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Les fantômes de la colonisation
Entretien avec Simukai Chigudu


par Igor Martinache & Jules Naudet , le 19 janvier
traduit par Ariel Suhamy
avec le soutien de CASBS



Quelles traces les entreprises coloniales ont-elles laissées ? En confrontant l’histoire publique du colonialisme au Royaume-Uni et au Zimbabwe à celle de sa propre famille, Simukai Chigudu fait apparaître la part refoulée du legs colonial et comment elle continue d’alimenter le cycle de la violence.

Cette publication s’inscrit dans notre partenariat avec le Center for Advanced Study in the Behavioral Sciences. Tout la liste est consultable ici.
Né au Zimbabwe en 1986, Simukai Chigudu est arrivé à 17 ans en Angleterre, où il se forme à la médecine. Il exerce plusieurs années au sein du National Health Service et participe à plusieurs missions en Afrique subsaharienne, notamment en Afrique du Sud et en Tanzanie. Son intérêt pour les enjeux de santé publique l’amène à reprendre ses études, qu’il termine par un doctorat en études africaines à l’Université d’Oxford. Publiée en 2020 sous le titre The Political Life of an Epidemic : Cholera, Crisis and Citizenship in Zimbabwe ["La vie politique d’une épidémie : choléra, crise et citoyenneté au Zimbabwe"] (Cambridge University Press), sa thèse met en évidence les facteurs institutionnels et politiques de l’importante épidémie de choléra qui a frappé le Zimbabwe en 2008 et 2009. Actuellement maître de conférences (Associate Professor) en Politiques africaines au département de développement international de l’Université d’Oxford, il vient d’achever la rédaction d’un ouvrage intitulé When Will We Be Free ? Living in the Shadow of Empire and the Struggle for Decolonisation ["Quand serons-nous libres ? Vivre dans l’ombre de l’empire et la lutte pour la décolonisation"], à paraître en 2024, dans lequel il mêle les récits mémoriels de sa propre famille et une étude historique afin de mettre en évidence les traces sociales, politiques et culturelles laissées par l’entreprise coloniale britannique au Zimbabwe dans l’ex-colonie comme dans l’ex-métropole. Il a également pris une part active au mouvement international « Rhodes must fall » [Rhodes doit tomber] qui a débuté en Afrique du Sud en 2015 pour obtenir la suppression des statues de l’ancien entrepreneur et homme politique Cecil Rhodes devant l’Université du Cap et surtout plus largement décoloniser l’espace public et l’enseignement supérieur, non sans de fortes résistances venant de l’ensemble du spectre politique.

La Vie des idées : Vous travaillez actuellement sur les multiples formes sous lesquelles la colonisation continue de façonner les cadres matériels et symboliques de notre époque. Dans votre livre à paraître, When Will We Be Free ?, vous vous fondez sur les souvenirs, les archives et l’histoire orale de votre propre famille mobilisée dans la lutte pour la décolonisation de ce qui s’appelait alors la Rhodésie du Sud. Au-delà de la dimension cathartique et probablement réparatrice de votre écriture, comment cette plongée dans l’histoire de votre famille vous permet-elle de remettre en question les récits traditionnels sur la manière dont le peuple zimbabwéen a lutté et, à bien des égards, lutte encore pour briser les chaînes de la colonisation ? Avez-vous pu identifier les dynamiques du colonialisme et de la décolonisation ? Jusqu’à présent, la recherche a eu tendance à ne pas remettre en question ces éléments.

Simukai Chigudu : J’ai commencé à penser à mon livre When will we be free ? lors des soulèvements antiracistes de 2020. Comme on sait, aux États-Unis, après le meurtre de George Floyd, il y a eu une sorte de prise de conscience raciale sous la forme du mouvement Black Lives Matter. Cette prise de conscience a eu un effet d’entraînement dans le monde entier.

Au Royaume-Uni, où je vivais à l’université d’Oxford, j’ai participé à un débat sur la façon dont la Grande-Bretagne aborde le racisme dans le présent et le passé colonial du pays. Étant l’un des dix professeurs noirs de l’université d’Oxford spécialisés dans l’histoire et la politique africaines, j’ai pensé que j’avais quelque chose d’important à dire.

