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Recension Société

Les loisirs forment la jeunesse

À propos de : Sy. Octobre, C. Detrez, P. Mercklé, N. Berthomier, L’enfance des loisirs, Ministère de la culture et de la communication.


par Anne Barrère , le 27 avril 2011


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À quoi les enfants jouent-ils aujourd’hui ? Quels chanteurs les préados et ados écoutent-ils ? Une enquête collective fait le portrait du rapport que les jeunes entretiennent avec la culture. Des statistiques au service d’une étude de la reproduction, de la transmission des goûts et de la construction de l’individu.

Sylvie Octobre, Christine Detrez, Pierre Mercklé, Nathalie Berthomier, L’enfance des loisirs. Trajectoires communes et parcours individuels de la fin de l’enfance à la grande adolescence, Ministère de la culture et de la communication. Questions de culture, 2010, 427 p., 20 €..

Cet ouvrage se situe dans le sillage des enquêtes fines sur les pratiques culturelles des français publiées régulièrement par Olivier Donnat – qui ne s’intéressent cependant pas aux moins de quinze ans, et des travaux antérieurs de Sylvie Octobre sur les loisirs culturels des 6-14 ans. Son projet est en effet d’analyser les évolutions culturelles récentes telles qu’elles sont vécues de 11 à 17 ans, dans une sphère marquée par l’articulation du numérique et de nouveaux supports d’activités avec des loisirs plus traditionnels (pratiques musicales, artistiques, sportives). Il s’agit de comprendre comment enfants et adolescents grandissent aujourd’hui dans ce continent de loisirs sérieux où objets, activités, supports, conversations occupent le centre. La méthodologie de l’enquête, en cohérence avec ce projet, est remarquable : un suivi par panel de 3900 enfants interrogés quatre fois, complétés par des portraits ciblés d’adolescents, et des questionnaires passés aux parents des élèves questionnés à 11 ans. Des questions plus larges ont été également posées sur le rapport des enquêtés à l’école et à l’avenir, mais aussi à leur propre apparence physique, aux relations avec leurs pairs et à la famille. Bref, il s’agit d’un portrait collectif et surtout évolutif de l’enfance et de l’adolescence au travers de ses loisirs, où la question des pratiques culturelles stricto sensu est reliée à celles, plus larges, des transmissions, de la maturation et de la construction de l’individu. L’ouvrage est structuré très clairement en quatre questions.

Dis-moi quels sont tes loisirs et je te dirai qui tu es… mais aussi quel âge tu as. Désormais, la maturation d’un enfant ne se fait pas seulement au travers de l’exercice du métier d’élève, d’enfant – en famille – et de jeune – dans le groupe – bien repérés et commentés mais au travers d’un quatrième métier, celui de consommateur culturel. Il est en partie mal nommé d’ailleurs, comme le reconnaissent les auteurs eux-mêmes, dans la mesure où les consommations sont aussi des pratiques, et souvent des passions. De 11 ans à 17 ans, on passe plutôt d’un continent balisé par la lecture, la télévision et le jeu à un univers bien davantage centré sur le numérique et les univers musicaux. Le collège constitue à ce niveau une étape intermédiaire, ouverture des possibles culturels en même temps que lieu d’un conformisme de groupe provisoire, qui cède ensuite progressivement la place à une grande singularisation des goûts.

Dis-moi qui tu es et je te dirai ce que tu fais. Les effets combinés de l’origine sociale et du genre sont ici analysés à la fois séparément et dans leurs interactions. De larges pans des loisirs sont peu marqués par les différences sociales – pratiques artistiques et sportives à l’école primaire et au collège, souci de son apparence, de plus en plus largement partagé, capacité de se définir finement au travers de clivages musicaux. D’autres le sont beaucoup plus nettement : l’usage massif et exclusif de la télévision devient caractéristique des milieux populaires ; les adolescents de lycée professionnel se caractérisent par une faible participation à des activités culturelles et sportives encadrées. Les paniques morales adultes se voient ébranlées par bien des constats : il y a plus de mauvais élèves que de bons élèves non-pratiquants de jeux vidéos cependant que dans un sens plus prévisible. Ce chapitre confirme aussi la fabrique sexuée des individus par les loisirs, à la fois dans les activités choisies, les stars idolâtrées, tout en la brouillant par endroits, lorsque la conversation intime se fait masculine et les compétences numériques également féminines.

