Dans Le prix de la démocratie, Julia Cagé analyse les modalités de financement de la vie politique dans plusieurs pays, y compris la France. En construisant une base de données regroupant des informations sur les financements de plusieurs mouvements et partis politiques, elle dresse un panorama des modalités actuelles du financement de la démocratie à l’échelle internationale. Deux grands constats s’imposent à la lecture de l’ouvrage, au-delà des différences substantielles entre pays : 1) le financement actuel de la démocratie tend à perpétuer et renforcer le déficit de représentation de certains groupes ainsi que leur invisibilité politique. Dans tous les États démocratiques étudiés, le poids des plus riches dans le financement de la vie démocratique est très élevé. 2) Pour agir, l’un des terrains de luttes et d’affrontements les plus importants est celui de la fiscalité. D’actualité, dites-vous ?
Tendances oligarchiques ?
Si le livre peut nous aider à penser la situation politique française actuelle, c’est en partie parce que Cagé nous invite à prendre nos distances à l’égard d’une simple célébration de la « bonne santé d’une ‘démocratie à la française’ bien loin des dérives américaines » (p. 67). De fait, aux États-Unis les sommes investies dans les campagnes donnent le vertige : les entreprises peuvent financer massivement des causes via les Political Action Committees (PACs) et les politiques publiques avantagent massivement les plus fortunés. Tout cela a même conduit les politologues Gilens et Page à conclure que les États-Unis correspondaient de facto à une société oligarchique [1]. Les dérives états-uniennes sont donc bien réelles. Mais dans tous les pays étudiés par Cagé, y compris la France et le Canada, la dynamique est similaire : les préférences des riches sont systématiquement satisfaites alors que celles des classes populaires sont mises de côté, sauf rare et heureuse harmonie entre les deux. C’est ce que Gilens et Page qualifient de « démocratie par coïncidence », dans laquelle les préférences des classes populaires ne sont prises en compte que si elles se trouvent, pour diverses raisons, coïncider avec celles des plus aisés.
Il est vrai que la France se caractérise par une politique de plafonnement de dons (ainsi les dons de personnes privées aux partis ou regroupements sont plafonnés à 7500 euros) et par l’interdiction faite aux personnes morales (dont les entreprises) d’y avoir recours. Mais ce que montre Cagé, c’est que de telles mesures n’éliminent pas tout rapport problématique entre argent et politique. Surtout, elle montre les effets pervers des mesures fiscales structurant le financement de la vie politique française. L’auteure prend l’exemple d’un individu disposant d’un revenu annuel (imposable) de 100 000 euros et donnant 7500 euros. L’État va déduire 66% de cette somme de ses impôts, soit 4950 euros, pour un don qui coûtera en réalité 2550 euros. Pour un citoyen touchant 9700 euros par an (seuil minimum à partir duquel est célibataire est imposable), un don de 7500 euros lui revient réellement à 7500 euros. Bref, le système de financement est à l’avantage des plus fortunés qui voient leurs contributions subventionnées par la force publique.
Afin de rénover notre démocratie, Cagé fait trois propositions ambitieuses : 1) une limitation drastique du financement privé de la démocratie (limite fixée à 200 euros par année) ; 2) la mise en place de « bons pour l’égalité démocratique » (BDE) afin de renouveler le financement des partis et des mouvements politiques. Chaque citoyen, au moment de sa déclaration d’impôts, pourra choisir le parti ou mouvement qui bénéficiera de son « bon », soit un montant annuel de 7 euros d’argent public ; 3) l’établissement d’une Assemblée de la mixité sociale, dans laquelle un tiers des sièges seraient réservés à des « représentants sociaux », élus sur des listes représentatives de la réalité socioprofessionnelle de la population.
De manière plus générale, Le prix de la démocratie documente les dysfonctionnements des démocraties en contexte de croissance des inégalités. Ainsi, le travail de Cagé se situe dans la continuité de celui de chercheurs comme les politistes Gilens et Page, les juristes Richard Halen et Larry Lessig ou encore de l’économiste Thomas Piketty, qui tous ont analysé à leur manière l’émergence de ce qu’il faut bien qualifier de tendances oligarchiques dans les démocraties libérales [2]. La richesse et l’étendue de ces travaux sont telles qu’on serait tenté de parler de la constitution d’un champ d’études à part entière (les « oligarchy studies » ?).