Je voulais relever le défi du moment présent pour réfléchir au colonialisme et à ses conséquences. Je voulais raconter une histoire épique dont ma famille serait le centre et utiliser ce récit personnel pour réfléchir à la manière dont l’Afrique australe a été colonisée, pour écrire sur la terre qui a été volée à mes ancêtres, pour réfléchir à la guerre de libération et pour lutter contre les effets persistants du colonialisme dans la vie quotidienne en Afrique australe.

Le but était aussi de comprendre et d’échapper à l’héritage du colonialisme en tant qu’immigré vivant en Grande-Bretagne. Lorsque j’ai commencé à travailler sur le livre, j’ai commencé à envisager la complexité de cette question. Au Zimbabwe, on m’a toujours raconté une histoire assez linéaire et directe : le pays a été colonisé, il a subi la répression de la domination blanche et une génération de nationalistes héroïques s’est battue pour libérer le pays.

Mon père faisait partie de cette génération. Mais en creusant davantage dans l’histoire de cette famille, j’ai découvert une histoire plus compliquée, qui met en lumière la violence féroce du nationalisme, l’autoritarisme au sein des mouvements de libération, ainsi que la nécessité de lutter contre la force oppressive de la Rhodésie. C’est donc un regard plus subtil et plus complexe sur ce qu’implique de se vouer à une cause politique et sur ce qu’il en coûte.

Cela montre déjà que la composition du Zimbabwe en tant que nation n’est pas réductible à son histoire coloniale, même si le pays est né dans le creuset de la lutte contre le colonialisme. C’est pourquoi je pense qu’il faut essayer de nuancer cette histoire d’avant et d’après, de bons et de méchants.

Mais pour entrer dans les nuances et les complexités de cette période de l’histoire, il me faut ajouter une autre dimension. Je me suis posé la même question lorsque j’étais au Royaume-Uni, à savoir comment le colonialisme est maintenu à distance dans une grande partie du discours public britannique et dans la prise en compte de l’histoire publique.

Il s’agit en partie d’un phénomène de société omniprésent : le colonialisme est enseigné comme quelque chose qui a pris fin au milieu du XXe siècle ; l’histoire de la décolonisation tardive, en particulier en Afrique australe, est balayée d’un revers de main. Mais pourquoi en est-il ainsi ? Mon livre vise à remettre en question une sorte de mythologie nationale, selon laquelle l’influence coloniale de la Grande-Bretagne aurait été beaucoup plus bénigne que celle de ses homologues européens, et où le colonialisme n’aurait joué un rôle fondamental dans l’édification du monde moderne que dans le bon sens du terme.

Et c’est loin d’être le cas. L’histoire familiale est un moyen très efficace de révéler les aspects peu glorieux du colonialisme au public britannique. Et en même temps, elle complexifie le récit que les nationalistes zimbabwéens font du passé.

La Vie des idées : Pourquoi écrire sur sa famille plutôt que sur des personnes avec lesquelles on n’a pas de liens de parenté ?

Simukai Chigudu : Lorsque j’ai commencé à réfléchir à la rédaction de ce livre, mon instinct me poussait à utiliser les outils d’un universitaire pour écrire, peut-être dans un langage abstrait de sociologue politique comparatif, sur les différentes formes de colonialisme et sur la manière dont elles affectent le monde. Mais cette manière d’écrire me semblait un peu trop fade, un peu trop lourde et sèche pour une expérience qui est si proche de ma chair et de mes os.

Et le fait d’écrire sur ma famille met cela en relief. Lorsque nous nous penchons sur le passé colonial, je pense qu’il y a de terribles omissions dans les archives publiques. Prenons les deux pays sur lesquels je me concentre le plus : la Grande-Bretagne et le Zimbabwe. En Grande-Bretagne, on blanchit tellement le passé colonial en passant sous silence, par exemple, les violences commises contre les nationalistes africains en Afrique australe ou contre les Mau Mau au Kenya.