La troisième question : Dis-moi ce que tu fais, je te dirai à qui tu ressembles, aborde de plein pied la question des transmissions. Tout d’abord familiales, alors même que le discours éducatif général des parents favorise l’idée d’une triple fonction de ces loisirs : épanouissement, détente et appui à la réussite. Il faut noter que, toutes origines sociales confondues, la moitié des parents ont fait découvrir à leurs enfants leur passion et que 8 sur 10 les encouragent à la pratiquer. Pourtant, les auteurs distinguent plusieurs climats éducatifs autour de ces loisirs. Fortement marqués par les origines sociales, ils sont plus ou moins centrés sur une transmission volontariste, et sur la possibilité de la mettre en œuvre – les conflits à ce sujet sont par exemple davantage le fait des milieux ouvriers, rendant les héritages plus ou moins incertains. Mais il est à noter que ces héritages ne sont à considérer qu’en interaction avec d’autres formes de transmission. En particulier, les sociabilités juvéniles, mais aussi de fratrie – un objet rarement autonomisé dans l’analyse – peuvent dans certains cas compenser ou rattraper les aléas des héritages, mais aussi les affaiblir, lorsqu’un climat familial favorable à la transmission n’y trouve pas les relais suffisants.

Enfin, la quatrième question pose la question du devenir des adolescents de 11 à 17 ans, et dessine des trajectoires statistiques à partir des quatre paliers envisagés. Elles sont incroyablement diversifiées, occupant presque tout l’espace des possibles statistiques, témoignant encore une fois s’il en était besoin, de l’individualisation de ce domaines, mais aussi jugées plus ou moins favorables, par les chercheurs, selon qu’elles donnent lieu, à des attachements durables, à des découvertes de plus en plus nombreuses d’activités ou au contraire à un affaiblissement, un éparpillement, un appauvrissement de ce domaine. De longs portraits, très précis, donnent chair aux trajectoires les plus fréquentes statistiquement, en montrant de manière assez vertigineuse le nombre de micro-choix auquel sont confrontés les jeunes en matière de loisirs.

Disons-le tout net : la profusion et la précision des résultats statistiques apportés par l’étude en font tout l’intérêt et à la fois la difficulté de lecture. Si le spécialiste de l’une ou l’autre des questions traitées dans le livre y trouvera à coup sûr de quoi satisfaire sa curiosité, il est parfois difficile de hiérarchiser l’importance des constats effectués, même si la structure du livre aide à tracer un itinéraire dans ce livre foisonnant. Les portraits de jeunes en particulier sont parfois tellement précis qu’ils peinent à donner une vision globale de sa maturation manquant peut-être paradoxalement… Sur le fond, alors que les études sur la culture des jeunes ont été souvent polarisées par des débats académiques, et que le peu d’écho des cultural studies en France ont fait de Naruto et de Harry Potter des sujets peu légitimes, le livre montre comment il est désormais impossible de considérer la socialisation et l’éducation des jeunes en faisant l’impasse sur cet ensemble polyphonique d’opportunités et d’activités dans lesquels ils tracent leur voie. Il esquisse aussi le contour de nouvelles inégalités, invisibles pour les institutions, et illisibles dans les cadres habituels, mais qui peuvent sans doute peser lourd dans les trajectoires individuelles, un champ entier qu’il invite à explorer. En particulier, la question de l’articulation des projets d’avenir des jeunes avec cette expérience culturelle ne mériterait-elle pas un approfondissement, alors même qu’ils formulent des projets officiels qui en apparaissent très coupés, tout en étant confrontés à des modèles de réussite alternatifs à l’école ? En ce sens, la temporalité d’une recherche aussi longue, qui en fait tout le prix et l’intérêt, et dont les auteurs expliquent à quel point elle est difficile à mener dans le contexte actuel, pourrait être encore prolongée avec profit pour comprendre ce que font de jeunes adultes d’investissements souvent marquants. En bref, à l’heure des médias numériques, cette étude est une contribution forte, ouvrant également de nouveaux chantiers, à la compréhension de ce que grandir veut dire aujourd’hui.

par Anne Barrère, le 27 avril 2011

Aller plus loin

 Le dossier que Sciences Humaines consacre au « monde des ados ».

Pour citer cet article :

Anne Barrère, « Les loisirs forment la jeunesse », La Vie des idées , 27 avril 2011. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Les-loisirs-forment-la-jeunesse

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