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Recension Société

Les dominés de l’audit

À propos de : Sébastien Stenger, Au cœur des cabinets d’audit et de conseil. De la distinction à la soumission, Puf


par Gaëtan Flocco , le 9 mai 2019


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Comment expliquer la « servitude volontaire » qui règne dans les cabinets d’audit ? Une enquête menée auprès de leurs salariés montre que la cause est à chercher dans l’esprit de compétition et le culte de l’élitisme.

Le livre de Sébastien Stenger traite de la soumission au travail des salariés des cabinets d’audit et de conseil. Ces groupes d’envergure internationale, également appelés « big four », détachent leurs salariés dans d’autres entreprises afin de fournir des services (en audit, conseil juridique, etc.). L’auteur part d’un constat paradoxal : comment expliquer que les auditeurs s’investissent autant dans leur activité quotidienne, en réalisant de longues journées, et en subissant des niveaux de pression élevés ? Sur quoi repose leur soumission à l’organisation et aux objectifs de leur entreprise ? En écho à ce questionnement, S. Stenger explique que les salariés de ces cabinets se démènent à ce point principalement en raison de la compétition qui y règne. D’un point de vue organisationnel, celle-ci est instaurée par le système « up or out », c’est-à-dire l’obligation d’être performant et de progresser dans la hiérarchie des statuts d’une année à l’autre, sous peine de devoir quitter l’entreprise. Du point de vue des individus, cette compétition est intériorisée par des processus subjectifs d’adhésion à ce système, qui se traduisent par une volonté à la fois de distinction entre les différents auditeurs et d’identification à une élite.

Une enquête ethnographique et interactionniste

Primé par le prix « Le Monde » de la recherche universitaire, le livre de S. Stenger est issu de sa thèse de doctorat. Bien qu’inscrite dans les sciences de gestion, cette thèse s’est largement appuyée sur une démarche ethnographique. L’auteur a mené une observation participante dans le cadre d’un stage de trois mois au sein du département « audit » d’un cabinet de conseil appartenant aux « big four ». Il a également réalisé plus d’une quarantaine d’entretiens avec différents profils de salariés des cabinets d’audit de la place de Paris. Parmi les nombreuses références mobilisées, on trouve l’interactionnisme symbolique qui conçoit les individus capables de s’adapter aux contraintes de leur environnement professionnel et d’élaborer des stratégies. Ce cadre théorique entre en cohérence avec l’enquête en immersion menée au plus près des interactions sociales. Cela étant, on trouve aussi nombre de références à Thorstein Veblen et Pierre Bourdieu, permettant d’éclairer les logiques symboliques de hiérarchisation et de distinction qui règnent dans cet univers.

Une compétition orchestrée, intériorisée et vécue différemment

Pour exposer ses résultats de recherche, le livre se structure en trois grandes parties. La première partie porte sur les contraintes organisationnelles qui pèsent sur les auditeurs : la nécessité d’acquérir des savoirs techniques pointus (notamment en comptabilité), de posséder des qualités commerciales et relationnelles, ou encore, de respecter le système « up or out  ». Ce dernier suppose que les auditeurs cultivent une « vie courtisane » faite de réseaux et d’alliances, les obligeant « à se faire les entrepreneurs de leur propre réputation » (p. 101). La deuxième partie, qui revêt probablement un statut clé dans le livre, aborde les représentations qui rendent légitime l’ensemble de ces contraintes, en particulier celles générées par le système « up or out  ». L’auteur y développe les différentes raisons d’agir des auditeurs, comme la progression de carrière, l’intérêt pour le métier ou encore la rémunération. Surtout, l’auteur expose la raison d’agir la plus présente dans le discours de ces auditeurs qui aspirent à se distinguer socialement en appartenant à une élite. Ils adhèrent à ces logiques de distinction de statuts à l’aide d’un éthos du travail que l’auteur qualifie d’agonistique. Les auditeurs possèdent ainsi des représentations et des croyances en phase avec le fonctionnement hypersélectif de l’organisation, produisant des formes de jugement du travail des personnes qui légitiment les hiérarchies. Un tel éthos varie selon la position des cabinets d’audit dans l’espace des affaires, variation illustrée à l’aide d’une comparaison à l’éthos des salariés des banques d’affaires et des cabinets en stratégie d’entreprise (les « big three  »). Cette partie s’achève sur l’analyse des origines de cet éthos agonistique. Elles plongent leurs racines dans la socialisation scolaire poursuivie en écoles préparatoires et en école de commerce, et plus précisément, dans la culture du travail, de l’urgence, et de l’évaluation permanente qu’elles instillent. La troisième partie analyse comment les auditeurs vivent différemment le déroulement incertain de leur carrière – les fameuses carrières morales construites en fonction des performances individuelles – et en particulier, les sorties de carrières. L’auteur identifie trois idéaux-types d’auditeur : ceux qui subissent l’échec et le vivent très mal ; ceux qui prennent de la distance grâce à des ressources qu’ils puisent à l’extérieur du cabinet ; puis ceux qui changent de valeurs et ne se reconnaissent plus dans la compétition.