Cette question a fait l’objet d’un débat public permanent, de nombreux universitaires, écrivains et journalistes ayant sommé l’État britannique de reconnaître l’étendue et la violence de son régime colonial, et je continue à le faire. Vous savez, par exemple, dans mon université d’Oxford, nous commémorons l’impérialiste victorien et bienfaiteur de l’université, Cecil John Rhodes.

Or, je demande : qui était vraiment Rhodes ? Comment a-t-il réussi à acquérir une telle richesse ? Comment a-t-il exploité la main-d’œuvre et extrait les richesses de l’Afrique australe ? Quels outils de répression a-t-il utilisés ? Pouvons-nous plonger dans les archives historiques et découvrir très précisément comment il a rassemblé des forces armées, les a mobilisées à la fin du XIXe siècle, a fait abattre des gens avec des fusils Maxim, a jeté de la dynamite dans des grottes où des femmes et des enfants se cachaient pour échapper à l’invasion des armées coloniales qu’il avait lui-même mobilisées ?

C’est cette histoire peu glorieuse que l’on oublie souvent lorsque l’on célèbre des institutions comme la bourse Rhodes. Nous érigeons une statue en l’honneur de cet homme. En même temps, quand je pense à ma famille, j’ai pu raconter cette histoire en recueillant des témoignages oraux de mes parents, où ils me racontent leur vie. Cette démarche a attiré mon attention sur la violence coloniale et ses conséquences fractales.

Non seulement la société, mais nous-mêmes n’avons pas réussi à rendre compte de ce qui s’est réellement passé dans l’histoire des hommes qui sont derrière Rhodes. Mais même dans le récit de la vie de mes parents, il y a ces terribles omissions qui reviennent dans la façon dont ils me parlent de leur passé. Les raisons en sont multiples. Il y a des questions de honte, de culpabilité, de douleurs qui ont été négligées et de traumatisme.

Ainsi, affronter le passé à travers le prisme de ma famille est comme un processus parallèle de confrontation à l’histoire publique du colonialisme et de réflexion sur ce qui est mis en avant et ce qui est laissé de côté. Par exemple, lorsque je parle à mes parents et que j’essaie de comprendre les lacunes dans leur récit, les longues périodes qui sont sous-estimées, en particulier les périodes où ils ont tous les deux fait la guerre, ou comment ils ont peut-être du mal à parler des pertes qu’ils ont subies, que ce soit au sein de leur propre famille ou dans leurs relations amoureuses.

Il y a toutes ces petites ambitions qui ne mènent qu’à un compte rendu partiel de ce que nous sommes en tant que famille et de ce que nous sommes en tant que société. C’est pourquoi je mets la société au défi d’affronter le passé dans toute sa plénitude, dans toute sa gloire et dans toute sa tragédie. Et j’essaie de faire la même chose dans ma propre famille.

La Vie des idées : Dans le chapitre "Héritage" de votre livre, vous décrivez avec force les traumatismes de la répression qui traversent votre famille, de votre grand-père emprisonné pendant trois ans à votre père fouetté par un tortionnaire professionnel et sadique pour avoir participé à une manifestation nationaliste. Les occurrences d’épreuves traumatisantes sont nombreuses, puisque vous décrivez ses fesses tranchées par le fouet, laissant des rivières de sang couler le long de sa jambe.

Cela laisse au lecteur l’impression que la torture est intimement liée à la naissance d’une nation naissante. Cela laisse au lecteur l’impression que la négation de la personne est intimement liée à la naissance d’une nation. Qu’est-ce que cela nous apprend sur les défis que doivent relever les jeunes nations décolonisées ?

Simukai Chigudu : À bien des égards, cette question est au cœur du livre, car le récit que je fais de la torture subie par mon père m’a inspiré de nombreuses questions. L’une d’entre elles est celle de la survie. Ce type de torture est à la fois le témoignage d’une profonde résilience, d’un élan, d’une détermination vers la liberté.

