Recensé : Salomé Berthon, Sabine Châtelain, Marie-Noëlle Ottavi, Olivier Wathelet (dir.), Ethnologie des gens heureux, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 2009, 206 p.
Après avoir, hier, délaissé les rivages mélanésiens pour investir les côtes bretonnes abandonnées par la modernité (Bretons de Plozevet d’André Burguière), les ethnologues s’intéressent aujourd’hui à une nouvelle tribu présente sous nos latitudes : les gens heureux. On ne saurait leur reprocher une telle perspective, qui inscrit l’ethnologie dans le large programme de recherche sur le bonheur en sciences humaines et sociales. Les auteurs revendiquent d’ailleurs explicitement leur intégration à ce « concert » de recherches venues de toutes les disciplines. Ils entendent ainsi prendre le train en marche, et cet argument, décliné de nombreuses fois dans l’Ethnologie des gens heureux, en constitue la justification princeps. Le volume trouve son origine dans une journée d’étude organisée en 2006 par des jeunes chercheurs du centre du Laboratoire d’anthropologie « Mémoire, Identité et Cognition sociale » de l’Université de Nice − Sophia Antipolis. Bientôt constitué en Groupe de recherche pour une anthropologie du bonheur (GRAB), ils ont publié leurs travaux en 2009, aux éditions de la Maison des Sciences de l’Homme.
Quand l’ethnologie s’empare du bonheur
Étudier le bonheur et mettre à profit la spécificité disciplinaire de l’ethnologie est, n’en doutons pas, un objectif louable. Car si les sciences sociales se sont plutôt tournées vers l’étude du malheur et des conflits sociaux, il est désormais reconnu que celle de la vie heureuse offre d’importants bénéfices heuristiques. Or la description ethnologique semble l’une des modalités permettant au chercheur de recueillir des données fiables sur le bonheur : loin des questionnaires quantitatifs qui posent de lourds problèmes d’interprétation aux sociologues, l’ethnologue pourrait, grâce à l’étude qualitative de longue haleine, savoir déceler les signes verbaux et non-verbaux du bonheur des acteurs. Aussi, lorsque le lecteur apprend que l’objectif visé est de retrouver « les formes élémentaires du bonheur » et de mettre au jour ses « manifestations ordinaires », il se réjouit : l’ouvrage dévoilera une cartographie des moments de bonheur, un recueil minutieux des expériences heureuses, des conditions objectives qui les rendent possibles et des jugements subjectifs qui les transmettent.
Pourtant, la lecture attentive des treize articles, regroupés en deux parties, le laisse sur sa faim. La première partie n’est pas sans unité, mais la seconde vire à la cacophonie : deux articles-programme sans matériel empirique, une incursion philosophique, une autre dans les sciences cognitives et une enquête chez les Papous, tradition ethnologique oblige… Quant à l’article sur le bonheur de l’amateur de vin, il aurait pu se révéler passionnant ; mais l’étude empirique, cantonnée aux guides pour amateurs, paraît peu opératoire : le plaisir du buveur et l’évolution de ses expériences au fil de son initiation ne sont pas abordés. Cet ouvrage souffre donc d’un manque de standardisation des matériaux étudiés et des points de vue développés. À vouloir embrasser tout le champ du bonheur, il laisse échapper la plus-value de la discipline : l’observation précise et la saisie d’éléments inaccessibles aux autres sciences sociales. Il aurait sans doute été préférable de se focaliser sur certains aspects du thème afin de les traiter en profondeur. Cette absence d’étalonnage est, en outre, dommageable parce qu’elle interdit toute velléité comparative et/ou synthétique. Devant le titre aurait donc dû être placé la préposition « pour » qui aurait marqué le caractère programmatique de l’ouvrage. Pour dédouaner les auteurs, force est de reconnaître que c’est souvent la loi du genre…
Fragments de bonheur
Le volume a toutefois les qualités de son défaut et balise le champ de recherche naissant. Surtout, le chineur pourra y dénicher quelques pépites. L’article de Cyril Isnard sur les néo-ruraux installés à la Roudoule (Alpes-Maritimes) en est une. Grâce à une solide enquête de terrain, l’auteur s’intéresse à la construction du bonheur et met en évidence l’une des spécificités de leur roman personnel : l’importance d’une croyance négative – la vie en ville est un enfer – qui agit par comparaison et enjolive leurs expériences. Cette représentation du couple urbanité/ruralité leur permet de se bricoler un bonheur, malgré les difficultés du quotidien. Cet article fait sens avec le suivant, qui prend pour objet les vacances, considérées, par la majorité de nos contemporains, comme moment du bonheur. Pierre Périer y souligne également la force des croyances dans l’émergence du bonheur, mais cette fois, il s’agit d’une croyance positive : celle liant le bonheur aux vacances potentialise les expériences heureuses et améliore le bonheur vacancier. En l’absence d’études empiriques d’envergure sur les récits de vacances heureuses, l’auteur ne peut toutefois démêler ce qui ressort d’une allégeance à la norme (faire une relation de vacances malheureuses, c’est avouer une faute) et ce qui procède d’une satisfaction sincère.
De même, l’article sur les « déserts-cupeurs », des coureurs d’endurance qui traversent le désert dans des conditions extrêmes, est extrêmement stimulant : partant d’un objet que d’aucuns considéreraient comme anecdotique, Aude Mottiaux s’intéresse aux récits de ces ultra-marathoniens et parvient à mettre en évidence certains processus qui autoriseraient, couplés à d’autres travaux, d’intéressantes montées en généralité. Ainsi du rapport entre le bonheur et la douleur physique, que les coureurs parviennent à transmuer en son inverse – le plaisir – et qui devient un composant essentiel de leurs romans personnels heureux. Ou encore du plaisir identitaire construit par cette pratique sportive qui, pour les participants, confine au sacré, les définit largement et leur procure encore de la joie dans les moments quotidiens de leur vie ordinaire. Cet article conduit vers le phénomène religieux et appellerait force développements et comparaisons : dans quelle mesure le plaisir et la douleur sont-ils intégrés dans les constructions du bonheur ? Par quels acteurs ? Comment la construction identitaire intervient-elle dans ces processus ?
En définitive, ce volume conduit donc à un bilan mitigé : d’une part, le chercheur peut légitimement se féliciter de l’insertion des ethnologues dans le champ du bonheur. D’autre part, les aspirations du lecteur – forcément élevées, eu égard à un tel objet – sont un peu déçues par le corps de l’ouvrage. Si la préparation du projet n’est pas à mettre en cause, faut-il voir dans cet assemblage composite le signe d’un champ de recherche naissant ? Dans ce cas, cet ouvrage a au moins le mérite de permettre une mesure du chemin à parcourir : il y a loin entre ce jalon et une véritable ethnologie des gens heureux.
Pour citer cet article :
Rémy Pawin, « Les formes élémentaires de la félicité »,
La Vie des idées
, 18 juillet 2011.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Les-formes-elementaires-de-la
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