Une plongée éclairante au cœur du monde de l’audit

D’une lecture agréable et fluide, le livre se présente comme une démonstration qui sous-pèse différentes hypothèses, se dénouant au fur et à mesure de sa progression. À la fin de chaque partie, des « propos d’étapes » résument les grandes idées et font office de transitions. L’ouvrage possède également l’avantage d’éviter le jargon théorique, la conceptualisation à outrance, clarifiant et rendant accessible une réalité complexe. Il convoque pour cela de nombreux extraits d’entretiens toujours parlants et pertinents. Comme le titre du livre l’indique, le lecteur est plongé au cœur des cabinets d’audit. On doit cela à l’avantage de la position de l’auteur, en tant qu’ancien étudiant de HEC, stagiaire dans l’un de ces cabinets, et donc ayant une connaissance précise à la fois des aspects professionnels et organisationnels formels, ainsi que des dimensions plus informelles et moins visibles. On obtient des données relativement difficiles à saisir lorsque l’on s’en tient à une enquête classique où le chercheur demeure à l’extérieur du terrain étudié. Les chapitres consacrés aux auditeurs comme entrepreneurs de leur propre réputation, faisant apparaître les logiques d’alliances et de réseaux, de jugements par les pairs et de hiérarchisation sont exemplaires d’un tel effet de révélation. Ces données forment le substrat – sans doute concentré de manière exacerbée dans les cabinets d’audit – que l’on peut retrouver dans bien d’autres milieux, y compris du secteur public, à l’image du monde académique.

Une critique nuancée de la domination capitaliste

Ces résultats éclairants sont le fruit d’une enquête ethnographique qui possède une réelle portée critique, même si le mode d’écriture n’a pas insisté sur l’explicitation d’une telle critique. De fait, S. Stenger met au jour les mécanismes à la fois objectifs et subjectifs d’intériorisation de la servitude et de la soumission à la domination capitaliste, bien qu’il récuse l’existence de cette dernière à plusieurs reprises. Il s’agit d’une critique tout en nuance qui est menée ici. Le livre s’emploie certes à faire ressortir les tendances lourdes et transversales aux différentes catégories de salariés, ce qui paraît indispensable, tout en tenant compte des différenciations sociales : celle de genres, la distinction entre les dispositions stratégiques des auditeurs et celles plus techniques ou professionnelles, la comparaison avec les banques d’affaires, ou bien les différentes manières dont est vécu l’échec. L’appréhension d’une telle complexité s’applique également aux motifs de l’action que le livre passe bien en revue. Quand bien même la logique de compétition prime, elle n’exclut pas l’effet des carrières, de la rémunération, de l’intérêt pour le travail, ou encore de la contrainte du rapport salarial qui s’incarne dans le système «  up or out  », même si ce dernier nécessite également d’être légitimé et intériorisé. On saisit donc bien la dimension multifactorielle de cette soumission. Ces différents apports que constitue l’ouvrage soulèvent également certains questionnements.

Des auditeurs affranchis de l’emprise gestionnaire… ?