Mais elle ne reste pas sans cicatrices. Elle s’accompagne d’amertume et de ressentiment. Dans la jeune nation zimbabwéenne des années 1980, les hommes de la génération de mon père se sont retrouvés dans une situation très difficile ; ils s’efforçaient de célébrer leur liberté nouvelle, tout en essayant d’assumer la souffrance et la douleur qu’ils avaient endurées pour gagner cette liberté.

Et je pense que l’histoire du Zimbabwe est à bien des égards tiraillée entre ces deux impulsions : l’une tend vers la réconciliation et le regard vers l’avenir. L’autre est hantée par les fantômes du passé. Je l’ai également constaté dans la vie de mon père, qui reste travaillé par ce qu’il a traversé.

Et pourtant, en même temps, il est obstinément fixé sur le projet du Zimbabwe en tant que nation. Et je pense que le problème survient lorsque la douleur de la lutte n’a pas l’espace nécessaire pour être traitée, et donc que l’amertume et les ressentiments doivent être mis au jour avant qu’une réconciliation puisse avoir lieu, et qu’un excès d’optimisme concernant l’avenir peut conduire à une sorte d’aveuglement, une incapacité à prendre en compte le fait que l’on ne peut pas se projeter dans l’avenir sans tenir compte des divisions, des inimitiés, des cicatrices persistantes dans la lutte pour la libération.

Et je pense que ce qui s’est passé au Zimbabwe à différents moments, c’est l’expression très violente de cette amertume et de ce ressentiment qui n’ont pas trouvé leur résolution. On le voit, par exemple, au début des années 2000, lorsque Robert Mugabe sanctionne et soutient la récupération des terres appartenant aux Blancs. Il est vrai qu’il s’agissait d’une injustice historique à laquelle il fallait remédier.

Mais cela s’est produit à un moment d’opportunisme politique et dans le cadre des intérêts égoïstes du parti au pouvoir. C’est ainsi que le cadre de la justice cède la place à quelque chose de beaucoup moins reluisant. Il en va de même dans les années 1980, lorsque le nouveau parti au pouvoir massacre, c’est le mot propre, les membres de l’autre parti nationaliste, ce qui a entraîné la mort de 20 000 personnes, c’est-à-dire l’un des groupes ethniques minoritaires du pays.

Et cet épisode de violence a continué à hanter le pays jusqu’à aujourd’hui. Ainsi, à bien des égards, je considère le Zimbabwe comme une sorte de projet incomplet, sinon manqué, de réconciliation après la lutte pour la libération. Et en ce sens, je pense que l’une des leçons à tirer pour la jeune nation est que les cycles de violence peuvent continuer à se reproduire.
Cela soulève la question suivante : comment mettre fin à ces cycles de violence ? Comment y mettre un terme ? C’est une grande question, à laquelle je réfléchis encore et sur laquelle j’essaie d’écrire, mais pouvoir m’asseoir à ma table avec cette question que je pose à travers l’expérience de mon père est certainement un point de départ.

La Vie des idées : On entend souvent dire que les idéaux décoloniaux et marxistes au centre des luttes anticolonialistes ont fini par être mis de côté par l’agenda nationaliste, qui à son tour a été détourné par le favoritisme, le népotisme et le clientélisme tels qu’ils sont incarnés par le régime de Robert Mugabe. Comment abordez-vous cette dialectique entre l’indépendance et l’oppression, l’émancipation et l’assujettissement ? Pourquoi la communauté politique zimbabwéenne n’a-t-elle pas encore été en mesure de mettre en place des institutions plus solides ?

Simukai Chigudu : La transition du colonialisme vers l’indépendance est une opération complexe. Le philosophe, psychiatre et célèbre penseur anticolonialiste martiniquais Frantz Fanon, qui a écrit sur la lutte pour l’indépendance de l’Algérie, a donné une version des événements qui s’énonce à peu près comme suit. La lutte anticoloniale appelle à un moment donné un nationalisme global, un projet collectif dans lequel tous ceux qui sont sous le joug du colonialisme se rallient pour renverser l’ordre existant.