Pour une régulation du financement de la vie démocratique
Si l’ouvrage représente un travail empirique d’envergure, il nous fournit aussi les clés d’un argument normatif visant à justifier une régulation plus agressive du financement de la démocratie. Cagé nous offre en effet des outils pour invalider un certain nombre d’arguments anti-régulation. Mentionnons-en deux.
Un premier argument consiste à dire que dépenser de l’argent pour financer des partis politiques représente une forme de discours politique, une prise de parole tout à fait légitime qu’on ne saurait restreindre par des lois. Ainsi, limiter la capacité individuelle de financer la vie politique serait incompatible avec un engagement sérieux en faveur de la liberté d’expression. C’est l’argument du « money is speech », qui occupe une place de choix dans l’imaginaire politique américain, étant donné la place de l’argent en politique et l’engagement flirtant parfois avec le fétichisme en faveur de la liberté d’expression.
L’argument, rapidement évoqué et disqualifié par Cagé comme « libertarien », est à la fois puissant et troublant. Il est puissant, car il mise sur certaines intuitions fortes et largement partagées sur la liberté d’expression. Il est troublant, car il semble conduire à une forme brutale d’exclusion politique de groupes désavantagés, ainsi qu’à une conception nécessairement appauvrie du débat politique.
Notons que Cagé accepte les prémisses de cet argument tout en en refusant la conclusion. En effet, dans Le prix de la démocratie, l’argent est traité très sérieusement comme une forme de discours politique, dont il serait même l’une des formes les plus influentes. Cagé nous rappelle que notre vote a un prix, que les dépenses politiques se traduisent en votes, en satisfaction de préférences données ainsi qu’en politiques publiques concrètes, que le financement de la démocratie est un enjeu crucial, mais souvent négligé ; bref, que les liens entre argent et politiques sont inextricables. Mais elle refuse la conclusion « libertarienne ». Il existe des raisons légitimes de réglementer la façon dont les citoyens « parlent » avec leur argent.
Pour défendre une telle thèse, il faut d’abord se débarrasser de la soi-disant neutralité de contenu de l’argent. En effet, l’argument du money is speech gomme la charge politique des dons, comme si l’argent ne favorisait aucun contenu politique en particulier. Or, comme le montre Cagé, dans la plupart des pays étudiés, il y a non seulement inégalité flagrante entre les donateurs, mais aussi entre les bénéficiaires. Les partis de droite tendent à recevoir plus. Un système dérégulé favorise donc une parole de droite.
Une autre réponse, souvent négligée, mais soulignée par Cagé, est la suivante : si l’argent représente une forme de discours politique, c’est alors cela que nous devons redistribuer si nous prenons l’égalité politique au sérieux. De ce point de vue, une politique de redistribution économique est donc justifiée au nom de l’égalité politique.
Un autre argument anti-régulation consiste à dire que les dons aux partis politiques ne représentent qu’une forme de consommation idéologique. Plus qu’un investissement en vue d’un retour, les dons ne sont qu’une manière parmi d’autres d’étaler sa richesse. C’est l’équivalent politique de la consommation ostentatoire. Bref, oui, l’argent est bel et bien une forme de discours politique, mais celui-ci est somme toute assez bénin. Il ne permet pas en tant que tel aux donateurs de s’assurer que leurs préférences soient nécessairement prises en compte.
C’est l’argument avancé par Stephen Ansolabehere, John M. de Figueiredo et James M. Snyder Jr. dans leur influent article « Why so Much Little Money in U.S Politics ?” [3]. Ceux-ci soutiennent en effet que si l’argent conduisait de facto à la satisfaction des préférences politiques des riches, en particulier dans un environnement politique dérégulé comme celui des États-Unis, nous devrions alors admettre qu’il n’y a pas trop d’argent en politique, mais pas assez. Ils en concluent alors que l’argent dépensé en politique ne peut qu’obéir à une logique de consommation idéologique. Les plus riches donnent, dans une logique de compétition distinctive, pour le prestige, ou encore dans une logique de confirmation, pour sceller leur appartenance à l’élite.