Le positionnement de S. Stenger au regard de certaines analyses suscite une première interrogation. Dans son introduction, il indique vouloir se démarquer des recherches qui ont montré de quelle manière l’idéologie managériale exerçait une emprise sur la subjectivité des travailleurs, produisant de la « servitude volontaire ». Pourtant, n’est-ce pas également dans cette perspective que l’auteur se situe ? Ne peut-on pas notamment considérer que le système « up or out  » relève d’un dispositif de mobilisation managériale, et par conséquent d’un outil de gestion destiné à susciter l’adhésion des auditeurs et donc à rendre plus efficace la domination dont ils font l’objet ? En fin de compte, l’auteur ne décrit-il pas lui aussi la manière dont se fabrique cette « servitude volontaire », à la fois grâce à l’existence de ce système gestionnaire orchestrant la compétition, l’adhésion aux contraintes via un éthos du travail et une socialisation scolaire correspondante ? En d’autres termes, pourquoi ne pas considérer que le système « up or out  » fait partie des contraintes normatives, nécessitant le respect d’une certaine discipline et générant de la domination ? Il n’y a pas véritablement de contradiction, ou d’incompatibilité entre l’analyse de S. Stenger et les travaux démontrant la domination managériale, mais plutôt une continuité, voire une proximité.

… et pleinement clairvoyants ?

Dans le prolongement de cette première interrogation, une autre se pose au sujet des notions de croyances et de représentations. Toujours dans l’introduction, S. Stenger précise que « les membres de ces cabinets refusent d’être réduits à des “idiots culturels” (Garfinkel, 2007), manipulés et mystifiés par un discours managérial dont ils subiraient la domination et l’inculcation sans s’en rendre compte » (p. 20). Il est vrai que l’ouvrage met en évidence les critiques et le mécontentement d’auditeurs loin d’être dupés par les logiques d’exploitation à l’œuvre dans les cabinets. Cela étant, il définit aussi la notion d’éthos social comme « un ensemble de croyances et de représentations » (p. 181) et parle même de « crédentialisme » (p. 207) à propos de la croyance en l’effet méritocratique de l’accumulation de diplômes. Cette logique symbolique, affective, de compétition ne constitue-t-elle pas dès lors une forme de manipulation idéologique qui n’est certes pas absolue, mais dont l’efficacité est en grande partie avérée par l’enquête ?

Raisons d’agir non-utilitaires versus motifs d’action utilitaires ?

Enfin, un autre questionnement apparaît à la lecture du livre. Il vise l’opposition érigée par S. Stenger entre des motifs qualifiés d’« utilitaires extrinsèques » (telles la carrière, la rémunération) et un motif considéré comme non-utilitaire et intrinsèque, celui de la course à la performance et à la compétition. Pour l’auteur, ce second type de motif, qu’il qualifie aussi de symbolique et social, se suffirait à lui-même pour mobiliser les auditeurs, en étant déconnecté des raisons économiques. Pourtant, les motifs d’action utilitaires ne sont-ils pas eux aussi d’ordre symbolique et social ? À l’inverse, la recherche de prestige social est-elle si non-utilitaire que cela ? L’importance accordée à la valorisation de soi-même ne fait-elle pas écho en quelque sorte à la prégnance de la valorisation économique dans notre société ? En définitive, la recherche de prestige social n’est-elle pas liée au fait que les individus ont intimement conscience qu’elle peut, tôt ou tard, se convertir en valeur économique ? D’ailleurs, S. Stenger semble lui-même le reconnaître lorsqu’il rappelle que « ce qui définit davantage le groupe d’appartenance auquel aspire l’auditeur est sa dimension élitiste, le privilège d’accéder aux sphères de pouvoir d’un point de vue économique et symbolique » (p. 129) ou encore que « le système “up or out” crée des dénivelés spectaculaires de réputations afin d’allouer de manière différenciée le prestige et les rétributions » (p. 185). Autant d’interrogations importantes, théoriques mais aussi politiques, que ce livre passionnant et stimulant a le mérite de faire émerger.

Sébastien Stenger, Au cœur des cabinets d’audit et de conseil. De la distinction à la soumission, Paris, Puf, 2017. 278 p., 26 €.

par Gaëtan Flocco, le 9 mai 2019

Pour citer cet article :

Gaëtan Flocco, « Les dominés de l’audit », La Vie des idées , 9 mai 2019. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Les-domines-de-l-audit

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