Mais ce n’est pas la fin de la lutte. Ce qui doit alors se produire, c’est une sorte de résolution des contradictions sociales internes de ce même mouvement nationaliste. En d’autres termes, les divisions hiérarchiques de classe, de sexe, d’appartenance ethnique doivent également être abolies pour que l’on parvienne à une véritable indépendance. On pourrait donc dire que ce qui s’est passé au Zimbabwe, dans des pays comme celui-ci, est un processus incomplet, une révolution incomplète, si vous voulez.

C’est une façon de voir les choses. J’aimerais prendre cela comme point de départ. L’historien en moi dit que cela fonctionne à un niveau théorique, mais que nous devons entrer dans le détail de ce qui s’est réellement passé au Zimbabwe. Je pense que l’État, l’appareil gouvernemental dont le nouveau parti au pouvoir a hérité, était lui-même dessiné pour l’autoritarisme sous le régime colonial.

Le parti au pouvoir a donc adopté un appareil d’État bureaucratique et puissant, avec de multiples dispositions législatives pour, par exemple, les règles d’urgence et les fermetures, pour faire taire les dissidents, ainsi que les moyens physiques, la monopolisation de la violence pour faire appliquer ces règles par l’appareil de sécurité, la police, l’armée, etc. Et je pense que le parti au pouvoir est également sorti du creuset de la lutte anticoloniale en dépendant d’un modèle interne d’autoritarisme, pour éliminer les espions, pour maintenir la cohérence interne.

Comme vous le savez, les mouvements de libération sont rarement des machines démocratiques. Ils ne peuvent pas l’être – ils doivent se concentrer sur leurs opérations militarisées. Et cela s’est traduit par la mise en place d’un gouvernement au sein d’un appareil conçu pour les mêmes fins. Je pense donc qu’il s’agit là d’un élément important de la transition. Et ce que nous voyons dans l’histoire du Zimbabwe, c’est l’élimination progressive de l’opposition selon diverses méthodes au cours des années 1980 et 1990.

Jusqu’à ce qu’apparaisse à la fin des années 1990, un nouveau parti d’opposition. Il est issu d’une nouvelle génération de groupes religieux, de certaines communautés agricoles, de mouvements de jeunesse, etc. Et pendant longtemps, jusqu’aux années 2000, il y a eu une lutte entre le parti au pouvoir et cette nouvelle opposition. Et il y a eu ces cycles répétés de pratiques de répression de la dissidence, avec des détournements du Trésor ou de la banque centrale, par exemple, à des fins de corruption et d’enrichissement.

Je pense qu’une des motivations de ces agissements est à chercher dans la longue histoire de la dépossession ; et que l’échec de la mise en place de ces institutions ne peut être compris qu’à travers les processus historiques qui ont permis à la nation de voir le jour. Il n’est pas question de suggérer que cela était inévitable. Je soutiens qu’une certaine partie de ce processus a été surdéterminée par la nature même du régime colonial et la nature de la lutte pour en sortir, ainsi que par les logiques de gouvernance qui en ont découlé.

Mais je ne pense pas, si l’on se projette dans l’avenir, qu’il en sera toujours ainsi. Je pense que les nouvelles générations de Zimbabwéens réfléchissent à d’autres modèles, à d’autres façons de former un État. Et j’examine les institutions et les structures mêmes de l’État, la manière dont elles ont été utilisées au profit d’une élite nationaliste particulière de manière à les rendre plus exclusives. Mais tout cela est une question de politique et de lutte. Il n’y a pas de victoires faciles, mais je ne manque pas d’optimisme pour l’avenir.

La Vie des idées : Vous avez grandi et vécu au Zimbabwe avant de venir au Royaume-Uni. Comment s’est déroulée cette première expérience directe de la matérialité du pillage colonial et du pouvoir symbolique qui en découle ? Cela a probablement influencé votre militantisme au sein du mouvement Rhodes Must Fall, qui appelle à la décolonisation du monde universitaire britannique et d’Oxford en particulier. Quels types de résistance rencontrez-vous au sein du monde universitaire lorsque vous essayez de faire avancer ce programme ?

