui ont pour but de modifier l’image communautaire de la première manifestation, le scénario de manifestation du 19 juin 2011 ressemble beaucoup plus à une manifestation « française ». Malgré la présence d’individus qui en ont profité pour distribuer des tracts d’extrême droite , un effort considérable est fait pour incorporer les valeurs républicaines. Dès que les cortèges partent, les organisateurs font répéter les slogans : « Liberté, oui ! Égalité, oui ! Fraternité, oui ! Et … sécurité ! » Par leur rhétorique, les manifestants récupèrent les valeurs républicaines françaises afin d’identifier la sécurité à un droit fondamental des citoyens. De plus, tandis que les slogans et drapeaux chinois ont totalement disparu, le drapeau français est omniprésent : les manifestants le tiennent à la main, le portent sur l’épaule, et de nombreuses banderoles sont marquées des couleurs bleu, blanc, rouge. M.Ch. s’en explique :

« Nous vivons sur le territoire français. Nous aimons ce pays, et nous voulons vivre ici. Nous demandons un traitement égal à celui de tous les Français. Pour nous, les diasporas chinoises, où vivons-nous ? Où vivront nos descendants dans l’avenir ? Nous devons nous battre pour nos droits, et ça n’a rien à voir avec la position de l’ambassade. »

Cependant, pour W, c’est plutôt une mauvaise surprise. Il explique que lors de la réunion de préparation, il a été décidé qu’aucun drapeau – ni chinois ni français – ne devait être distribué, mais l’ACPC avait déjà commandé 10.000 drapeaux français et insistait pour les distribuer. Ainsi, il doit improviser face aux questions des journalistes :

« Ils ont sorti des drapeaux, et alors on a dû faire avec. Et voilà, ce jour-là, la manifestation était très bien, et il y avait des questions, « pourquoi vous avez sorti des drapeaux français ? » (Rire) donc j’ai répondu, ‘C’est pour signifier qu’on est Français. On est Français et donc on voulait s’accaparer le symbole français.’ »

En articulant « citoyenneté » et « symbole français », ces propos révèlent le désir d’être incorporés dans la république française, ainsi que la capacité d’adopter les codes politiques français – surtout de la part des « demi-zens » comme M.Ch. et Y., qui n’ont pas encore été naturalisés.

Ce message semble avoir été bien reçu par les acteurs des institutions françaises. Comme l’a commenté une salariée de la préfecture de police de Paris, tandis que la première manifestation n’avait fait qu’attirer l’attention des journalistes, la deuxième manifestation a réussi à faire passer un message et montre la capacité d’intégration des commerçants . Ainsi, M.Ch. n’hésite pas à considérer la réussite de manifestation comme une victoire vis-à-vis d’autres associations de commerçants proches de l’ambassade et qui ont peu de contact avec l’institution française. Il souligne la reconnaissance acquise de la manifestation :

« À mon avis, notre manifestation a été une grande réussite. Pourquoi ? Cela a fait venir le préfet de Paris et le ministère de l’Intérieur à Belleville pour discuter avec les ressortissants de chinois. C’est la première fois. […] Les associations doivent rendre service aux immigrés chinois ; nous ne pouvons pas cesser de nous intégrer à la société française. Il faudrait continuer à trouver des jeunes cultivés, qui parlent bien français, pour entrer au centre de la société française. Si notre génération ne le fait pas, cela va être encore retardé d’une génération. »

Ces propos révèlent un changement d’aspirations des migrants chinois : au-delà de leur demande de protection et de sécurité, naît un désir de reconnaissance. Peu importe la variété de leur statut– résidents légaux, immigrés sans papiers, français d’origine chinoise etc. – ils ont une attente commune être reconnus comme des citoyens légitimes de la France. Autrement dit, la problématique de l’insécurité devient une occasion pour des immigrés chinois d’exprimer leur espoir d’être intégrés dans la communauté politique.

Conclusion

La comparaison entre les deux manifestations de 2010 et 2011 illustre un processus d’intégration d’un groupe migrant par l’apprentissage politique. Même si les deux manifestations portent des revendications similaires, un ensemble de facteurs permet une meilleure organisation de la deuxième manifestation. Tout d’abord, le rapport avec les institutions françaises a considérablement évolué. Avant 2010, la plupart des immigrés avaient une attitude distanciée avec ces institutions et privilégiaient surtout leurs liens avec la représentation de la diaspora chinoise. La manifestation de 2010 met en lumière cette distance, donnant lieu à une reconnaissance par la préfecture et les mairies des agressions dont les Chinois sont victimes ; cela incite les mairies de gauche à chercher des interlocuteurs directs. Après la manifestation de 2011, les préfectures et les commissaires de police sont ainsi d’autant plus à leur écoute.

Ce rapprochement est accompagné par un apprentissage d’auto-mobilisation. Venant d’une société autoritaire, où la tradition d’auto-organisation est faible, les immigrés chinois ayant peu de savoir-faire pour l’organisation d’une manifestation et plus largement pour la vie associative. L’émergence de deux associations après 2010 montre une première étape d’apprentissage qui fait pénétrer les immigrés plus avant dans la société civile française ; de plus, la deuxième génération d’immigrés Chinois marque une deuxième étape dans la manière d’encadrer la manifestation. Sans écraser la légitimité des autres associations de commerçants, ces nouveaux acteurs facilitent des contacts directs avec les institutions françaises. Ils contribuent ainsi à étoffer, au fil du temps, le répertoire d’actions militantes de la population d’origine Chinoise.

Enfin, il en résulte une évolution des sentiments d’appartenance des immigrés chinois. En 2010, formulant l’insécurité comme un risque exclusif pour les immigrés chinois, la manifestation permet de créer une « communauté d’expériences » autour d’un imaginaire et de sentiments d’insécurité, et, sur cette base, appelle à constituer un sujet politique mobilisable. En 2011, la communauté étant politiquement visible, l’objectif de l’action collective s’est transformé : il s’agit de modifier l’image des Chinois, et de montrer leur capacité d’intégration à travers l’adoption des codes politiques français. Nous constatons ainsi un passage de la lutte pour l’unité à l’intérieur à la lutte pour une reconnaissanceà l’extérieur.

Toutes ces évolutions montrent à quel point l’intégration politique est une négociation permanente entre le « là-bas » et l’« ici » des immigrés, entre les valeurs de la société d’origine et la perception de la société d’accueil. C’est grâce à ces apprentissages politiques à travers les institutions que les « Chinois à Paris » pourraient se transformer en « Chinois deParis ».

par Ya-Han Chuang, le 15 juillet 2013

Pour citer cet article :

Ya-Han Chuang, « Les manifestations des Chinois de Belleville. Négociation et apprentissage de l’intégration », La Vie des idées , 15 juillet 2013. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Les-manifestations-des-chinois-de

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