Recensé : François Vatin, Le Travail et ses valeurs, Paris, Albin Michel, coll. « Bibliothèque idées », 2008, 220 p.
Vecteur primordial de socialisation, voire de moralisation, le travail est communément considéré comme le fondement de l’identité sociale des individus. Cette conception, partagée par un grand nombre de chercheurs en sciences sociales et répandue au-delà même du monde académique, est au principe des appels à une « valeur travail » qu’il s’agirait de restaurer, sous peine de dissolution du lien social. À cette « valeur travail » unique, qu’il considère comme un « artefact social », François Vatin oppose la pluralité des modalités d’appréhension d’un travail conçu comme acte technique redevable d’une valorisation économique et inscrit dans une organisation sociale. Ce rappel des différentes dimensions du travail constitue l’amorce d’un projet par lequel l’auteur entend rompre avec les « schémas archaïques » qui y sont associés.
Réintroduire le travail dans la production
Ces représentations réductrices du travail sont de plusieurs ordres. La conception sociologique du travail comme facteur d’intégration sociale laisse de côté sa matérialité. « Pour dire les choses brutalement, si on paye les gens, c’est pour qu’ils “produisent” » (p. 180) : un tel rappel a l’apparence d’un truisme. Il n’en souligne pas moins un aspect du travail trop souvent négligé. Avant tout, le travail est un acte et un moyen de production et implique à ce titre une intervention sur la matière, la nature, l’environnement. Or, au moment où les possibilités de transformation de cet environnement sont plus importantes que jamais, le « rapport de symétrie » (pour reprendre l’expression de l’auteur) entre l’homme et la nature est largement délaissé dans les réflexions sur le travail.
La disparition de cette dimension matérielle du travail des réflexions qui le prennent pour objet se comprend tout d’abord en lien avec le développement d’activités rendant moins évident cet impact de l’activité humaine sur la nature – tertiarisation de l’économie, accroissement des médiations entre le travailleur et cet environnement qu’il transforme, etc. Parmi ces éléments, François Vatin ménage une place particulière à la question de l’automation, dont il montre qu’elle a modifié le travail, bien au-delà des simples mécanismes de substitution de l’homme par la machine. Le concept de fluidité industrielle [1] lui permet de mettre en évidence que, dans des industries dont le modèle idéal-typique se trouve désormais moins dans l’industrie mécanique que dans l’industrie chimique, les segments productifs pouvant « normalement » se passer de toute intervention humaine sont de plus en plus nombreux. L’action ne vient alors que pallier d’éventuels dysfonctionnements de la machine et prend parfois la forme paradoxale de l’astreinte, dans laquelle le travail s’identifie à la seule disponibilité, et ne peut donc plus être pensé dans les termes de l’effort. De telles transformations ont contribué à l’obsolescence de perceptions du travail qui en font une dépense énergétique dont la conséquence se situerait aussi bien dans le registre naturel qu’humain. L’évanouissement du travail, le sentiment de sa « perte » ne sont finalement que le résultat de l’inadéquation grandissante des catégories usuelles de pensée avec la réalité contemporaine du travail.
Moins redevable d’une analyse en termes de dépenses énergétiques, et son impact sur la nature devenu moins évident parce que moins direct, apuré en somme de sa matérialité et devenu une fin en soi (plutôt qu’un moyen de production), le travail serait le fondement du lien social. En témoignent les politiques menées au cours des dernières années, qui font l’objet de la conclusion de l’ouvrage. Si l’on peut regretter qu’y demeure inexploré le rôle de la mobilisation de la catégorie d’emploi, et de sa substitution à celle de travail dans les discours et pratiques associés à cette intervention publique [2], l’auteur met en évidence combien les politiques menées, de droite comme de gauche, reposent finalement sur des conceptions similaires du travail. Ces politiques, qu’incarnent en deux lieux distincts du spectre politique le « travailler plus pour gagner plus » du candidat Sarkozy et la réforme des 35 heures menée par le gouvernement Jospin, se fondent sur une certaine métrique du travail, qui l’appréhende à la manière d’une grandeur qu’il serait possible de répartir, d’accroître ou encore de diviser. Une telle conception, héritée de l’indexation du travail sur la dépense énergétique, ne permet pas de rendre compte de la dimension productive du travail, et en réduit la pluridimensionnalité à une cotation unique.