Simukai Chigudu : En 2003, lorsque je suis arrivé au Royaume-Uni, j’avais 16 ans. Le Zimbabwe traversait une crise politique et un effondrement économique. À l’époque, le récit dominant dans la presse britannique était que tous les problèmes du Zimbabwe se résumaient à un seul homme, Robert Mugabe. Et dans ce récit, on oubliait totalement le passé colonial du pays, les inégalités dans la distribution des terres, la lutte pour la libération, les promesses non tenues de la Grande-Bretagne de faciliter le transfert des terres à l’intérieur du Zimbabwe.

Et il était trop facile de s’appuyer sur ce stéréotype colonial du grand méchant Africain, le dirigeant politique en tyran primitif et cruel. À l’époque, je n’avais ni le vocabulaire, ni la langue, ni même les connaissances nécessaires pour expliquer ou distiller cette histoire complexe.
Et c’est en partie le désir de mieux comprendre le pays d’où je venais et le pays dans lequel je vivais qui m’a conduit, en tant qu’étudiant diplômé, à étudier l’histoire et la politique africaines. Je l’ai fait à l’université d’Oxford qui, paradoxalement, a été un espace incroyablement riche, engageant et intellectuellement rigoureux dans lequel j’ai grandi en tant que chercheur, en tant qu’universitaire.

En même temps, c’est aussi une institution qui a joué un rôle clé dans le passé colonial de la Grande-Bretagne. C’est là qu’était dispensée une grande partie de la formation des administrateurs coloniaux. Une partie d’Oxford est un musée en plein air de statues de propriétaires d’esclaves, vous savez, des bustes, des portraits, des gravures, des musées, tous nommés d’après les grands hommes de l’Empire britannique.

Il y avait donc une sorte de schizophrénie : d’une part, on essayait d’étudier l’Afrique et, d’autre part, on se trouvait dans un lieu qui faisait de l’Afrique le faire-valoir de la grandeur impériale de la Grande-Bretagne. Ainsi, lorsque le mouvement « Rhodesmustfall », qui a débuté en Afrique du Sud, s’est répandue à l’université d’Oxford, c’est devenu une sorte de cri de ralliement pour dire que nous devons décoloniser l’université ; moi-même et les étudiants impliqués dans Rhodesmustfall avons distribué notre travail dans trois domaines.

Le premier consistait à étudier l’environnement symbolique et matériel d’Oxford et à le remettre en question pour dire que nous devons trouver des moyens plus intéressants de marquer l’espace public, l’iconographie que nous mettons en place autour de nous, afin d’honorer les différents types de personnes qui sont passées par l’université, et pas seulement ces grands hommes impliqués dans l’impérialisme britannique ; un autre aspect de notre travail a consisté à examiner les programmes d’études, à voir comment l’histoire, la littérature, la philosophie, les langues, etc. sont incroyablement eurocentrés, d’une manière qui ne rend pas justice aux modes de pensée, aux modalités de pensée, aux façons de documenter l’expérience humaine qui existent en dehors du canon occidental.

Par exemple, à l’époque, en 2015, lorsque nous avons lancé ce mouvement étudiant, il était possible d’obtenir une licence d’histoire à Oxford sans jamais avoir étudié quoi que ce soit en dehors du monde de l’Atlantique Nord. De même, en philosophie, l’une des critiques formulées par les étudiants est que toutes les personnes jugées importantes et dignes d’une considération philosophique sont de vieux mâles blancs (stale, pale, male). Il en va de même pour la littérature. Des corpus entiers d’écrits postcoloniaux ont été traités comme des niches spécialisées et non comme quelque chose de fondamental pour comprendre la plus grande partie du monde d’aujourd’hui. Et nous pourrions continuer avec une myriade d’exemples de ce genre.
Enfin, il y avait la question de la composition du corps étudiant et de la faculté à deux niveaux. Il y avait une sous-représentation flagrante des étudiants noirs et des étudiants d’autres minorités ethniques. Des progrès ont été réalisés au sein du corps étudiant pour remédier à cette situation, mais elle reste désastreuse au sein du corps professoral – un article récent de The Economist indique qu’il y a 11 professeurs noirs à Oxford, moi compris, sur un total de 1952 enseignants. Il s’agit d’une sous-représentation flagrante par rapport à la démographie nationale.