À bien y penser, cette ligne argumentative a un avantage : elle écarte dès le départ l’apparente neutralité de contenu de l’argent. En effet, si l’argent dépensé en politique est une forme de consommation ostentatoire, alors il n’est pas neutre, son contenu correspond à celui d’un discours bien spécifique : celui des riches. La neutralité de l’argent s’évapore donc et la réalité de l’inégalité économique rejaillit. Car, bien sûr, les classes populaires ne peuvent même pas imaginer de telles modalités ostentatoires de participation politique.
Mais ce que montre Cagé, c’est bien que l’argent en politique n’est pas que de la consommation idéologique. Au contraire, son introduction va de pair avec la capture du jeu électoral par le poids de l’argent et ce, même lorsque les sommes ne sont pas gargantuesques. Les dons aux partis ne sont pas neutres, notamment au-delà d’un certain montant, et favorisent concrètement certains intérêts. Car on peut légitimement supposer que les grands donateurs ont tendance à favoriser des partis qui mettront en place des politiques plus conservatrices, notamment d’un point de vue fiscal. Et ils maintiendront la stratégie fiscale qui leur permet d’exprimer leurs préférences politiques en cédant une partie de la facture à l’ensemble des contribuables. Enfin, cette capture se reflète dans les « politiques publiques qui sont chaque jour mises en œuvre et qui, à l’image de la flexibilisation à l’extrême du marché du travail ou des multiples cadeaux fiscaux faits aux plus riches, ne traduisent que les préférences des plus aisés, contre les préférences de plus modestes » (p. 329).
Ainsi, l’argent n’est pas à associer à une pratique discursive parmi tant d’autres, qui favoriserait pléthore de points de vue variés. En tant que discours, l’argent tend à favoriser concrètement ceux qui en ont. Il n’est donc (1) ni neutre (2) ni sans effet.
Cagé nous suggère de délaisser la théorie de la « consommation idéologique » au profit d’une théorie du « retour sur investissement ». Elle propose alors de résultats similaires à ce que Gilens et d’autres ont obtenu : l’argent a un poids réel en démocratie, un poids beaucoup trop lourd.
Quelle théorie démocratique ? Délibération, corruption et égalité politique
Quelle est la théorie normative de la démocratie qui nous aiderait à penser avec Cagé ? Trois types de considérations peuvent ici retenir notre attention.
On pourrait d’abord évoquer le vocabulaire de la démocratie délibérative. Pour les démocrates délibératifs, les sources de la légitimité démocratique sont à tirer de la délibération publique, comprise une pratique « d’échanges de raisons » au sein d’espaces publics multiples et inclusifs. C’est en délibérant entre eux que les citoyens d’une communauté démocratique peuvent donner un sens et une légitimité à leur devenir commun. La démocratie délibérative a donc une importante dimension épistémique, c’est-à-dire qu’elle se caractérise par un souci constant pour la qualité de nos débats démocratiques, pour la capacité de ces derniers à nous rapprocher du « vrai » et à nous éloigner toujours plus du règne de l’ignorance.
Cagé semble être favorable à une telle approche, notamment en raison de ses travaux précédents sur les médias et de son scepticisme à l’égard de la prise de parole populiste. En effet, notre « crise » démocratique est (en partie) une crise de la parole démocratique, et une prise de parole plus près des idéaux délibératifs constitue peut-être le remède idéal. Cagé veut manifestement des institutions démocratiques « intelligentes », et loue les travaux d’Hélène Landemore sur la capacité des institutions délibératives à produire de la « sagesse collective ».
Or, d’un point de vue délibératif, nos préférences politiques ne doivent pas être vues comme « figées », elles doivent être constamment interrogées, évaluées, critiquées. Et surtout, elles ne doivent pas être simplement promues via un médium aussi pauvre que l’argent. Elles doivent subir le test d’un échange constant au sein d’un espace public vibrant.
Il y a donc une féconde critique délibérative du financement de la vie démocratique qui se profile, et qui aurait pu être développée par Cagé. Mais la justification de propositions comme l’Assemblé mixte et les BED ne saurait être fondée que sur ces considérations délibératives (notamment épistémiques).