Le travail, au cœur des interrogations scientifiques
Pour autant, l’ouvrage de François Vatin n’a pas pour seule ambition de souligner les limites et carences des schèmes de pensée à partir desquels est appréhendé le travail. Plus largement, à travers la convocation de l’histoire des idées, il vise à en retracer la genèse. L’analyse se centre alors sur un long XIXe siècle, pendant lequel « la Révolution industrielle n’a pas encore rompu l’ancienne conscience de la naturalité du travail » (p. 12) et le travail, en tant qu’objet d’étude, n’est pas encore devenu l’apanage exclusif des sciences sociales. Le travail est suivi dans ses pérégrinations à travers les disciplines scientifiques qui s’en sont successivement saisies.
Le lecteur assiste ainsi à la cristallisation progressive de ces manières de penser le travail. Les travaux des économistes classiques (en particulier, Smith, Ricardo et Marx) vont ainsi faire du travail le fondement et la mesure de la valeur, mais aussi y voir une marchandise susceptible d’être échangée. Le terme désigne alors autant son résultat que le processus qui permet d’y aboutir. Cette ambivalence du travail caractérise également les recherches d’ingénieurs comme Coulomb ou Burdin dont l’ambition est de parvenir à un usage optimal des forces mécaniques (qu’il s’agisse de celles des hommes ou de celles des machines), c’est-à-dire de construire une économie de la dépense physique dans un contexte productif, selon des modalités rappelant le calcul économique d’optimisation sous contrainte. Avec l’avènement de la machine à vapeur, qui augure celui de la thermodynamique, le concept de travail est supplanté, en tant que pierre angulaire de la pensée physique, par celui d’énergie, dont il ne constitue plus désormais qu’une forme. Pour autant, ce déplacement ne signifie pas le renoncement à une problématique de type économique. Toutefois, à mesure du développement de certaines sciences du travail inspirées des expériences de Coulomb et de Lavoisier (et qui donnent naissance à des notions comme celles de « travail physiologique » chez Jean-Baptiste Chauveau), la réflexion se déplace du travail dans sa dualité à la seule dépense, appréhendée par la fatigue. Une fatigue qu’il devient de surcroît toujours plus tentant de mesurer.
Le travail dresse ainsi des ponts entre économie et physique, mais aussi entre biologie et sociologie. Les réflexions de biologistes comme Trembley, elles aussi guidées par le concept d’efficience, visent à la compréhension d’organismes vivants dont l’organisation est rapprochée de celle de véritables sociétés. L’intérêt d’un H. M. Edwards pour la « division physiologique du travail », puis l’émergence d’un organicisme social, permettent aux préoccupations des biologistes de rejoindre celles de la philosophie sociale. Cette articulation apparaît particulièrement explicite dans le cas d’Edmond Perrier – dont François Vatin rappelle qu’il est, après Comte et Spencer, l’auteur le plus cité par Durkheim dans la Division du travail social (1893). Le travail revient alors de la sphère biologique vers un monde sociologique en gestation, au sein duquel Durkheim fait usage des théories biologiques « solidaristes » d’Edwards pour s’opposer aussi bien à une vulgate économique d’inspiration smithienne qu’à l’organicisme libéral de Spencer. À partir de Durkheim, le travail est considéré comme le socle sur lequel peut s’ériger le lien social, « une idée qui deviendra banale chez les sociologues, au point qu’ils en oublieront parfois la fonction productive première du travail » (p. 99).
Au terme de ce parcours, c’est un concept de travail singulièrement modifié qui échoue sur les rivages d’une sociologie du travail naissante : assimilé à la seule dépense énergétique redevable d’une métrique simple, sa vocation ne semble plus guère être la production mais bien davantage la cohésion. L’histoire des réflexions scientifiques sur le travail apparaît ainsi comme celle de la réduction progressive de cette notion à un faible nombre d’aspects qui ne suffisent pas à en rendre compte globalement. S’esquisse ainsi, en filigrane, une histoire intellectuelle de la sociologie du travail, l’inscrivant dans une succession d’approches scientifiques du travail. Elle met en évidence comment le projet de cette sociologie du travail naît des difficultés rencontrées par ces disciplines à rendre compte du travail dans ses différentes dimensions et hérite en même temps de certains des concepts et notions qui ont été forgés en leur sein. Mais François Vatin invite surtout à porter un regard critique sur cette sociologie du travail et ses fondements intellectuels, qu’il convient selon lui de repenser, afin de saisir le travail dans sa globalité.
Pour citer cet article :
Olivier Pilmis, « Les impensés du travail »,
La Vie des idées
, 22 avril 2009.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Les-impenses-du-travail
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