En tant que membres de Rhodesmustfall, nous avons dû faire face à toutes sortes de résistances. Les premiers opposants au mouvement comprenaient des politiciens comme Daniel Hannan, un politicien conservateur et l’un des architectes du Brexit, qui a déclaré que Rhodesmustfall était indiciblement stupide, et a accusé les étudiants impliqués dans le mouvement d’être une meute sans loi et sans respect pour l’histoire.

De même, la nouvelle vice-chancelière de l’université en 2016, Louise Richardson, a rejoint l’université et a immédiatement déclaré que Rhodesmustfall représentait une dangereuse tentative d’effacer le passé. Des intellectuels ostensiblement de gauche, comme la célèbre professeure de lettres classiques de Cambridge Mary Beard, ont également déclaré que Rhodesmustfall était une dangereuse tentative d’effacer le passé, et elle a écrit que les étudiants comme moi feraient mieux de regarder la statue de Rhodes « avec un sentiment joyeux et provocateur d’invulnérabilité ».

En d’autres termes, nous étions comme des flocons de neige incapables de nous adapter à notre environnement physique. Et puis il y a eu des gens comme Will Hutton, directeur de l’un des collèges d’Oxford, chroniqueur régulier du Guardian et économiste politique réputé en Grande-Bretagne, qui a déclaré dans un article du Guardian que sans l’Empire britannique, l’Afrique du Sud sombrerait dans un despotisme irresponsable incarné par le président de l’époque, Jacob Zuma, et que c’était en fait l’Empire britannique qui avait légué à l’Afrique du Sud le constitutionnalisme, l’État de droit, la liberté de la presse et la liberté d’association.

On peut se demander quels livres d’histoire M. Hutton a lu pour assimiler l’Afrique du Sud de l’apartheid à la liberté d’association. C’est pourquoi je pense que Rhodesmustfall a tiré parti d’un moment très particulier de la vie politique, sociale et culturelle britannique. Il a montré comment une certaine partie de l’establishment ignore totalement sa propre histoire et résiste totalement aux voix qui la remettent en question, en particulier lorsque ces voix proviennent des anciennes colonies et sont incarnées par des jeunes.

Vous savez, si nous devions disséquer et examiner de près les déclarations faites contre Rhodesmustfall, les étudiants, moi y compris, étaient rejetés non pas en raison de nos arguments réels, mais nous étions dépeints comme irascibles, stupides, imperméables à la raison, indignes d’une considération sérieuse. Le vent a quelque peu tourné en 2020 lors des manifestations « Black Lives Matter », en partie parce qu’une prise de conscience raciale était en train de se produire dans le monde entier, forçant la Grande-Bretagne à commencer à reconsidérer ces questions.

Il y a là quelque chose d’à la fois encourageant et désolant. Cela montre qu’il y a une sorte d’exigence, une réactivité à ce qui se passe ailleurs dans le monde, avant même que certaines des critiques que nous avions formulées en interne à Oxford soient prises au sérieux. Mais encore une fois, je pense que c’est ainsi que l’histoire se déploie. Il y a ces moments qui éclatent au grand jour et que nous saisissons pour souligner des exemples d’injustices quotidiennes et structurelles, en particulier en ce qui concerne le racisme et les conséquences du colonialisme.

Tout ce qui peut faire avancer le débat est important. C’est pourquoi je considère que le travail que Rhodesmustfall a commencé en 2015 et qui a reçu un coup de pouce en 2020 fait toujours partie intégrante d’un projet de décolonisation en cours et inachevé.

par Igor Martinache & Jules Naudet, le 19 janvier

Pour citer cet article :

Igor Martinache & Jules Naudet, « Les fantômes de la colonisation. Entretien avec Simukai Chigudu », La Vie des idées , 19 janvier 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Les-fantomes-de-la-colonisation

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