S’agit-il alors de diagnostiquer une corruption de la démocratie ? C’est une option crédible étant donné l’invocation par Cagé des travaux de Lawrence Lessig et d’autres. Car, il faut bien l’admettre, le lien quasi automatique entre dons et satisfaction des préférences politiques ressemble à ce qu’on qualifie généralement de corruption de type quid pro quo, c’est-à-dire de type « argent-contre-faveurs ». Mais les théoriciens, comme Lessig, de la « corruption institutionnelle » attirent notre attention moins sur ce type de corruption « individuelle » que sur le détournement des institutions démocratiques par l’influence privée de l’argent. C’est la corruption au sens des Anciens, au sens d’une déliquescence des institutions qui n’arrivent plus à réaliser leur télos.
Une telle conception semble sous-jacente au raisonnement de la Cour suprême des États-Unis dans l’arrêt Austin v. Michigan Chamber of Commerce (1990), qui maintenait une loi interdisant aux entreprises d’utiliser leurs ressources financières pour appuyer un candidat aux élections (arrêt renversé vingt ans plus tard par la décision Citizens United). Comme le faisait remarquer Ronald Dworkin, en nous mettant en garde contre les « dangers de la corruption », la Cour ne renvoyait pas aux formes classiques de corruption comme échange de faveurs, mais à une « autre forme de corruption », celle des institutions démocratiques.
Cagé peut tout à fait attirer l’attention sur ces différentes formes de corruption. Mais il y a plus, car, encore une fois, une focalisation sur la corruption ne suffit pas à justifier ses propositions.
Il est à noter que dans le contexte états-unien, le langage de la corruption est aisément mobilisé parce qu’il semble quasi impossible d’utiliser politiquement celui de l’égalité. Bref, la « corruption » suscite l’indignation et motive à l’action, l’égalité est « socialiste ». Mais cela est problématique, et, heureusement, peut-être en train de changer. Selon Hasen par exemple, cette « autre forme de corruption » dont parle la Cour dans Austin ne renvoie pas qu’aux effets corrosifs de l’argent sur le congrès et les élections, mais tout simplement à ses effets ravageurs sur l’égalité politique entre citoyens [4].
C’est donc le langage de l’égalité qui doit être mobilisé, et il est à espérer qu’une telle chose soit encore possible dans le paysage politique français. Comme le note Cagé d’entrée de jeu, la démocratie est promesse d’égalité (p. 37), mais celle-ci est mise à mal par le système de financement de la vie politique. Ici, on pourrait penser à Rawls qui mettait au cœur de sa théorie de la justice sociale les libertés politiques égales pour tous. Et pour lui, c’est la valeur de ces libertés politiques égales pour tous qui se trouve diminuée lorsque « ceux qui possèdent de plus grands moyens privés ont le droit d’utiliser leurs avantages pour contrôler le cours du débat public » [5]. Ainsi, il ne s’agit pas de déplorer le déficit de participation des classes populaires aux élections, aux débats publics ou à la vie des partis politiques, ce qui suggère que les libertés politiques égales sont « déjà là », mais mal utilisées. Non, ce qui est troublant est le fait que ces activités, lorsqu’elles sont menées par de larges pans de la population, se trouvent dévalorisées au sein de dynamiques politiques marquées par le sceau de l’inégalité économique, telles que celles qu’étudie J. Cagé.
C’est pourquoi l’un des grands défauts de nos sociétés démocratiques continue d’être leur incapacité à assurer ce que Rawls appelle la juste valeur des libertés politiques égales pour tous et à mettre en place les mesures nécessaires de corrections. Les BED constituent l’une de ces mesures de correction. Mais plus encore, le projet d’Assemblée mixte paraît prometteur. Car la dévalorisation des libertés politiques pour certains s’explique par les dynamiques représentatives actuelles, le déficit de représentation étant « moins choisi que subi » (p. 415), pour reprendre les mots de Cagé. Ainsi, comme l’a soutenu la philosophe Anne Philips, les espoirs mis dans la représentation uniquement « par les idées », sans être vains, ont déjà rencontré plusieurs obstacles. Il est peut-être temps de tester une « politique de la présence » afin que les classes populaires puissent véritablement exister politiquement, en étant présentes à l’Assemblée [6]. La mesure est peut-être « radicale », selon Cagé elle-même, mais elle serait à la hauteur d’un véritable engagement en faveur de l’égalité politique.
Julia Cagé, Le prix de la démocratie, Paris, Fayard, 2018, 464 p., 23 €.